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Lukas, ma lumière,

L’allitération non intentionnelle me séduit d’emblée… Et c’est sans doute là le nœud de mon problème.

Car ma vie est un déluge de mots, une rivière qui ne s’arrête jamais de couler. Loin d’être une noyée entraînée par les flots, je suis un animal aquatique qui est dans son élément. Je batifole, dans les mots de mes pensées, les mots que j’entends, les mots que je lis et que j’écris, les mots sont en moi, m’entourant et me traversant dans un mouvement perpétuel. Je flotte et danse et plonge ; l’écriture, c’est le monde où je vis, mon habitat naturel : je vois les mots, je les sens, je les entends et je les savoure.

Cette eau-mots est brune ; des milliers de gouttes de conjonctions grisâtres, de mots bouche-trou, de mots qui ne sont là que pour en servir d’autres. Mais certains sont argentés comme des ablettes qui filent et dessinent, en bondissant, des arcs qui scintillent au soleil. Des mots qui agissent, pleins de dynamisme. Des mots qui travaillent. Des mots qui vivent. D’autres sont lourds, obscurs, des mots de fond, puis il y a les mots ronds comme des pierres qui roulent, qui raclent et s’écaillent et s’érodent… Mais voilà que je m’emballe à nouveau, compulsive, accro ; cette lettre est ma perfusion, ma dose quotidienne.

Parler, c’est autre chose. Là, le courant m’entraîne souvent ; il y a des tourbillons, des rapides et des rochers cachés, et les mots s’esquivent. Mais quand j’écris, quand il n’y a que moi et le fleuve et que j’arrive à ouvrir les yeux sous la surface, je vois chaque mot, je cherche, je sélectionne.

C’est pour ça que j’écris. Beaucoup, souvent et depuis longtemps. Car cela me permet de maîtriser. Et c’est là mon dilemme.

Les pensées et les mots écrits ne constituent pas une vie. Ils peuvent raconter des histoires, mais pas les créer. Ils peuvent fantasmer (et là, je suis forte), mais les fantasmes sont des histoires fantômes, des ombres de mots, des mirages qui s’évanouissent dès qu’on approche. Ce sont des rivières asséchées.

Je n’ai pas d’histoire, Lukas. J’ai commencé à écrire un livre, il n’y a pas longtemps, et la meilleure source que j’aie pu exploiter était mon seul acte significatif : mon départ de la maison, ma nouvelle vie de femme à l’âge de quarante ans. Ça a été la somme de ce que j’ai accompli, la seule source de conflit interne, le point culminant de mon existence et la profondeur de mon récit fleuve. Peut-être comprendras-tu mieux si je dis qu’avant de te connaître j’étais déjà amoureuse de ton histoire, celle que j’ai dû rédiger sous forme de profil. Tu es tout ce que je voulais être, tout ce que j’ai fantasmé pour ma vie : un découvreur, un homme d’action, un voyageur qui suit son cœur, et ses passions et intérêts ; tu as vécu, tu as fait des expériences, alors que moi, je suis restée devant mon ordinateur à penser au plaisir que j’aurais à écrire ton histoire. Combien ton livre serait merveilleux !

Et ce matin (ça semble une éternité), assise sur la plage de Milnerton, c’est la douleur dans la main qui m’a sauvée, car cela m’a rappelé quelque chose que j’ai fait. Car avec ce geste, même si c’était sous le coup de la colère et de la honte, au lieu de m’esquiver, j’ai réagi.

Cet après-midi, j’ai réagi à nouveau : en téléphonant pour récupérer mon journal intime ; depuis, j’ai éludé, je me suis échappée, camouflée, j’ai déjoué. Mots d’action. Mon cœur a battu fort, mes mains ont tremblé, j’ai pris un taxi collectif, un train de banlieue, deux grandes premières pour moi – que diraient les bonnes épouses de Durbanville ? J’ai découvert un monde nouveau, j’ai traversé des frontières, j’ai vécu dangereusement (un tout petit peu) et je peux désormais l’écrire, Lukas ; un jour je pourrai exploiter ces petits morceaux d’expérience.

Tu auras sans doute déjà commencé à deviner ce que je veux te dire : que je n’ose pas, comme tu l’as dit, « tourner le dos, laisser tomber tout cela » ; j’en veux encore, je veux vivre, connaître de nouvelles expériences.

Je sais ce que tu voulais dire en parlant de mon histoire et je ne peux te le reprocher. Tu voulais dire que je suis une mère, que j’ai un enfant, des responsabilités, et que je ne suis pas obligée de (ou ne peux pas, ou ne devrais pas, ou ne dois pas) poursuivre cette aventure. C’est là une question qui me tourmente depuis des mois, que j’ai tournée et retournée dans mon esprit, et je ne sais toujours pas où se trouve la bonne réponse. Pendant dix-sept ans j’ai vécu pour mon fils et mon mari. Désormais – par égard pour Barend aussi –, il faut que je vive pour moi-même.

Tu m’as dit : « Tu ne peux pas rester. » Pourtant, je le dois.

Lukas, je t’en prie…

Samedi 10 octobre 2009

Elle sort de la chambre, portant une de ses chemises à lui. Elle le voit assis au comptoir face à tout un outillage étalé sur la table ; son dos nu tourné vers elle, il se penche, entièrement concentré sur les pièces de l’ordinateur portable qu’il a démonté.

À côté, la lettre.

Elle s’appuie au chambranle, observe les longs muscles de son dos, de son cou, la coupe militaire de ses cheveux bruns. Elle s’approche, elle veut le toucher.

Il tourne brusquement la tête et lui jette un regard.

– Milla, reste là où tu es ! dit-il, brutal et impératif, et lui faisant peur.

– Quoi ?…

Il se penche à nouveau sur les entrailles de l’ordinateur.

– Explosifs. C’est l’ordinateur d’Osman… Laisse-moi juste…

Elle le voit retirer précautionneusement un mince tube argenté, auquel deux fils fins sont reliés. Il le met soigneusement de côté. Puis il enlève lentement un ver mince de matière gris pâle qui ressemble à de la pâte à modeler.

– C4, dit-il, en le touchant prudemment. Il y a peut-être un autre détonateur.

Enfin satisfait, ayant extrait et mis de côté toute cette pâte, il essuie la transpiration de son front et se tourne vers elle.

– Bonjour, dit-il.

Elle s’approche, s’appuie contre lui, la main sur son dos nu, l’embrasse sur la joue.

– Voilà ce que tu fais avant de déjeuner…

Il la serre contre lui, sans rien dire.

– Tu as lu ma lettre ?

– Bien sûr.

– Et alors ?…

Il la relâche doucement.

– Regarde ceci, dit-il en montrant l’explosif.

– Je comprends, mais…

Il secoue la tête, la prend par les épaules. Son visage est grave.

– Milla… dit-il.

– Je peux t’aider.

Mais elle sait déjà ce qu’il va dire.

– Milla, je te veux, je veux être avec toi et je reviendrai à toi quand ce truc sera fini. Mais regarde donc la chose objectivement, s’il te plaît. Si tout ça tourne mal… je ne pourrai pas m’inquiéter de ta sécurité, je ne peux risquer de laisser mes sentiments interférer.

Elle ne réussit pas à lui cacher sa déception.

– Je suis désolé, dit-il.

 

Plus tard, pendant qu’elle prend son café, il remonte l’ordinateur et explique le rôle de celui-ci à Milla, comment il a fini par comprendre pourquoi Osman a voulu récupérer son téléphone portable lors de l’enlèvement.

– Le récepteur était sur le couvercle de l’ordinateur. Osman voulait composer un numéro pour activer l’explosif. La charge est faible, juste assez pour démolir l’ordinateur. Quand je lui ai pris son téléphone, il a voulu attraper l’ordinateur, car il y a un deuxième interrupteur…

– Mais pourquoi ?…

– C’est ce que j’essaie de trouver.

Quand il allume l’ordinateur, il se heurte à un nouvel obstacle.

– Il faut un mot de passe, dit-il.

Milla regarde. Un cadre sur l’écran : Entrez votre mot de passe.

– Tu ne le connais pas ?

– Aucune idée.

– Je peux peut-être t’aider.

– Tu t’y connais en ordinateur ?

– Non, mais je connais quelqu’un.

 

Janina Mentz et Tau Masilo sont assis d’un côté de la table, les Américains de l’autre, dans une salle de réunion au ministère de l’Intérieur dans Plein Street, le site le plus neutre que Mentz ait pu trouver en si peu de temps.

Dès le début, son attitude envers les Américains est plutôt froide. Burzynski réagit en affichant un petit sourire en coin, comme s’il savait quelque chose. Cela agace Mentz, qui décide de tirer la première salve :

– Bruno, je n’ai pas encore parlé au ministre des manigances de la CIA, mais si nous n’avons pas trouvé de solution d’ici l’heure du déjeuner je n’aurai plus le choix.

– Manigances ? demande Bruno, candide.

– Allons, Bruno, ce n’est pas le moment de jouer à ces jeux-là. Nous n’avons plus le temps.

– Janina, je ne sais pas de quoi vous parlez. Sincèrement.

– Des conditions météo défavorables dans l’Atlantique Nord ? Pensez-vous honnêtement que nous sommes arriérés au point de ne pas savoir consulter la météo ?

– Je vous ai bien dit, Janina, que je ne savais pas exactement où…

– Fadaises, Bruno. Vous saviez exactement. Vous savez toujours. Vous cherchiez à gagner du temps, et je vous en veux car cela met en danger des citoyens sud-africains. Vous voulez vraiment avoir ça sur la conscience ?

– Un risque pour vos concitoyens ? Vous n’avez jamais dit ça. Peut-être, Janina, pourriez-vous commencer par jouer franc jeu vous-même. D’autant que vous nous demandez de mettre toutes nos ressources dans la balance.

– Franc jeu, Bruno ? Voilà : nous, nous n’avons pas d’opérateur qui fouine dans vos affaires en ce moment. Nous ne faisons pas ça à nos alliés.

– Seriez-vous en train d’insinuer…

Elle plaque sa main sur le dossier devant elle, ayant décidé de jouer son atout.

– Attention maintenant, Bruno, j’ai ici quelques renseignements très intéressants.

Elle perçoit une hésitation et se dit : Je le tiens.

– Alors, je vous en prie, partagez-les avec nous.

Elle ouvre le dossier, sort la photo de Lukas Becker et d’une chiquenaude l’envoie à Burzynski, sans quitter celui-ci de ses yeux de faucon.

Burzynski ne trahit rien ; il redresse lentement la photo sur la table et l’examine.

– Eh bien, qui est-ce ?

– Celui qui travaille pour vous depuis au moins 1997. En Israël, en Égypte, en Jordanie, en Iran, en Turquie, et plus récemment en Irak.

– Pas pour moi, en tout cas.

Burzynski fait glisser la photo vers Grant, un quinquagénaire à grande barbe grisonnante et au regard intense.

– Mais voyons, Bruno ! Nous savons qu’il a essayé de s’attacher un membre de notre personnel ; nous savons aussi qu’il a perdu quelque chose de très important à Johannesburg, qu’il a éliminé Julius Shabangu, et qu’en outre il vous a coûté une petite fortune. Alors, arrêtez d’insulter mon intelligence et passons aux choses sérieuses…

Elle observe Grant, voit qu’il secoue la tête, et elle demande :

– Où retenez-vous Osman ?

Ce dernier nom produit enfin une réaction : un tout petit plissement des paupières de Burzynski, aussitôt effacé. Celui-ci regarde ses trois collègues. Eden et Grant hochent la tête à son intention, l’un après l’autre. Ce sont des supérieurs de Burzynski, Janina s’en rend compte à l’instant. Intéressant…

Burzynski la regarde enfin ; il s’éclaircit la voix. Quand il prend la parole, il n’y a plus aucune trace d’agacement dans sa voix calme et grave :

– Je vais vous dire trois choses, Janina. Et je vous conseille de me faire confiance, dans l’intérêt de votre gouvernement et de votre pays. Premièrement : je ne sais pas qui est cet homme (il tapote la photo de Becker), mais si vous voulez que nous enquêtions, nous le ferons. Deuxièmement : nous croyons que c’est vous qui détenez Osman, et nous aimerions bien avoir accès à lui. Troisièmement : votre bateau, The Madeleine, a complètement disparu. Comme s’il n’avait jamais existé.

– Vous n’arrivez pas à le retrouver ?…

Incrédulité.

– Exactement. Nous avons fait de notre mieux, et c’est peu dire. Nous voulons le retrouver encore plus que vous. Alors, voici ce que je propose : vous me montrez ce que vous avez, et moi, je vous montrerai ce que j’ai.

À ce moment précis, le portable de Masilo sonne dans sa poche.

– Pardon, dit-il, sortant l’appareil et regardant l’écran.

Il voit que l’appel vient de Quinn.

– C’est peut-être important, dit-il. Excusez-moi.

Il se lève et sort en hâte, en refermant la porte.

– Il y a des nouvelles ?

– Osman, dit Quinn. Il est aux soins intensifs à l’hôpital Chris-Barnard. Crise cardiaque. Un homme correspondant à la description de Becker l’a amené dans la nuit. Osman n’a repris connaissance que ce matin.

Masilo rit nerveusement.

– Incroyable !

– Mais ce n’est pas ça, la grande nouvelle. Osman a demandé à l’infirmière des soins intensifs d’appeler Suleyman Dolly, sur le numéro fixe de son domicile. Il a dû oublier le dernier numéro de portable du Cheik. On a intercepté l’appel. Elle a d’abord dit à Dolly qu’Osman se trouvait à l’hôpital. Puis elle a ajouté et je cite : « Osman m’a demandé de vous prévenir que le chien a l’ordinateur portable… »

Masilo fait aussitôt le rapprochement :

– Becker.

– Exact. Nous supposons que le portable se trouvait dans la sacoche d’Osman, à laquelle il tenait apparemment beaucoup, car le personnel de l’hôpital dit que c’est la première chose qu’il a demandée en revenant à lui. Mais ce n’est pas tout. La troisième chose que l’infirmière a dite à Dolly, c’est : « Le chien roule dans une Golf bleue, numéro CA 143 suivi de quatre autres chiffres. »

– Ils vont essayer de le choper.

– Je le pense.

– Vous avez du monde, là-bas ?

– J’ai huit personnes à l’hôpital actuellement. Osman a été isolé. Entre-temps, Dolly est arrivé, il nous menace d’obtenir des référés.

– Laissez-le menacer. Mais qu’il n’approche pas d’Osman.