Quand on étudie la traque, on doit aller dans des lieux où il est fréquent de rencontrer des animaux sauvages et souvent dangereux.
Flea Van Jaarsveld, dompteuse de rhinocéros…
Elle dirige d’une voix irritée et suffisante l’enlèvement de la bâche, comme si sa responsabilité dépassait notre pauvre compréhension. Les bras croisés, j’assiste en spectateur au déroulement des opérations ; elle me lance un coup d’œil désapprobateur : je ferais mieux de venir aider. Je constate que, vue de près, sa beauté n’est que relative. L’ensemble est plus impressionnant que le détail : les lignes de la bouche sont un peu mesquines, la mâchoire un rien molle. Ces traits pourraient paraître froids sans une petite imperfection à l’œil gauche, une encoche comme une larme dans la paupière inférieure, ce qui ajoute un soupçon de mélancolie qui adoucit le tout.
On enroule la bâche qui recouvre la benne du Bedford, révélant deux massives cages d’acier coincées l’une contre l’autre, séparées par quelques millimètres. On ne voit pas les rhinos, deux formes qui s’agitent derrière les barres d’acier, cachées par l’ombre.
– Il me faut de la lumière, ici, ordonne Flea, en indiquant les animaux.
Le jeune Swannie se transforme aussitôt en opérateur hyper-efficace, aboyant des ordres aux ouvriers.
Flea regrimpe dans la cabine du Bedford, concentrée et rayonnante d’assurance, en exhibant les muscles exemplaires de ses mollets. Elle en redescend avec une sacoche en cuir noir, du genre incommode que les médecins affichent comme symbole de leur état, et qui a manifestement pas mal voyagé. Elle la lance vers le haut du Bedford, prend appui sur la roue arrière et monte.
– Ça vient, cette lumière ?
– Tout de suite ! crie Swannie.
Elle consulte la montre massive qu’elle porte au poignet et en pousse quelques boutons. Swannie arrive au pas de gymnastique avec une torche de chasse dont le rayon balaye le ciel nocturne comme un projecteur de DCA et la lui tend.
– Monte ! intime-t-elle, tout en consacrant son attention à la sacoche ouverte.
Il s’exécute, souriant d’aise d’avoir été élu, et hoche la tête, enthousiaste.
Au même moment, je vois Lourens Le Riche à côté du Bedford, les yeux rivés sur Flea : une fascination sans bornes se lit sur son visage.
– Éclaire ici, dit la jeune femme à Swannie, en indiquant la première cage.
Elle sort une seringue et un petit flacon de liquide ; l’aiguille est courte et épaisse.
Je m’approche, pour voir. Le projecteur éclaire le premier animal : il a les yeux bandés ; un morceau de tissu sort d’une oreille et pendouille sur le bandeau ; la bête s’agite, trépignant sur le sol d’acier et cognant sa tête contre les barreaux. Sa peau est plus claire que ce que j’attendais d’un rhinocéros noir : d’un gris terne, sous la lumière vive de la lampe, elle semble fortement texturée ; le cou, le dos et la croupe sont parsemés d’excroissances purulentes rosâtres, d’un brillant humide, maladif.
– Foutre ! s’exclame Wickus Swanepoel, qui se tient à côté du Bedford. Mais qu’est-ce qu’elles ont, ces bêtes ?
Flea pompe du liquide du flacon avec la seringue.
– Dermatite nécrolitique suppurante.
– T’es vétérinaire ? demande Swannie respectueusement.
– Elles peuvent crever de ces ulcères ? demande son père.
– En général, ça s’accompagne d’anémie et d’infections gastro-intestinales, dit Flea. C’est le danger.
– Merde alors !
Elle enfonce l’aiguille dans l’arrière-train du rhino, derrière et au-dessus des cuisses puissantes.
– Ils sont très affaiblis, stressés. Il n’y a pas de temps à perdre. Tu peux remettre ce bas dans l’oreille ?
– C’est un bas ?
– Un bas de rugby, les Stormers du Cap. Utile, pour une fois… Ça amortit le bruit, ça calme la bête.
– Ça, alors ! T’es une fan des Bulls ? dit Wickus. Comme nous !
Sans répondre, elle prend la sacoche et se dirige vers la deuxième cage. Comme un seul homme, nous reluquons son petit cul irréprochable.
– Qu’est-ce que tu leur injectes ? demande Swannie.
– Azaperone 150 milligrammes. Ça les calme, et ça compense l’effet physiologique négatif du M99.
– Ah, d’accord… répond Swannie, subjugué.
Lourens Le Riche reste planté là à la fixer comme une antilope prise dans les phares d’une voiture.
Le transbordement prend plus d’une heure ; quinze hommes suent sang et eau à effectuer l’opération, poussant et levant les cages, centimètre par centimètre, pour les faire passer de la plate-forme du Bedford à celle du Mercedes. Wickus dirige la manœuvre. Il s’exprime désormais moins grossièrement ; Flea supervise le reste de l’opération. Elle nous engueule presque sans paroles, à grand renfort de froncements de sourcils.
Quand Lourens ferme enfin les portes arrière et les verrouille, Flea le rejoint rapidement.
– C’est vous qui conduisez jusqu’au Karroo ?
– Lourens, répondit-il en lui tendant la main.
Elle l’ignore, s’essuie le front du dos de la main gauche, s’approche de la portière du passager et déclare :
– Alors, on y va ?
Première indication qu’elle nous accompagne.
À 21 h 40, on part enfin. Flea balance un sac de voyage rouge sang et la sacoche de médecin dans la cabine, monte et s’installe devant. Quand je grimpe à sa suite, elle demande :
– Vous venez, vous aussi ?
Cela ne semble pas la ravir.
– C’est Oom Lemmer, dit Lourens.
Il sort deux coussins moelleux, les place sur la bosse du moteur, range les bagages de Flea et ajuste les coussins, un sous son séant et l’autre derrière son dos.
Les deux Swanepoel se tiennent à côté de la vitre, les yeux rivés sur elle.
– Tu sais où nous trouver maintenant, Cornelle. Viens donc nous voir ! crie Wickus, plein d’espoir.
À côté de lui, son fils confirme en hochant la tête, ses sourcils broussailleux levés aussi haut que possible pour bien marquer son enthousiasme. Ils agitent les bras une dernière fois, et nous disparaissons dans la nuit.
L’odeur de Flea se répand doucement dans la cabine du Mercedes ; une combinaison intéressante de savon, de shampoing et de sueur. Sur son siège, elle a les jambes relevées, les bras serrés autour des genoux ; sa posture nous dit qu’elle est mécontente, sans doute parce que nous sommes confinés à trois dans cette cabine, la privant d’un espace personnel et d’un vrai siège.
Lourens appelle Nicola pour dire que nous sommes en route.
Flea consulte sa montre digitale.
– Entre 1 heure et demie et 2 heures, il faudra faire une autre piqûre, indique-t-elle à Lourens.
J’attends sa réaction. Comment un candide garçon du Karroo va-t-il se comporter avec ce… phénomène ?
Il sort des papiers du vide-poches de sa portière et les passe à Flea ; ses mouvements sont lents, mesurés.
– Au-dessus, il y a le livret de l’itinéraire et, en dessous, la carte. Vers 2 heures, nous devrions être à peu près à 300 kilomètres d’ici, peut-être un peu plus…
Elle ne répond rien, baisse les jambes, étudie l’itinéraire : une feuille de papier avec des noms de lieux et des distances. Elle cherche notre route sur la carte, son doigt fin explorant la toile d’araignée routière : Vaalwater, Rustenburg, Ventersdorp… Elle lève la tête pour regarder Lourens ; je ne vois pas son visage, mais j’entends la désapprobation dans sa voix :
– Mais c’est horriblement compliqué, tout ça ! Pourquoi ne pas prendre la N1, tout simplement ?…
Pour la première fois, j’aperçois sur son cou la trace fantôme d’une cicatrice ancienne qui se déroule de l’oreille gauche jusqu’au cou derrière les cheveux, comme le contour d’une aile d’oiseau, un demi-ton plus clair que la peau.
– Oom Diederik veut que nous évitions les grandes routes. Et…
– Mais enfin, pourquoi ?
Sa voix est coupante, accusatrice.
– Les ponts à bascule, répond Lourens, calme, seul maître à bord.
– Sur de grandes distances, ce qui compte, c’est la moyenne ; or, il n’y a rien de tel que les arrêts pour casser votre moyenne. Chaque pont à bascule nous ferait perdre une heure, peut-être plus ; et entre Musina et Kimberley il y en aurait cinq si nous suivions la N1 et la N12. De toute manière, cette route est plus courte, de presque 100 kilomètres.
Je suis fier de lui. Il ne se laisse pas intimider. Sa voix reste calme et il ne cherche pas son approbation : il donne des renseignements, c’est tout ; avec courtoisie, agréablement. De la part d’un jeune homme ébloui, déjà amoureux, c’est assez impressionnant.
Elle suit à nouveau la route du bout du doigt, en secouant la tête.
– Mais non ! Il faut passer par Bela-Bela. J’aurai besoin d’éclairage pour faire les piqûres.
Il regarde la carte.
– D’accord, dit-il. Je m’y arrêterai.
Elle replie la carte avec suffisance : d’après ses mouvements, on dirait qu’elle estime avoir marqué un point. Elle pose la carte sur le tableau de bord, dans le creux derrière les porte-gobelets, remonte les jambes et appuie sa tête sur ses genoux, mettant un point final à la conversation.
Ça promet, ce voyage…
La clé de voûte de ma profession est le décodage des individus. Il faut pouvoir déchiffrer les gens, pour identifier des menaces, pour comprendre ceux qu’on protège, pour prévoir des difficultés et les éviter. C’est devenu une habitude, un rituel, parfois même un jeu : observer, écouter des bribes de conversation et assembler ces fragments pour en tirer un profil susceptible d’être développé en permanence, en serrant la vérité d’un peu plus près avec chaque nouveau détail. Le problème, c’est qu’au cours de deux décennies j’ai appris que nous sommes des animaux perfides, très forts pour bâtir de fausses façades – souvent hautes, compliquées – en amalgamant les faits et la fiction afin de faire ressortir ce qui est acceptable, et de cacher ce qui ne l’est pas.
Notre pratique du décodage consiste à analyser les façades, car en général elles révèlent ce qui se cache derrière.
Il y a pas mal de choses qui trahissent Flea Van Jaarsveld : son attitude de supériorité irritée, la distance qu’elle crée délibérément entre elle et nous, l’utilisation exagérée d’une terminologie médicale savante, et jusqu’à son nouveau prénom, Cornelle : je parierais à dix contre un qu’elle l’a bricolé elle-même en déformant Cornelia, un prénom de grand-mère, pour le rendre plus distingué ; et, enfin, ses choix vestimentaires, qui mettent en valeur ses avantages – inutilement d’ailleurs, car elle est vraiment belle, malgré quelques petits défauts… ou peut-être à cause précisément de ces défauts.
La plupart des clients de Body Armour sont des gens séduisants qui ont toujours vécu dans l’aisance, des privilégiés qui assument sans effort une supériorité qui leur semble naturelle ; accoutumés à la beauté, souvent ils la dissimulent.
La différence avec Flea saute aux yeux. Elle doit être issue d’un milieu modeste, d’une famille de cols bleus sans doute, des mineurs ou des ouvriers d’usine : naïfs, un peu triviaux, plutôt rustiques.
La pauvreté, cependant, n’est pas nécessairement un facteur négatif dans l’éducation : c’est quand le désir d’y échapper se transforme en une passion dévorante que les problèmes commencent. À l’école primaire, Flea a dû obtenir de bons résultats scolaires qui, à la longue, lui ont permis d’accéder à une formation de vétérinaire. « Tu es intelligente, ont dû lui dire ses parents, humbles mais bons, pour l’encourager. Il te faut de l’instruction. Fais donc quelque chose de tes dons. » C’est-à-dire : « Toi, tu pourrais sortir de ce milieu. »
Mais c’est sa transformation physique qui aura favorisé la percée. Je déduis de la réaction de Swannie – « Mon Dieu, qu’est-ce que t’as changé ! » – qu’à quatorze ans elle était encore assez terne, rien de spécial, inconsciente de ses atouts potentiels. Sa métamorphose, entre quinze et seize ans sans doute, l’aura prise de court. Intelligence et beauté : une rampe de lancement formidable…
Et elle s’était lancée.
Et avec acharnement, dans l’attente – réaliste – de quelque belle prise, en rêvant peut-être d’un mariage de conte de fées : avec le riche propriétaire d’une réserve privée, par exemple. Elle pourrait organiser un programme d’élevage de quelque espèce exotique menacée, apparaissant de temps en temps, photogénique à souhait, sur la couverture d’une revue consacrée à la protection de la nature, son séduisant mari, un peu plus âgé qu’elle (mais pas trop), l’entourant de ses bras tandis qu’elle berce dans les siens un bébé guépard…
Moi, je sais d’expérience que l’on n’échappe pas à ses origines. Elles sont en vous, imbriquées dans l’intimité de chaque cellule. Vous aurez beau dire que vous avez perdu vos parents de vue, vous pourrez esquiver des questions comme celle d’Emma : « Grandir à Sea Point, c’était comment ? » Vous pourrez vous enterrer à Loxton… tôt ou tard, le passé vous rattrapera.
Et je pense que Flea le sait, d’une certaine façon : ce qui la pousse, c’est la peur d’être démasquée. Cette peur qui la ronge est le mécanisme qui l’a transformée en beauté farouche et décidée.
Voilà un sentiment que, moi, je peux comprendre. C’est pour cela que je laisserai faire, que je lui ferai de la place.
Mais ce brave Lourens Le Riche ? Flea va lui briser le cœur. Faut-il le mettre en garde ?
Non : en vertu de la première loi de Lemmer.