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Entre Milla et la réalité, il y a un fossé, comme un coussin moelleux, une brume. Son corps perçoit encore Lukas, elle sent son odeur, son goût. Ses paroles, ce qu’il a raconté tourbillonnent dans sa tête.

Oom Theunie vient à côté d’elle, la prend par l’épaule.

– Est-ce que tout va bien ?

Elle ne réagit que lentement, en souriant :

– Oh, oui !

– Tu es un peu absente, ce matin.

– Mais non, ça va.

Elle pense : Voilà comment on se sent quand on est amoureuse. À quarante ans.

 

– Nous avons perdu Becker, dit l’opérateur.

– Comment ? demande Quinn, s’efforçant de cacher sa déception.

– À l’aéroport. Il a rendu sa Toyota à Tempest Car Hire, puis il est reparti en direction de la salle des départs. On ne s’y attendait pas, et le temps d’arriver il était déjà parti…

– Il y a combien de temps ?

– Cinq… six minutes. Les files d’enregistrement sont longues, monsieur, et il ne se trouvait dans aucune d’elles. Je pense qu’il a quitté le bâtiment.

– Ça veut dire qu’il vous a repérés…

– Monsieur, ce n’est pas possible…

– Continuez à le chercher. Je vous rappelle.

Quinn jure et se hâte vers l’équipe de Rajkumar. Il veut savoir si Becker a acheté un billet d’avion et pourquoi ils n’en savent rien.

 

– Bon Dieu, Quinn ! dit Masilo.

Quinn sait à quel point son patron est sous pression. Avec un calme affiché, qu’il ne ressent pas, il répond :

– Nous le retrouverons.

– Ça vaudrait mieux, oui ! Je ne me vois pas rentrer dans le bureau de cette femme et lui dire qu’on ne sait plus où est Becker…

– Nous le retrouverons, car nous avons un point de référence, dit Quinn doucement.

– Lequel ?

– Miss Jenny. Il a passé la nuit chez elle. On l’attendra là.

– Vous êtes optimiste…

 

Burzynski appelle Mentz après le déjeuner.

– Janina, je suppose que la ligne est sécurisée de votre côté aussi ?

– Oui.

– Bien. Je viens d’avoir une longue conférence vidéo avec Langley, et j’ai de très bonnes nouvelles. Nous allons vous aider à trouver ce bateau.

– C’est effectivement une excellente nouvelle, Bruno. Je vous suis vraiment très reconnaissante.

– Janina, je vous en prie ! C’est normal. Quand on est amis, la reconnaissance n’est pas de mise.

 

Dans le bureau de Masilo, Janina Mentz s’étonne que l’avocat ne réagisse pas plus positivement aux nouvelles de la CIA.

– Cela confirme tout, dit-elle.

– J’avais des doutes au sujet de Becker et de la CIA, dit-il. Mais vous aviez raison : ils l’ont averti. Il a semé nos équipes cet après-midi. Il a disparu.

– Bon Dieu, Tau !

Il lève les bras.

– Rétrospectivement, il fallait s’y attendre. Mais Quinn dit que c’est momentané, qu’il reprendra contact avec Miss Jenny.

– J’en doute…

– Moi aussi. Mais certaines questions subsistent, madame : des choses que je ne comprends pas. Pourquoi la CIA s’est-elle intéressée à Shabangu ? Pourquoi voulaient-ils l’éliminer ?

– Je ne pense pas qu’il y ait eu une élimination, mais autre chose, et qui a mal tourné. Voyez comment ça s’est passé dans sa chambre. Pourquoi se donner tout ce mal alors qu’il suffisait de le descendre dans la rue ? Ou de mettre une bombe dans sa BMW ?

– Effectivement…

– Je pense qu’il s’agit d’une négociation qui a déraillé, ou d’un interrogatoire.

Masilo réfléchit.

– Si Becker recontacte Miss Jenny… ne le perdez surtout plus de vue !

 

Milla rentre chez elle, en voiture, quand Becker l’appelle.

– Quand as-tu fait l’ascension du Lion’s Head pour la dernière fois ?

Elle a attendu cet instant toute la journée. La joie l’envahit.

– Je n’y suis jamais montée…

– Eh bien, c’est la pleine lune, et j’apporte une bouteille de champagne.

– Je prendrai des trucs à manger chez Mélissa.

– Parfait. Pas trop, parce qu’il faudra tout porter. On se retrouve dans une heure ?

Milla s’arrête à la porte de son appartement, son portable à la main, quand, soudain, elle se rend compte qu’il y a quelque chose de changé dans le ton de cette voix qu’elle a écoutée si attentivement pendant trois soirées, une discordance subtile, une infime altération… Comme s’il voulait se montrer enthousiaste, sans vraiment y parvenir.

Serait-ce un tour de son imagination… ou quelque chose qui cloche avec le réseau ?

Elle regarde l’appareil dans sa main et s’aperçoit, pour la première fois, que ce n’est pas le numéro habituel qui est affiché, celui qu’elle a rangé dans ses contacts sous le nom de « Lukas », mais un autre.

 

– Il se sert d’un autre portable et d’une autre carte SIM, dit l’opérateur d’écoute à Quinn. Mais maintenant on le tient.

– Vous avez sa position ?

– Oui : Milnerton, Marine Drive. Il bouge. Mais son portable est éteint. Nous poursuivrons notre scan.

Quinn regarde les écrans TV de la salle d’opérations. Le flux vidéo montre l’extérieur de l’immeuble où habite Milla – la caméra a été montée sur le toit de l’immeuble d’en face. Trois équipes attendent dans des voitures à proximité.

– Vous avez entendu ? leur demande-t-il.

– Oui. On se tient prêts.

 

À 18 h 17, le taxi s’arrête devant Daven Court, un homme descend.

– C’est bien lui, dit Quinn.

– Il se déplace en taxi, maintenant ? demande l’opératrice à côté de lui.

– Trouvez le numéro du taxi. Je veux savoir où il l’a pris.

Quinn fixe l’image.

– Je note qu’il n’a qu’un sac à dos.

– Monsieur ?…

– Ce matin, il a quitté la pension. Où sont ses bagages ?

Elle met un instant à percuter.

– Il ne va pas emménager chez Miss Jenny. Il a donc un nouveau logement, ailleurs.

– Exactement, dit Quinn.

 

Quand il entre, il la serre dans ses bras et l’embrasse : il est redevenu le Lukas de la veille, chaleureux, affectueux.

Ça devait être le téléphone, pense Milla.

Ils s’affairent à la cuisine, remplissent le sac à dos.

– Je suis sans voiture pour l’instant. Ça te gêne qu’on prenne la tienne ?

– Pas du tout.

Sur le chemin du Lion’s Head, elle se rend compte qu’il est moins bavard que d’habitude – mais il lui tient la main. Elle lui demande :

– Comment s’est passée ta journée ?

– Plutôt affairée, dit-il.

Elle réalise qu’il est fatigué. Rien d’anormal, ils ont peu dormi, l’un et l’autre, et il a probablement eu une journée difficile ; elle ne sait même pas de quoi il s’est occupé.

Soulagement. Elle lui serre la main et dit :

– Si tu préfères te détendre, nous ne sommes pas obligés d’escalader la montagne.

Il rit, plein de tendresse et de gratitude.

– Oh, ça n’a pas été une journée si remplie que ça.

 

– Ils ont garé la voiture. Ils vont escalader la montagne. Qu’est-ce qu’on fait ? demande l’opérateur.

Quinn évalue la situation :

– Restez donc près de la voiture, il ne faut pas prendre de risques.

– OK, dit l’opérateur, reconnaissant.

C’est le troisième soir que Becker emmène Miss Jenny dans un lieu public, réfléchit Quinn. Est-ce pour éviter l’appartement ? Aurait-il des soupçons ?

 

Ils s’assoient sur un rocher, appuyés l’un contre l’autre, une coupe de champagne à la main, les provisions déballées devant eux. La lune est une pièce d’argent, Sea Point et Green Point s’étirent en dessous, la ville sur leur droite ; la N1 rampe comme un ver phosphorescent vers les montagnes de Hottentots Holland qui barrent l’horizon à l’est. Ici, sur la crête du Lion’s Head, il y a d’autres gens, des petits groupes qui, comme eux, parlent à voix feutrées.

Il lui raconte l’article paru le matin même dans Die Burger sur un chercheur britannique qui croit que l’humanité a atteint la fin de son parcours évolutif, la sélection naturelle n’existant plus. Lukas trouve l’opinion intéressante, mais il ne la partage pas.

Puis il se tait, et elle voudrait lui poser des questions sur sa journée, mais il s’écarte un peu d’elle.

– Milla, il y a quelque chose qu’il faut que je te raconte.

– Quoi donc ? demande-t-elle en cherchant ses cigarettes.

Son air grave ne lui a pas échappé.

– Je dois faire attention en te le disant, Milla, car il faut que je parle vrai. Je te dois bien ça.

– Dis-le-moi comme ça vient, fait-elle, soudain alertée par tant de sérieux.

Il perçoit son malaise et lui tend la main, puis la baisse comme s’il se ravisait.

– Vendredi, je suis allé retirer de l’argent à Durbanville, et j’ai vu la pancarte du cours de danse. Ça faisait cinq ans que je n’avais pas dansé. Alors je me suis renseigné : on m’a dit que c’était une soirée amicale, et que j’étais le bienvenu. Et je t’ai vue. Et j’ai dansé avec toi. Quand je suis allé m’asseoir, j’ai pensé que je voulais… encore danser avec toi. Aussi lundi soir, quand je t’ai vue, tout à fait par hasard…

– Pourquoi tu ne l’as pas fait ?…

Subitement elle comprend : il veut se désengager. Là, tout de suite. Après avoir couché avec elle. Elle n’arrive pas à cacher le dégoût dans sa voix.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Pourquoi n’as-tu pas dansé avec moi de nouveau le vendredi ?

– C’est ce que je voulais t’expliquer. Les circonstances ne s’y prêtaient pas…

– Quelles circonstances ?

Elle est furieuse : quel fourbe, quel prétexte lamentable !

Il pèse ses mots.

– Tu m’as mal compris. Je ne veux pas arrêter de te voir. Je ne peux pas arrêter de te voir. C’est juste que le moment n’est pas favorable, Milla… Les circonstances, c’est ça. À cause de ces gens qui me doivent de l’argent. Il vaudrait mieux que je ne te voie pas pendant quelques jours, le temps de régler ça ; mais je veux aussi que tu comprennes exactement pourquoi. Je ne veux t’exposer à aucun danger.

– « Il vaudrait mieux » ?… De quel danger parles-tu ?

– Je peux te raconter l’histoire depuis le début ?

Elle regarde Lukas, puis le paquet de cigarettes qu’elle tient dans sa main ; elle en sort une, l’allume, aspire profondément et souffle lentement la fumée.

– Raconte-moi.

– Tu me laisseras aller jusqu’au bout ?

Elle hoche la tête. Il pose sa coupe de champagne.

– Ces dernières années, j’ai tenté de diversifier mes investissements, je ne voulais plus avoir tous mes œufs dans le même panier. J’avais un compte à la Northern Rock, la banque britannique qui s’est retrouvée en difficulté avec la crise du crédit l’an dernier. Quand j’ai vu ça… j’ai sauté dans un avion pour Londres et j’ai retiré tout mon argent : je voulais attendre un peu, et réfléchir. C’est comme ça que je me suis retrouvé en Irak avec tout ce cash, que j’ai enfermé sous clé. Jusqu’à il y a trois semaines, quand je suis arrivé ici, avec tout ce fric dans mon sac à dos. Première erreur… Et puis j’en ai commis une autre, à Johannesburg : à, l’aéroport Oliver-Tambo j’ai loué une voiture de luxe. J’ai fait ça sur un coup de tête, on m’a proposé une bagnole plus puissante pour le même prix, et les routes de l’État libre m’appelaient. Alors, j’ai choisi une Mercedes ML et je suis parti à Sandton trouver un hôtel pour pouvoir dormir un peu. En chemin, j’ai été braqué : quatre types avec des pistolets, je ne pouvais rien faire… L’argent était dans mon sac à dos, dans le coffre. J’ai demandé si je pouvais sortir mes bagages, mais…

– Et alors, ils t’ont pris ton argent ?

La question a jailli spontanément, mais elle voit que l’interruption le fait sourire.

– Oh, pardon, dit-elle.

– Oui, ils ont volé l’argent avec la voiture ; 40 000 livres sterling, un demi-million de rands.

Milla retient son souffle et les questions qui lui brûlent les lèvres.

– Ce fut une expérience intéressante de les voir s’éloigner… Je leur ai couru après, sur cent, deux cents mètres…

Milla le regarde, abasourdie, son cœur bat un peu moins fort.

– Bref, je suis allé signaler ça à la police, porter plainte, et j’ai attendu un ou deux jours, pour voir. Non, laisse-moi revenir un peu en arrière, sois patiente, s’il te plaît, car cette partie est importante… pour nous. Je veux t’expliquer pourquoi il y a certaines choses que je dois faire. Tout s’explique en partie par mon enfance, la maladie de ma mère, l’impuissance de mon père, ni l’un ni l’autre ne maîtrisaient plus rien, écrasés par les circonstances. Je me rappelle que vers l’âge de quinze ans j’ai eu une sorte de révélation : moi, je n’accepterais pas de vivre comme ça. Je ne pouvais compter que sur moi-même ; mes parents étaient… absents, tous les deux. Et puis, à l’université, j’ai lu Voltaire. Selon lui, on ne peut pas choisir les cartes que la vie distribue, mais on peut choisir la manière de les jouer. Si tu veux gagner… Alors j’ai choisi de décider moi-même de mon sort…

Elle hoche la tête ; elle comprend.

– Quand ils m’ont volé tout cet argent… je me suis rendu compte que la police de Sandton enregistrait deux ou trois attaques semblables par jour, que les policiers étaient peu nombreux, qu’il y avait trop d’autres crimes. Même s’ils attrapaient les voleurs, il y avait peu de chances qu’on récupère le fric. Mais j’en ai besoin pour payer la ferme, sinon l’affaire tombe à l’eau. Alors, j’ai décidé de le récupérer moi-même. Le premier problème était de retrouver la piste des types qui m’ont braqué. L’un d’eux avait un problème sérieux à l’œil, une décoloration blanche de la cornée. Je savais que si je le décrivais aux gens qu’il fallait… Ça m’a pris plusieurs jours : j’ai demandé ici et là, en payant pour l’information, jusqu’à ce que je le retrouve. Il m’a encore fallu un jour avant qu’il me dise pour le compte de qui il travaillait. Ensuite, j’ai commencé à traiter avec eux, avec leur patron, Julius Shabangu…

Le nom produit un choc. Milla le connaît.

– … et j’ai traqué mon argent jusqu’au Cap. Voilà pourquoi je suis ici. Le problème, c’est que ce ne sont pas des gens faciles, bandes criminelles à Johannesburg, et PAGAD ici au Cap. Et hier… il m’a semblé que quelqu’un me filait. C’est pour ça que je veux d’abord régler cette affaire. Mais je te promets, dès que ce sera terminé, je reviendrai…

– Attends, dit-elle. Va parler à la police, maintenant que tu sais qui a ton argent.

– Shabangu est mort, Milla. La semaine dernière. Quelqu’un l’a flingué chez lui. Si je vais trouver la police, ils vont dire que c’est moi… Tu comprends ?