– Merci d’avoir répondu à mon appel, Janina, dit Burzynski, le chef du bureau de la CIA.
– C’est normal, Bruno. Justement, nous étions en train de parler de vous.
– En bien, j’espère ? Janina, j’ai reçu un rapport de Langley, et j’ai le plaisir de vous dire qu’on avance. Permettez-moi de vous expliquer brièvement ce qu’on a tenté de faire. La première étape, c’était d’être absolument sûr que The Madeleine n’ait utilisé ni LRIT ni AIS. C’est exact, je peux le confirmer. Le dernier signal provenant du navire a été enregistré le 22 septembre à 23 h 30, du point de navigation S13 34.973 W5 48.366, dans l’océan Atlantique, à peu près à 1 500 milles ouest-nord-ouest de Walvis Bay. Et puis la transmission s’est arrêtée. Nous avons vérifié auprès des autorités SOLAS, qui nous ont dit avoir dûment notifié les propriétaires, en vain…
– C’est une société bidon. Tous les détails d’enregistrement ont été truqués.
– C’est aussi ce que nous avons conclu, de notre côté. La deuxième étape consistait à relever les positions de tous les bateaux au LRIT désactivé et d’une taille comparable au navire en question, et de chercher des correspondances dans nos images satellites : nous avons identifié seize cibles potentielles, dont quatorze ont déjà été examinées en utilisant du matériel visuel à haute résolution… Par ailleurs, nous sommes tombés sur quelques spécimens intéressants : des contrebandiers dans la mer d’Andaman et dans le sud de la mer de Chine, puis un navire aux mains de pirates somaliens – mais la plupart avaient simplement des problèmes matériels et tous ont été justifiés. Les deux derniers posent un petit problème. Conditions météo défavorables, visibilité limitée à partir de l’espace…
– Où se trouvent-ils ?
– Dans l’Atlantique Nord. Il faudra que je vérifie. Aux Grands Bancs, quelque chose comme ça. Le temps devrait se dégager d’ici douze heures, et nous serons prêts.
– Bruno, je ne sais comment vous remercier.
Milla Strachan gifle l’avocat Tau Masilo sur la joue gauche. Elle voudrait frapper encore, mais il lui saisit les poignets.
– Thiba ! 1 s’exclame-t-il dans sa langue maternelle, étonné.
Il la repousse, se lève et la force à se rasseoir sur son siège. Elle se débat furieusement, lançant des coups de pied.
– Se ke2…
Il la relâche tout d’un coup, lève le bras pour la gifler, mais se ravise et va à la porte.
– Nkwenyane3, dit-il, essoufflé.
– Je démissionne ! hurle Milla, folle de rage. Vous pouvez le garder, votre boulot !
Masilo tâte sa joue, la regarde, puis sourit lentement.
– Bon, dit-il en sortant la clé de sa poche. Le temps de trouver quelqu’un pour vous accompagner, et vous pourrez ramasser vos affaires.
La directrice appelle Rajkumar dans son bureau.
– Il me faut immédiatement la météo pour l’Atlantique Nord, zone des Grand Bancs.
– Je vous rappelle ?
– Non, je reste en ligne.
– D’accord.
Elle entend cliquer la souris de Raj.
– Encore un peu, j’y suis presque… Voilà : j’ai une image satellite… prise il y a une vingtaine de minutes… ça a l’air pas mal…
– Pas d’intempéries ? Pas de nuages ?
– Une seconde… D’après Weatheronline en Angleterre… non, pas de mauvais temps… attendez… le temps de vérifier auprès de la NASA, Bureau des sciences de la Terre…
Elle patiente.
– Beau fixe, ciel cristallin… quelques nuages au large du Canada, mais c’est tout.
– Pourriez-vous vérifier encore et me rappeler ?
– Bien sûr.
Elle raccroche.
Pourquoi Burzynski lui ment-il ?…
Consumée de colère et de honte, escortée par deux agents musclés, Milla va chercher son sac à main et ramasser quelques effets dans son tiroir.
Un silence de mort règne dans l’Équipe Rapport ; seul, Donald MacFarland, sympathique et discret, défie du regard les deux hommes et hoche la tête dans la direction de Milla. Les autres évitent son regard, et ce ne sera que plus tard, assise devant la mer à Milnerton, qu’elle comprendra que quelqu’un a dû leur parler… Qu’a-t-on pu leur dire ?
Pour l’heure, elle entasse ses affaires personnelles dans son sac, jette un dernier regard à Mac et s’en va.
À la porte de sécurité, un des agents lui dit :
– Votre carte, s’il vous plaît.
Elle la sort de son sac et la jette devant lui.
L’autre lui ouvre la porte.
Dans son appartement, c’est le chaos : portes des placards ouvertes, sol jonché d’objets…
Elle constate qu’on a pris ses journaux et son ordinateur portable dans sa chambre. Un sentiment d’impuissance et d’injustice, la rage la submergent. Sachant que des micros sont cachés quelque part, elle pleure en silence, les poings crispés.
Elle doit sortir de cet endroit souillé. Elle prend son sac à main, le vide des choses qu’elle a rapportées du bureau et s’en va. Avant d’arriver à sa voiture, cependant, elle s’arrête, saisie d’une soudaine anxiété. Elle ouvre son sac, cherche fiévreusement son porte-monnaie, le trouve, l’ouvre précautionneusement, à l’affût de traces prouvant qu’on l’aurait fouillé.
Le mot de Lukas est là, encore plié, tel qu’elle l’a rangé ce matin.
Elle réfléchit : ce sac se trouvait au bureau, accroché au dossier de son siège.
Est-ce qu’on aurait regardé dedans ?
Elle décide de mémoriser le numéro de téléphone et de se débarrasser du papier.
Quinn et Masilo observent l’écran, ils voient Miss Jenny s’arrêter subitement et regarder dans son sac à main.
Quinn interprète le langage corporel, établissant le rapport entre l’attitude de Milla et l’objet de son attention.
– Nous n’avons pas fouillé son sac, dit-il, en s’adressant le reproche. Il était ici.
– Aïe, aïe ! dit Masilo, en tâtant sa joue du bout des doigts.
– C’est un bout de papier, il me semble.
Ils la voient replier le papier, le remettre dans son portefeuille et gagner sa voiture. Saisissant la radio, il annonce :
– Attention, Miss Jenny s’en va.
– Combien d’équipes ? demande Masilo.
– Les trois qui suivaient Becker.
– Et qui l’ont perdu… Ce n’est pas un reproche, mais un constat.
– Et ils savent à quel point c’est inacceptable. Becker était à pied, au petit matin, il savait qu’il était filé, et c’est un pro. Pas Miss Jenny. Nous avons planté un GPS dans sa voiture, nous pointons son portable sur la carte, nous écoutons chaque appel, il y a des micros dans son appartement…
– OK, dit Masilo, qui regarde l’écran où la voiture de Milla est une flèche qui se déplace sur un plan. Où va-t-elle ?
D’abord instinctivement, elle roule vers Durbanville quand elle se rend compte de ce qu’elle fait, et pourquoi. Prise de panique, elle sort à Koeberg, se demandant où aller – elle n’est plus en sécurité nulle part. Il faut appeler Lukas… Elle tâtonne, trouve son portable, et compose de mémoire les trois premiers chiffres.
À côté d’elle, une voiture klaxonne subitement. Effrayée, elle lui jette un regard, s’aperçoit qu’elle est en train d’empiéter sur l’autre file, rectifie sa trajectoire d’un brusque coup de volant, voit du coin de l’œil l’autre voiture : le conducteur, le visage grimaçant, qui agite son bras, un doigt en l’air, articulant des insultes qu’elle n’entend pas.
Il s’éloigne enfin, mais elle a les mains tremblantes ; elle doit s’arrêter, elle appellera ensuite. Il y a une station Caltex, après le feu rouge, parfait. C’est alors qu’une voix lui souffle : « N’appelle surtout pas, on t’écoute. »
Prise de conscience qui électrise tout son être.
Lagoon Beach est la première sortie où elle pourra trouver à se garer ; elle y va sans réfléchir, elle veut quitter la route, sortir de la voiture. Elle descend, ferme la Clio à clé et s’en va au hasard, s’accrochant désespérément à son sac à main comme si c’était sa seule possession.
Les allégations de Masilo lui reviennent comme des lumières aveuglantes, oblitérant tout. Elle n’arrive même plus à penser, ni à se rappeler ses conversations avec Lukas, ni les rapports qu’elle a lus. Elle ne voit que les éclairs qui déchirent son horizon.
Elle marche pendant 6 kilomètres, dépasse sans les voir le golf, des maisons, d’autres gens, ignorante aussi des quatre personnes qui la suivent à pied. Enfin, elle s’assoit à l’improviste sur la plage, en retrait de la mer, son sac sur les genoux, la tête dans les mains, le regard tourné vers l’océan, et elle réfléchit.
L’opérateur baisse ses jumelles et dit à Quinn, dans le téléphone portable :
– Non, elle est juste assise.
– Écoutez-moi bien : nous supposons qu’elle attend Becker. Vous savez tous à quoi il ressemble. Dès que vous le verrez, dites-le-nous. Mais, attention, planquez-vous. C’est un pro, et il est probablement armé.
– D’accord.
– L’unité d’intervention est en chemin ; si Becker arrive, elle le prendra. Tenez-vous prêts.
En voulant appeler Lukas, elle vient de frôler la catastrophe ; s’en rendre compte oblige Milla à se calmer.
Elle reste les yeux fermés, tentant désespérément de tout réprimer, la peur, les émotions, les doutes, l’humiliation, l’apitoiement sur soi-même, mais sans y parvenir. Une douleur lancinante à la main droite capte petit à petit son attention… Qu’est-ce que c’est ? Elle finit par se rappeler qu’elle a giflé Masilo ; la satisfaction profonde éprouvée à cet instant-là lui revient en mémoire. Elle se revoit frapper, quelle furie ! Elle sourit involontairement malgré elle. C’était donc toi, Milla, la bonne petite épouse de Durbanville ?…
Cette pensée atténue la tension – pas complètement, certes, mais assez pour lui permettre d’expirer à fond, lentement, et de se ressaisir. J’ai tout de même progressé, pense-t-elle, j’ai grandi, mûri, et en frappant ce type j’ai fait de la résistance, j’ai combattu. Et ça m’a fait du bien.
Elle s’accroche à ces pensées, tente d’en évoquer d’autres. Par exemple, celle qu’elle a consignée dans son journal : Ce matin, j’ai identifié un petit bout de moi-même : j’ai pris l’habitude de refouler mes peurs, de me les cacher. Et ensuite de faire des choses étranges. Et encore : Milla, cette chatte inquiète, fait des bonds apeurés et, souvent, ne sait même pas qu’elle est anxieuse.
Elle décide de ne plus refouler ses peurs, de ne plus nier ses anxiétés : désormais, elle les regardera bien en face, elle réfléchira avant de bondir. Elle cherchera la vérité, trouvera un arrangement. Pour parler comme Lukas Becker et Voltaire, elle jouera d’une façon raisonnée les cartes que la vie lui a distribuées.
Elle reste assise là plus d’une heure, silhouette solitaire sur une vaste plage.