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Mardi 6 octobre 2009

Milla glisse son passe dans la fente de la porte de sécurité, entend le déclic et entre. Elle jette un coup d’œil à la caméra de télésurveillance installée en haut dans le coin, et ressent un petit pincement de culpabilité.

Si seulement ils savaient…

Pendant un instant, la possibilité que quelqu’un les ait vus la veille lui traverse l’esprit. Son cœur bat la chamade, elle prend conscience des quelques personnes qui se pressent vers leurs bureaux. Elle cherche des signes d’intérêt, de désapprobation chez ses collègues, mais ceux-ci la saluent comme à l’ordinaire.

– Bonjour, dit Mac, le nez collé sur l’écran de son ordinateur.

Theunie, qui nettoie sa pipe, lève la tête et lui sourit.

– Salut ! Tu es spécialement pimpante ce matin.

Quant à Jessica, elle est en retard, comme chaque matin…

Milla se décontracte peu à peu.

Ils voulaient peut-être le fameux profil et rien de plus – et Lukas Becker est déjà oublié.

 

Quinn ne la reconnaît pas sur la photo de Becker et de la femme dans la pénombre de la mezzanine du restaurant.

Ce n’est qu’en lisant, dans le court rapport de l’équipe de filature, le numéro d’immatriculation de la Clio qu’il voit le nom de Milla Strachan ; il lui semble familier.

Il fait un effort pour se rappeler : oui, il a déjà vu ce nom en haut de quelques récents rapports de l’APR, si sa mémoire est bonne…

Il consulte l’ordinateur : c’est effectivement le nom de la nouvelle recrue de l’Équipe Rapport. Une coïncidence ?… Pourtant, ce nom n’est pas très courant… mieux vaut vérifier. Mais quand même, si c’était ça, cela voudrait dire que le renard a été lâché dans le poulailler !…

Il demande au bureau du personnel le dossier de Milla Strachan : le modèle de la voiture et la couleur sont les mêmes. Il regarde la photo d’identité, la compare à celle de la femme de la mezzanine.

C’est bien elle…

Il interroge la base de données pour voir sur quels dossiers elle a travaillé.

Le plus récent, c’est le profil de Lukas Becker.

Quinn ne dit rien mais siffle entre ses dents, stupéfait, s’émerveillant que le destin ne veuille pas lâcher cette Opération Shawwal.

 

– Quinn a fait venir l’équipe de surveillance et a interrogé tout le monde à fond, rapporte Tau Masilo à Mentz. Ils disent que Becker l’attendait devant le centre commercial. Il y a là un cours de danse et un gymnase, et elle aurait pu être dans l’un ou l’autre. Quand elle est sortie, à 20 heures, il a engagé la conversation. Après, ils sont allés tous les deux au restaurant, où la conversation s’est poursuivie jusqu’à 22 h 40. Enfin, il est rentré à sa maison d’hôtes. L’équipe n’avait plus personne pour suivre la femme.

Janina Mentz fixe le mur d’en face, immobile, longuement, si longuement que Masilo dit enfin :

– Madame ?…

Elle se lève vivement, en colère, contourne son bureau et s’assoit devant son ordinateur, manipule la souris et scrute l’écran avec intensité. Masilo voit son visage s’empourprer lentement.

Elle le regarde.

– La CIA, dit-elle, comme si c’était une grossièreté.

Masilo peine à suivre.

– Je ne comprends pas…

– Vous avez lu le profil ? Mais c’est évident ! Il travaille pour cette maudite CIA.

Masilo se rappelle les conversations de Becker avec Inkunzi Shabangu : Becker cherchait à récupérer de l’argent qu’on lui avait volé lors d’un braquage de voiture.

– Je ne suis pas sûr d’être de cet avis, dit-il.

– Mais faites donc les rapprochements, Tau ! Qu’est-ce que Becker et l’Amérique ont en commun ?

Il s’efforce de se rappeler ce qu’il a lu dans le rapport, mais Mentz répond déjà à sa propre question :

– Israël, Égypte, Jordanie, Iran, Turquie… Et l’Irak. Alors ?… Ça vous dit quelque chose, tout de même ?

– Points chauds, CIA…

Elle secoue la tête, prend la photo de Becker et de Milla au restaurant.

– Regardez-la, Tau. Regardez sa façon de le regarder.

La directrice se rencogne lentement dans son fauteuil.

– Je suis vraiment très déçue par cette fille.

 

Masilo est en conversation avec Quinn, dans son bureau dont la porte est bien fermée.

– Avez-vous parlé à quelqu’un de l’incident Strachan ?

– Uniquement à l’équipe de filature.

– Y a-t-il déjà un dossier, quelque chose dans le système ?

– Pas encore.

Masilo hoche la tête, soulagé.

– Bien. Que ça reste donc comme ça, Quinn. C’est sensible, ce truc, très sensible. Ce type l’a probablement ciblée. Et il n’est sans doute pas celui qu’on imagine.

Quinn réfléchit.

– Ça m’étonnerait que…

– Nous n’avons pas droit à l’erreur, Quinn. Vous imaginez les dégâts pour l’opération, la réputation de l’Agence…

Il regarde Quinn dans les yeux pour s’assurer que le message passe.

– Les instructions de la directrice sont catégoriques : rien dans le système ; vous gardez le tout dans votre tiroir. Le nom de Strachan ne doit être prononcé nulle part. Désormais, pour nous, elle sera « Miss Jenny ». Tous ceux qui sont concernés la nommeront ainsi, et c’est ce nom qui figurera dans les instructions données à d’autres services. À partir de cet instant, on limite drastiquement le nombre de personnes au courant : la directrice, moi-même, vous et la petite équipe qu’il faut que vous constituiez sans délai. Des opérateurs en qui vous avez une totale confiance, Quinn, deux ou trois personnes ayant de la jugeote. Choisissez-les vous-même. Ce seront eux qui surveilleront et écriront les rapports. À la main.

– J’ai compris.

– Nous devons visiter son appartement, installer des micros dans chaque pièce, et ce dès aujourd’hui… Seule votre équipe sera à l’écoute. Nous voulons savoir ce que cette femme regarde sur son ordinateur, quels documents elle demande ici, à l’Agence, informatiques ou sorties papier. Et nous voulons écouter ses conversations cellulaires.

– Surveillance visuelle et filature ?…

– Non, l’objectif principal reste Becker. À propos, on veut que vous remontiez la piste des deux acolytes de Shabangu avec lesquels Becker a travaillé… (Masilo consulte ses notes.) D’après cette transcription, Becker aurait dit à Shabangu : « J’en ai un ici. Il s’appelle Enoch Mangope, c’est celui qui a l’œil blanc. Il dit qu’il travaille pour vous. » Et l’autre s’appelle Kenosi, c’est tout ce que nous avons sur lui. Trouvez-les, Quinn, nous voulons savoir exactement ce que Becker leur a dit… Des questions ?

– Non.

– Ensuite, il y a des ordres pour Rohn à Walvis Bay : il va falloir qu’il exploite sa source.

– C’est peut-être un peu tôt…

– Nous n’avons pas le choix. Il ne reste que sept jours, Quinn. Nous n’avons plus le temps.

– Je le lui dirai.

– C’est tout pour l’instant. Merci.

Quinn se lève et se dirige vers la porte. Il s’arrête et demande :

– Mais pourquoi « Miss Jenny » ?

– Une idée de la directrice. Apparemment, c’est quelqu’un qui a espionné les Américains, il y a longtemps.

Quinn fronce les sourcils.

– Vous finirez bien par le trouver, dit Masilo.

 

À Mountain Street, Newlands, les arbres sont nombreux, les maisons grandes et les murs d’enceinte très hauts.

Les opérateurs qui surveillent Shahid Latif Osman l’observent depuis une chambre inutilisée au dernier étage du n° 12, avec l’accord du propriétaire qui, en général, n’est pas là. Pourtant le point de vue est loin d’être idéal : la maison d’Osman se trouve à l’autre extrémité de la rue, en diagonale ; on ne peut voir que la grille d’entrée, une partie de l’allée, le garage, un petit bout de gazon et enfin à peine la porte principale. Mais l’équipe n’a pas réussi à trouver mieux.

Juste après 9 heures, ils voient la Toyota Yaris blanche s’arrêter devant la grille. L’opérateur tourne ses puissantes jumelles montées sur un trépied et fait le point.

Il voit Becker descendre et marcher jusqu’à la grille, où l’interphone est fixé sur un montant en acier étincelant. Becker presse le bouton, attend.

Il se penche pour parler dans l’interphone, se redresse et lorgne à travers la grille.

L’opérateur oriente les jumelles vers la porte d’entrée. Des secondes passent. Enfin, la porte s’ouvre, et Shahid Latif Osman, en robe traditionnelle, se dirige vers la grille, l’air bravache.

Il dit quelque chose à Becker tout en s’approchant, mais sans ouvrir la grille.

Becker répond.

Osman secoue la tête.

Becker parle à nouveau.

Osman dit quelque chose. Son attitude est devenue franchement agressive.

Becker parle.

Osman fait un geste du bras, congédiant son interlocuteur.

Becker réplique encore.

Osman pivote et repart vers la maison. Sur le seuil, il se retourne vers Becker, crie encore quelque chose, puis rentre dans la maison et ferme la porte.

L’opérateur fait pivoter ses jumelles pour les braquer à nouveau sur Becker ; celui-ci reste là un instant puis s’éloigne vers sa voiture.

L’opérateur jurerait qu’il aperçoit un sourire.

 

L’équipe chargée de fouiller l’appartement de Milla en ouvre la porte à 14 h 03. Expérimentés et habiles, ils commencent par prendre des photos numériques de chaque pièce, de chaque meuble, de chaque tiroir. Alors, seulement, la fouille peut commencer.

L’opérateur qui a trouvé le journal de Milla appelle Quinn :

– Il y a vingt-quatre cahiers. Ça remonte à 1986, ça va prendre du temps.

– Photographiez les pages des derniers… six mois. Le reste, on pourra le copier petit à petit. À partir de demain.

Vers 15 h 32, la fouille est terminée et tout remis en l’état, comme le montrent les photos ; les techniciens arrivent pour installer les micros.

 

Dans l’Upper Woodstock, au 15, Chamberlain Street, les membres du Comité suprême commencent à arriver.

En face, l’opératrice en informe immédiatement Quinn et s’assure du bon fonctionnement de l’équipement.

Sans trop y croire, elle écoute le micro à béton caché dans le pied de l’antenne satellite.

À sa grande surprise, elle entend à 15 h 59 la voix de Shahid Latif Osman qui s’indigne :

– Il paraît que Shabangu lui a dit que c’est moi qui ai son argent ! Moi, ou Tweety l’Oiseleur.

– Doucement, Shahid. Ton cœur… Tu as pris le numéro de la voiture ? demande le Cheik, Suleyman Dolly.

– Oui.

– Allons parler en bas.

 

Il l’appelle après 18 heures.

Assise devant son ordinateur, dans sa chambre, elle se prépare à travailler à son livre.

Elle ne reconnaît pas le numéro.

– Milla, répond-elle prudemment.

– Les frites chez Fisherman’s Choice sont toujours dorées, craquantes, fraîches et brûlantes, et la morue fond dans la bouche. En plus, on a une magnifique soirée.

– Qu’est-ce qu’un type de l’État libre y connaît, à la morue qui fond dans la bouche ?

– À vrai dire, absolument rien, mais j’espérais que mes paroles inspirées et mon sens de la poésie vous raviraient.

– En effet, c’est très évocateur.

– Chez nous, on ne connaît pas les mots compliqués. Vous voulez dire : « Oui » ?

– Où ça se trouve, ce Fisherman’s Choice ?

 

Sur l’écran de l’ordinateur de Quinn, les pages du journal de Milla Strachan s’affichent.

Il lit d’abord celles de la semaine passée.

Il constate que la première rencontre avec Becker a eu lieu vendredi soir, au cours de danse.

Becker l’a orchestrée, c’est clair.

Quinn relève les traces de la conscience morale de Milla, comment elle a été entraînée par les événements. Il revient au commencement, lit les pages des six derniers mois, quand elle était encore une femme au foyer, esseulée et larguée.

Il suit la trace verbale de son cheminement vers la liberté et l’APR, ses scrupules concernant son enfant, ses pensées intimes, sa lente émancipation…

Il ne peut s’empêcher de la trouver sympathique, et est de plus en plus convaincu de son innocence : une femme à la dérive happée par le flux de l’Opération Shawwal.

Puis le téléphone sonne.

– Becker vient d’appeler Miss Jenny. Ils sortent encore dîner.

 

Reinhard Rohn est étendu sur le lit. La tête d’Ansie, responsable administrative de Consolidated Fisheries, repose sur son ventre. Elle fume une cigarette, le cendrier posé sur son propre estomac.

– Il paraît qu’un de mes vieux amis se trouvait chez vous ces jours-ci.

– Ah bon ? Qui ça ?

– Shahid Osman. Du Cap.

– Tu connais Osman ?

– Oui, un contact d’affaires plus qu’autre chose, à vrai dire. Je lui ai dit au téléphone, hier, tout à fait par hasard, que je me trouvais ici à Walvis Bay, et il m’a dit qu’il y a un mois à peu près il était venu pour affaires. Chez vous.

– Que le monde est petit ! dit-elle.

– Je ne savais pas qu’il importait du poisson.

– Mais ce n’est pas ce qu’il fait.

– Ah bon ?…

– Que fait-il, l’Osman que tu connais ?

– Import-export.

Rohn reste délibérément vague.

– Ce n’est pas ça qu’il nous a dit. Il a dit qu’il était courtier, spéculateur.

– En poisson ?

– Mais non, en bateaux. Il a acheté un des nôtres.