Lentement, la conscience de sa propre malhonnêteté envahit Milla, comme une matière obscure qui coule à travers elle, une pression qui s’accumule : il faut qu’elle lui dise ce qu’elle sait de Shabangu, de PAGAD, du crime organisé, et surtout du profil que l’APR a fait de lui, et dont le sens commence à vaguement prendre forme.
Mais elle ne peut pas, car alors elle le perdrait.
Ce désastre, tapi sous la surface de son monde, l’atteint maintenant. Elle tente de le repousser. Elle propose à Lukas de lui prêter de l’argent. Elle tente d’argumenter, de le dissuader d’agir : il y aura d’autres fermes, ce n’est que de l’argent, ça n’en vaut pas la peine. Mais il secoue la tête, la rassure et la caresse doucement. Elle ne doit pas s’inquiéter, il sait très bien ce qu’il fait.
Enfin, juste avant de repartir, il pose les deux mains sur ses épaules et dit :
– Milla, je vais la jouer, cette partie. Je ne peux pas simplement tourner le dos et m’en aller. Ce ne serait pas moi.
En silence, ils descendent de la montagne. Elle a le cœur gros.
En arrivant devant son appartement, elle lui dit :
– Reste encore avec moi ce soir.
Une demi-heure après qu’ils ont franchi la grille, Quinn voit la fenêtre de la chambre s’allumer chez Milla Strachan. Il se lève.
– Il va y passer la nuit, sans doute. Je me tire.
– Dormez bien, dit l’opératrice.
– S’il bouge, appelez-moi.
– Je n’y manquerai pas.
Peu avant minuit, ils sont couchés dans son lit, il l’entoure de ses bras. Elle repense à tout ça. Elle compare Lukas Becker à son ex-mari, elle pense à sa propre lutte pour reprendre le contrôle de sa vie, pour maîtriser son destin.
– Tu dors ? chuchote-t-elle enfin.
– Non.
– Je comprends qui tu es. Je ne voudrais pas que tu sois différent.
Vendredi 9 octobre
Elle a le sommeil agité, tellement consciente de la présence du corps de Lukas contre elle.
Vers 4 heures, il remue et elle se réveille ; elle l’entend se lever silencieusement et aller à la salle de bains, puis à la cuisine.
Il y reste un certain temps.
Elle l’entend revenir, s’habiller. Elle sent son baiser léger sur sa joue. Silence, un froissement à côté du lit, puis des pas qui sortent de la chambre.
La porte d’entrée s’ouvre, puis se referme.
Elle reste couchée encore un instant, puis saute d’un bond hors du lit et court à la fenêtre : elle veut le voir. Elle tire le rideau, les yeux fixés sur la grille de sécurité en bas.
Il sort, son sac à l’épaule, et s’éloigne dans la rue d’un pas décidé, sans se retourner. Son pas s’accélère, il tourne au coin et disparaît. Elle reste là, jusqu’à ce que l’émotion soit trop forte, l’obligeant à se recoucher.
Elle trouve son mot sur la table de chevet. L’enveloppe blanche porte son nom. Elle l’ouvre :
Chère Milla,
Ma raison me dit qu’il est trop tôt pour te dire que je suis amoureux de toi, mais mon cœur parle une langue différente.
Ci-dessous un numéro de portable, en cas d’urgence.
Lukas
Elle le lit trois fois. Sachant qu’elle ne dormira plus, elle s’assied à sa table et tend la main vers son journal.
Elle se met à écrire.
L’opératrice voit Becker franchir la grille. Du coup, la voilà bien réveillée. Elle attrape la radio et d’une voix pressante lance aux trois équipes :
– Becker s’en va, il a passé la grille et marche vers l’ouest, vers Highlands Avenue.
Silence.
– Vous êtes là ?…
Elle doit attendre un petit moment avant que quelqu’un réponde, d’une voix encore ensommeillée :
– Nous le voyons.
– Il est sorti de mon champ visuel, dites-moi où il va.
– Il descend Highlands, vers la ville.
– Ne le perdez pas de vue !
– Il va nous voir. C’est aussi calme qu’un cimetière par ici : pas un chat, il n’y a que lui.
– Pas question qu’il vous voie !
– Voilà qu’il se met à courir, putain ! Merde, il court !
À 5 h 19, l’opératrice appelle Quinn.
D’après les bruits, il cherche le combiné à tâtons.
– Attendez, dit-il, d’une voix feutrée.
Elle entend sa respiration puis :
– Du nouveau ?
– On l’a perdu, dit-elle sèchement, consciente qu’on n’y peut rien.
Long silence, suivi d’un soupir à peine audible.
– Où ça ?
– À Company Gardens1. Il y avait trop de sorties. On le cherche toujours, mais je ne pense pas qu’ils le retrouveront.
– Il nous a vus ?
– Probablement, monsieur. Ça faisait partie du problème.
Quinn encaisse.
– J’arrive.
Masilo plaide les circonstances atténuantes : l’heure de la nuit, les rues désertes, le fait que Becker se déplaçait à pied et savait sans doute qu’il était suivi.
Mentz reste remarquablement calme.
– Est-ce que cela a encore de l’importance, puisque la CIA sait que nous sommes au courant ?
– Sans doute pas. Ce qui me préoccupe, c’est pourquoi il s’applique encore à nous semer.
– Les Américains ont leurs propres projets.
– Que je n’arrive pas à deviner. J’ai relu toutes les transcriptions et tous les rapports, et il n’y a qu’un scénario qui colle, à mon avis.
– Et c’est ?…
L’avocat consulte ses notes.
– D’après leur rapport, Becker s’est envolé de Bagdad pour Londres le 12 septembre, et le soir même il est reparti pour Johannesburg, où il est arrivé le matin du 13. D’après le dossier de la police nationale, sa voiture de location a été braquée avant 9 heures le matin même, à Sandton. Le 18, il appelle Shabangu une première fois, en réclamant son argent. Leurs conversations ne traiteront que de ça. Et nous avons un enregistrement du 6 octobre où Osman dit à Suleyman Dolly, dans la maison de Chamberlain Street : « Shabangu lui a dit que j’ai l’argent. Moi ou Tweety l’Oiseleur. » Bon. Supposons que l’attaque de la voiture ait vraiment eu lieu. Et tenons compte du style de son contact avec Shabangu et Osman. Il ne reste qu’une seule conclusion à tirer : il y avait quelque chose dans cette voiture détournée. Quelque chose que Becker et la CIA veulent absolument récupérer. Et ce n’est pas de l’argent.
Mentz hoche lentement la tête. On frappe à la porte du bureau.
– Entrez.
Quinn passe la tête dans l’embrasure et aperçoit Mentz.
– Bonjour, madame, lance-t-il.
– Bonjour, Quinn, répond-elle.
– Vous voulez que je vienne plus tard ?
– Non, dit Masilo. Il y a du nouveau ?
– Oui : Miss Jenny. Elle est en train d’ouvrir un tas de documents sur le système.
– Lesquels ?
– Shabangu, le Comité suprême, PAGAD, Tweety, le crime organisé… Comme si elle suivait une trace.
C’est Mentz qui réagit la première :
– Bonne nouvelle ! Elle le fait pour lui, pour Becker. Ça signifie qu’il va la recontacter.
Rassurée par la routine stricte de Shahid Latif Osman et par le fait qu’il a une balise GPS fixée à sa voiture, l’équipe qui le file s’est postée à une rue de la mosquée de Coronation Street, à côté du terrain de l’école Zonnebloem pour jeunes filles.
– Merde ! s’exclame soudain l’opérateur qui a les jumelles.
– Quoi ? demande le conducteur.
– Démarre !
– Tu vois quoi ?
– Il y a un type… Merde ! Appelle Quinn ! Il y a un type qui vient de braquer la bagnole d’Osman ! Démarre !
– Maintenez la distance, dit Quinn. Nous le suivrons avec le GPS.
Il regarde l’image clignotante de la flèche qui se déplace sur le plan de la ville et constate que la voiture d’Osman roule vers Woodstock.
– Tu as vu à quoi il ressemblait, ce mec ?
– C’est un Blanc. Cheveux bruns, c’est tout ce que j’ai vu.
– Je vous envoie une photo sur votre portable. Dites-moi si vous le reconnaissez.
Quinn fait un signe de tête à l’opérateur à côté de lui. Pour qu’il s’active.
– Ça va prendre un instant, il faut d’abord la réduire…
– D’accord.
Quinn suit à l’écran la progression de la voiture, qui semble se diriger vers Chamberlain Street… Mais dans quel but ?
L’icône vire vers le nord dans Melbourne Street, passe devant les sorties possibles, suit Victoria Street.
Mais où vont-ils donc ?…
Quinn reprend son portable :
– Photo envoyée, prévenez-moi quand vous la recevrez.
Sur l’écran, la voiture d’Osman se dirige vers Plein Street, puis tourne à gauche dans Albert Street.
Vers la N1 ?…
– Ça pourrait être lui, mais je n’en suis pas sûr, dit le passager dans la voiture de filature.
Logiquement, pour rejoindre la N1, l’itinéraire devrait passer d’Albert à Church Street dans Woodstock, mais le GPS indique que la voiture d’Osman vire dans la direction opposée.
Et puis à gauche, dans Treaty Street. Inexplicable.
– Restez là, dit Quinn à l’équipe de filature. C’est un périphérique, ils devront sortir de l’autre côté.
L’icône s’arrête.
Quinn fixe l’écran, le front plissé.
– C’est une zone industrielle ? demande-t-il.
– Le trou du cul du monde, oui…
La voiture d’Osman ne bouge toujours pas.
Soudain, Quinn saisit ce que Becker est en train de faire – il est sûr qu’il s’agit bien de Becker. Il ne jure pas, ce n’est pas son genre ; il se borne à dire dans son portable :
– Allez-y ! À la voiture d’Osman, vite !
Jardin historique au centre-ville, datant du temps de la Compagnie néerlandaise des Indes.