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Routes de terre de la province du Limpopo, ponctuées ici et là d’un trait de macadam, toutes désertes dans la nuit… Les phares du Mercedes éclairent l’herbe haute des bords de la route, un arbre de loin en loin, du bétail, un âne, quelques villages – agglomérations pauvres enfoncées dans le noir. Dans la cabine, silence : la vétérinaire dort.

Elle s’est endormie tranquillement, détendue : ses bras ont lâché ses genoux ; elle a caché son inquiétude en étendant ses jambes sous le tableau de bord. Son sommeil trahit une irritation latente : elle se frotte le dos contre le coussin, mais elle laisse aller sa tête contre le dossier du siège de Lourens.

Vers minuit, nous roulons sur la R561, cap au sud, quand Lourens me souffle :

– Pourriez-vous sortir le café, s’il vous plaît, Oom ?

Je tâtonne avec précaution pour ne pas déranger notre passagère, finis par trouver la Thermos.

– Les gobelets sont là-haut, dit Lourens, en indiquant le compartiment du milieu, avant de regarder dans son rétro.

Je tends un bras, j’ouvre le compartiment et j’attrape les gobelets.

– Servez-vous donc vous aussi, Oom.

Je verse le café et je lui passe un gobelet. Il le prend, jette hâtivement un coup d’œil tendre à Flea et dit :

– Elle est épuisée. Je me demande si elle les a accompagnés pendant toute la traversée du Zim.

– Sans doute, je chuchote.

– Une foutue traversée…

Il a raison. Peut-être devrais-je réviser mon opinion d’elle… Faire 700 kilomètres à travers le Zimbabwe avec une cargaison interdite, ça doit user.

Où Oom Diederik l’a-t-il donc dénichée ? se demande sûrement Lourens.

Il regarde dans son rétro et ralentit un peu, teste la température du café du bout des lèvres, donne à nouveau un coup d’œil dans le rétro et me dit :

– Pourquoi ce type ne nous dépasse-t-il pas ?

Je verse un deuxième quart de café.

– Il nous colle au cul depuis Alldays, dit-il, toujours à voix basse, pour ne pas la réveiller.

– Ça fait quelle distance ?

– Une cinquantaine de kilomètres.

Nous roulions auparavant sur une route en terre, où doubler est difficile ; mais désormais nous roulons sur du macadam et plus lentement, à un peu plus de soixante-dix.

– Qu’est-ce qu’il fait maintenant ?

– Il a un peu ralenti.

– Tu as besoin de celui-ci ? fais-je en indiquant le rétro de mon côté.

– Vous pouvez le déplacer un peu.

Je baisse ma vitre. La nuit s’est pas mal rafraîchie depuis l’opération de chargement. Je règle le rétro pour pouvoir moi aussi contrôler la route derrière nous. Le bruit du vent réveille Flea.

– Quoi ? dit-elle, en se passant la main sur la bouche.

Je remonte la vitre.

– Je voulais juste régler le rétro.

Elle se redresse, s’étire autant que possible dans la petite cabine, se passe les doigts dans les cheveux.

– Vous voulez du café ? demande Lourens.

Elle hoche la tête, s’essuie les yeux et consulte sa montre.

Je lui donne mon gobelet et regarde dans le rétro : les phares sont toujours derrière nous, à environ 500 mètres.

– Pourquoi on roule si lentement ? demande-t-elle, bourrue.

Lourens se met à accélérer.

– Pour pouvoir régler le rétro, dit-il, son regard complice croisant le mien.

 

Derrière nous, le véhicule garde sa distance. Cela ne veut pas forcément dire quelque chose : parfois, la nuit, des conducteurs préfèrent ne pas dépasser, se laissant guider par les feux de la voiture qui les précède.

Quand Flea a bu la moitié de son quart, Lourens lui demande :

– Ça a été dur, la traversée du Zim ?

– Qu’est-ce que vous en pensez ?…

Il ne se laisse pas démonter.

– Comment avez-vous connu Oom Diederik ?

– Je ne le connais pas.

– Ah bon ?

– Je connais Ehrlichmann.

Elle vient de faire une concession.

– Et c’est qui, Ehrlichmann ?

Elle pousse un soupir inaudible et demande, sur un ton de patience marquée :

– Vous savez d’où viennent les rhinos ?

– Oui.

– Ehrlichmann les a trouvés dans le Chete.

– C’est le type qui était gardien de la réserve ?

– Oui.

– Ah.

Et puis, admiratif :

– Et lui, comment l’avez-vous connu ?

Encore une fois, le soupir silencieux.

– L’année dernière, il y a eu un recensement d’éléphants du WWF1 au Chizarira. C’est un parc national du Zim. Je me suis portée volontaire. Ehrlichmann faisait partie de l’équipe.

– Je vois, fait Lourens.

Derrière nous, les phares sont toujours là.

Elle vide son gobelet et me le passe, relève ses jambes dans la position du lotus, se croise les bras sous la poitrine.

– Parlez-moi de ce Diederik Brand.

– Oom Diederik… dit Lourens, qui s’arrête aussitôt. Par où commencer ? Ben, c’est une sorte de légende dans le Haut-Karroo…

– Il a de l’argent ?

Question intéressante.

– Oom Diederik ? Oui, il est très riche.

– Comment l’est-il devenu ?

Lourens répond par un petit rire.

– Ça veut dire quoi, ça ?

– Eh bien, Oom Diederik, comment dire… C’est un…

Il cherche le bon euphémisme.

– Un cygne noir, dis-je spontanément.

Ils me regardent tous les deux.

 

Si j’ai dit ça, c’est que je pensais à Emma, avant que Lourens demande du café.

J’explique :

– Un cygne noir, c’est un outsider, une anomalie qui change tout.

Je m’efforce de me rappeler ce qu’Emma m’a dit, seize heures auparavant, à la Grenade rouge. Pendant tout le week-end, elle avait lu ce bouquin, en s’exclamant de temps en temps « Incroyable » ou « Très intéressant », jusqu’à ce que je lui demande de quoi il s’agissait.

Lourens et Flea attendent que je m’explique un peu mieux.

– Avant la découverte de l’Australie, les Européens étaient certains que tous les cygnes étaient blancs. Car c’est ainsi que nos têtes fonctionnent : nous apprenons à partir d’observations, et nous tirons des conclusions en soupesant des probabilités – que nous prenons pour la seule vérité. Si pendant des siècles on n’a vu que des cygnes blancs, il nous semble évident que tous les cygnes sont nécessairement blancs. Et voilà que l’on a découvert des cygnes noirs en Australie…

– Mais qu’est-ce que ça a à voir avec Diederik Brand ? demande Flea.

Question légitime, bien que son attitude me déplaise.

– Tous les gens du Karroo que je connais sont scrupuleusement honnêtes, honorables. Ils ont une éthique du travail : il n’y a qu’une façon de gagner son pain, en travaillant. Je n’avais jamais imaginé que Diederik pouvait être différent.

– Il est différent ?

– Apparemment.

Je regarde vers Lourens, pour qu’il vienne à mon secours.

– Oui, il l’est, dit le garçon, qui freine et actionne le clignotant. On tourne ici.

Il montre la pancarte indiquant la sortie à droite vers la D579 et la Lapalala Wilderness Game Reserve.

Flea prend la carte, la déplie.

– Vous êtes sûr ?

– Ben oui, répond Lourens, qui continue à ralentir, puis quitte le macadam et prend une large route de terre.

Il me jette un bref regard, et nous contrôlons nos deux rétros. Il accélère doucement.

Derrière nous, la route reste noire.

Lourens accélère plus franchement.

Toujours pas de phares.

Flea lève la tête de la carte.

– Je ne comprends toujours pas quel itinéraire vous prenez.

– Nous devons passer par Vaalwater, répond Lourens. Et après par Bela-Bela. Ça ne fait pas un grand détour…

Puis, tout d’un coup, il se tait : les phares viennent d’apparaître dans les rétros.

1.

World Wildlife Fund, fonds mondial pour la vie sauvage.