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– Mais putain, les mecs, quelles belles bécanes, là-dehors ! fait une voix joviale et profonde venant de la porte. Dites, vous êtes plutôt rupins, non ?

Un homme massif dont je reconnais vaguement la tête entre en trombe et m’écarte pour se mettre devant moi. Il me fait un clin d’œil en passant.

– Lemmer, mon pote, mais je te cherche partout ! s’exclame-t-il, comme s’il s’adressait à une vieille connaissance.

Je fouille ma mémoire, et je le retrouve : c’est Diederik Brand, un fermier des environs. Je le contourne pour aller régler son compte à Gris-Acier. Le Balaise commence à se lever.

En me voyant, Emma reprend ses esprits.

– Lemmer, non ! coupe-t-elle.

Diederik pose sur mon épaule une main large et ferme. Sa voix est douce, apaisante :

– Tu ne vas pas faire ça.

Il se tourne vers la table des motards.

– Messieurs, dites-moi donc un peu ce qu’une de ces demoiselles là-dehors peut coûter ! leur lance-t-il tout en me pilotant vers la porte.

Emma comprend son intention et se dépêche de prendre mon autre bras. Je sens sa main fraîche sur ma peau.

– Eh bien, 220.

Le Rat répond à la question du fermier d’une voix rendue aiguë par la tension.

– C’est-à-dire, sans les extras…

Diederik et Emma m’amènent jusqu’à la porte, mais mon regard reste vissé sur Gris-Acier, qui a flairé le danger et détourne les yeux.

– Incroyable !… poursuit Diederik, enthousiaste. Quelles mécaniques !… Superbes !

Et voilà, nous nous retrouvons dehors.

– C’est pas ça que tu veux, me dit-il doucement.

Emma me tire toujours vigoureusement par le bras.

– Je n’aurais pas dû me mettre en colère, dit-elle. J’aurais dû les ignorer.

– Non, dis-je, en me débattant à nouveau pour rentrer dans le bistrot.

– Lemmer, assez ! dit Diederik Brand vivement.

Je le regarde, et je vois ses deux fossettes, son sourire apaisant.

J’arrête.

– Écoute, dit-il. Ça te dirait des fois de sauver les deux derniers rhinos noirs du Zimbabwe ?

Comme si, en l’occurrence, la question était on ne peut plus pertinente.

 

Je sais seulement deux choses au sujet de Diederik Brand : que c’est un gros propriétaire qui travaille quelque part entre la rivière Sak et les monts du Nuweveld, et qu’en entendant son nom les gens de Loxton disent : « Ah… ce Diederik ! » en riant et en secouant la tête, comme s’il s’agissait d’un fils bien-aimé mais malheureusement impossible.

Je le connais de vue : un bras hirsute qui salue à travers la vitre baissée d’un pick-up. À l’heure qu’il est, il est assis dans ma salle de séjour sur le canapé en cuir qui m’a été offert par Emma pour faire la paix : elle avait fait un tonneau avec mon pick-up Isuzu dans le virage avant Jakhalsdans.

On est rentrés chez moi avec Diederik. Lui et Emma m’ont fait comprendre que ces motards à la con ne valaient vraiment pas la peine qu’on fasse attention à eux. Alors, je suis resté là à l’écouter, Brand, pendant qu’une partie de mon esprit est encore à la Grenade rouge, distribuant des punitions.

Il est grand, Brand : la cinquantaine, les épaules larges, le visage hâlé typique des gens du Karroo. Des cheveux noirs grisonnants bouclent sur ses oreilles et sur le col de sa chemise kaki bien repassée. Il porte une moustache militaire. Autour de ses yeux, des plis espiègles indiquent que c’est un rieur. Il a un charme naturel, à la fois engageant et sans prétention. Penché vers nous, les coudes sur les genoux, il nous raconte avec brio une histoire passionnante. Il s’agit d’une urgence. Emma l’écoute, subjuguée.

– Ça fait deux ans que nous essayons par tous les moyens de mettre la main sur des rhinos noirs, explique-t-il. C’est difficile. Il est à peu près impossible d’obtenir une autorisation : il y a une liste d’attente longue comme le bras. Et puis il faut un agrément, avoir assez de terre et l’habitat qui convient… et accepter de s’engager dans un programme d’élevage. Les parcs nationaux sont prioritaires, évidemment. Ces dernières années, la Zambie a obtenu les dix spécimens disponibles. Depuis 98, on considère que cette espèce a virtuellement disparu. Ça coûte cher, un rhino noir ; il faut compter environ un demi-million de rands la pièce. Mais il va bien falloir qu’on se débrouille… Autrefois, il y en avait ici, au Karroo, de ces rhinos : ils étaient indigènes.

Il marque une pause. Emma voudrait dire quelque chose, mais il reprend :

– Eh bien voilà, comme j’en ai cherché un peu partout, dans le secteur tout le monde sait que je suis acquéreur… Alors, il y a à peu près trois semaines, un type m’appelle, du Zimbabwe. Il a bossé autrefois dans les services de protection de la nature, mais il a été évincé par les nervis de Mugabe. Maintenant, il est dans le privé, il s’occupe des safaris, dans le parc Chete. Toujours est-il qu’il m’appelle et me dit qu’il a mis la main tout à fait par hasard sur un mâle et une femelle, du côté de la rivière Sebungwe, légèrement au sud de Kariba. Mais les bêtes sont terrorisées, déchaînées, très agressives, elles ne se laissent pas approcher. Il m’explique que si on ne parvient pas à les sauver elles seront fatalement tuées, pour les cornes… D’accord, moi je veux bien, mais comment faire ? Là-bas, on n’a plus d’argent pour la sédation et le transport… En revanche, si moi, je couvre ces coûts, il pourra leur faire passer la frontière en contrebande et je n’aurai plus qu’à venir les chercher… Eh oui ! Mais… il y a un mais : ce n’est pas si simple que ça. De la Sebungwe à la frontière sud-africaine, il y a 700 bornes de route. Et il faut faire gaffe aux barrages routiers. Bref, ça demanderait évidemment un gros sacrifice de leur part, mais pour nous tous il s’agirait…

Il s’arrête tout d’un coup et regarde par la fenêtre. Le bruit d’un avion se rapproche, de plus en plus fort. Diederik Brand hoche la tête, comme s’il l’attendait.

Notre petit bourg endormi s’agite comme une termitière en ce samedi matin.

– Monsieur Brand, une tasse de café ? propose Emma, saisissant l’occasion.

Quant à moi, je me demande en quoi cette histoire peut me concerner.

– Appelez-moi Diederik, dit Brand. Non, Emma, merci… Non, le problème, c’est que nous n’avons pas le temps.

Il prend le dossier noir qu’il a déposé en entrant sur le coffre qui me sert de table basse, l’ouvre et se met à feuilleter les documents.

– Voilà, la première chose que j’ai faite a été de parler aux services de notre ministre ; ça ne sert à rien d’arriver à la frontière avec des animaux qu’on ne peut pas importer. Aux Affaires environnementales, on a été très sympa, sans doute parce que ces gars-là se sentent coupables au sujet du Zim : vous voyez ce que je veux dire ?… Mais pour eux, c’est quand même un problème, car nous n’aurons pas de certificat d’origine ni de permis d’exportation… Bref, ce serait de la contrebande. On peut tourner l’affaire comme on veut, ça ne changera rien.

Il sélectionne un document qu’il pose solennellement sur le coffre.

– Alors, il y a quelques trucs qui ont fait la différence et ont permis de surmonter tout ça. Le premier, c’est le fonds commun de gènes. En Afrique du Sud, il est petit, ce fonds : nos rhinos noirs descendent à peu près tous des troupeaux du Kwazulu et du Kruger. De ce point de vue, les animaux du Zim valent de l’or. J’ai dû signer un papier comme quoi la Protection de la nature aurait la première option sur la progéniture. Le deuxième, c’est que je suis loin de tout : il n’y a qu’une poignée de gens qui sauront que je vais élever des rhinos. Dont vous maintenant, et je vous demande de garder ça pour vous parce que les cornes valent par ici dans les 20 000 dollars le kilo, donc nous parlons de plus de 60 000 pour une seule corne, vous vous rendez compte, presque un demi-million de rands. Le troisième truc, c’est que j’ai de l’espace et que mes clôtures sont électrifiées. Voilà… (il tapote le document de son doigt massif) mon permis.

Il sort encore une feuille de son dossier.

– Et voilà une lettre du directeur qui confirme qu’on m’accorde une dérogation pour l’importation, car il s’agit d’une « urgence ».

Il fait un geste des doigts pour encadrer ce dernier mot de guillemets.

– Diederik… dis-je.

– Lemmer, je sais ce que vous allez me demander. En quoi tout ça vous concerne, n’est-ce pas ? Eh bien, je vais vous le dire. Vous connaissez Lourens Le Riche ?

– J’en ai entendu parler.

– Lourens est à Musina avec la bétaillère à gibier de Nicola. Cette nuit, il chargera les rhinos un peu à l’est de Vhembe, à la frontière zimbabwéenne, et puis il va falloir qu’il vienne jusqu’ici avec un chargement qui vaut une fortune – et là, je ne parle pas qu’en termes d’argent. Ça fait plus de mille cinq cents kilomètres, et si quelque chose arrivait…

Brand lance un regard entendu. Je mets un moment à comprendre.

– Vous voulez que je l’accompagne, c’est ça, non ?

– Lemmer, s’il vous plaît, l’ami ! (Comme si nous étions de vieux copains.) Je paie au prix fort, votre prix sera le mien.

D’après l’expression d’Emma, je comprends qu’elle estime que je dois aider à cette noble tâche.

– Diederik, ce n’est pas si simple…

– Tout est officiel, Lemmer. Pas de soucis.

– Ce n’est pas ça, le problème. Je suis sous contrat. Je ne peux pas travailler en indépendant.

– Qu’est-ce que vous voulez dire ?

– Je travaille pour une société du Cap : Body Armour…

– C’est votre travail de garde du corps ? Vous protégez tous ces riches, ces célébrités…

Dans le Haut-Karroo il n’y a pas de secrets, mais seulement des perceptions faussées. Je précise :

– Pour la plupart, ce sont des hommes d’affaires d’outre-mer…

– Mais là, vous n’êtes pas en service, non ?

– Diederik, j’ai signé avec Body Armour un contrat qui spécifie que je ne peux pas travailler en indépendant. Tout doit passer par eux.

– Ils prennent une commission, sans doute ?

– Exactement.

– Lemmer, écoutez… Comment vont-ils savoir ? Ce soir vous chargez, après-demain vous serez déjà de retour.

Comment lui faire comprendre sans l’offenser que ma loyauté vis-à-vis de Jeannette Louw, mon employeur, n’est pas négociable ?

– Je suis comme vous, Diederik. Moi aussi, je tiens à l’autorisation officielle.

Il me regarde en réfléchissant.

– OK, dit-il. Qui commande, là-bas ? Donnez-moi son téléphone.

– Qu’est-ce que ça va changer ? Musina est à une journée de voyage d’ici.

– Cet avion…

Du pouce, il indique la direction de l’aérodrome.

– C’est Lotter, ça. Il vous attend.

 

Il parle dix minutes, puis me passe le portable :

– Elle veut vous parler.

– Jeannette ?

– Contente de savoir que tu recrutes des clients toi-même désormais…

L’ironie habituelle dans sa voix rendue râpeuse par les Gauloises, suivie d’un seul « Ha ! » aboyé, signifiant qu’elle rit.

Je ne dis rien.

– Si tu veux ce boulot, je m’occupe des paperasses.

Est-ce que je veux ce boulot ? Il est près de chez moi. J’ai des questions, encore informulées, tout se passe trop vite, l’épisode des chevaliers aux Harley est trop proche. Et puis il y a la première loi de Lemmer : Ne pas s’impliquer. Et ici, il s’agit précisément de s’impliquer. Avec un fermier du coin, et sur un gros coup.

Jeannette interprète correctement mon silence.

– Tu en sais peut-être plus que moi. C’est à toi de décider…

Puis elle ajoute :

– C’est une bonne affaire, Lemmer. D’après sa voix, ce type, c’est un vrai mec. Et tu sais ce que c’est, avec la récession…

Oui, je le sais. Body Armour a vu son chiffre d’affaires diminuer de moitié en raison de la débâcle économique internationale. Ça fait deux mois que je n’ai pas gagné un seul centime.

Je regarde Emma ; de ses yeux elle me conjure. Comme Jeannette, elle est déjà une disciple de Diederik. Je pense au jeune Lourens Le Riche, étudiant et grand travailleur. Que dira le bourg si je le laisse tomber ? Je pense aux mensualités de mon pick-up Ford tout neuf, et à mon toit. J’entends le sifflement discret d’Oom Ben Bruwer annonçant après son inspection : « La charpente est pourrie. Il vous faudra une nouvelle toiture. »

Je soupire, profondément.

– Ça marche, dis-je.