69

iThemba Computers se trouve au premier étage d’Oxford House, dans la grande rue de Durbanville ; le jeune homme derrière le comptoir reconnaît Milla, malgré son foulard.

– Hello, Tannie, comment ça va ?

– Hello, dit Milla. Mon voisin (elle indique Becker) a un problème avec son ordinateur.

– Que pouvons-nous faire pour vous, Oom ?

– J’ai oublié mon mot de passe Windows, dit Lukas.

– XP ou Vista ? demande le jeune homme.

 

Lorsque Masilo revient, c’est Burzynski qui a la parole :

– … s’intéressent à Osman, alors nous savons tous les deux, Janina, qu’il s’agit ici d’extrémisme musulman local. Je ne vois vraiment pas l’intérêt de faire des chichis.

Masilo se rassied, prend son bloc-notes et écrit : Osman retrouvé. À l’hôpital. Sous notre garde.

Mentz lit pendant qu’il écrit, et hoche légèrement la tête.

Masilo retourne le bloc.

– Vous n’arrivez pas à trouver le bateau, dit Mentz, sceptique.

– Nous avons localisé chaque vaisseau d’un tonnage à peu près équivalent et qui n’utilise ni LRIT ni AIS. Et croyez-moi, ça n’a pas été facile. En fait, il n’y a que trois explications possibles. La première, c’est qu’ils se cachent quelque part. Pas très probable, je le sais, mais s’ils ont éteint leurs émetteurs, ne bougent pas du tout et sont bien camouflés, ils pourraient s’en tirer comme ça. La deuxième possibilité, c’est le sabordage. Mais ça suppose déjà résolue la question essentielle, c’est-à-dire : « Pourquoi ? » ; nous la laisserons donc de côté. La troisième possibilité, c’est qu’ils émettent de faux LRIT, et si c’est le cas… eh bien, nous sommes fichus. Faire des recoupements pour chaque vaisseau en mer prendrait des semaines.

– Vous avez bien dit que vous voulez retrouver ce bateau encore plus que nous ?

– Oui.

– Pourquoi donc ?

– Nous savions que vous alliez poser cette question, Janina. J’ai passé toute la nuit à discuter de ça avec Langley, et le résultat est que je suis seulement autorisé à vous dire ceci : nous pensons que le chargement de The Madeleine est d’une importance vitale pour la sécurité nationale tant de l’Afrique du Sud que des États-Unis.

– Alors, vous savez ce que nous savons ?

– Non, Janina, je ne sais pas ce que vous savez. Mais permettez-moi enfin de vous présenter en bonne et due forme mes deux collègues… Janet Eden est une analyste de haut vol à MENA1, notre bureau d’analyse pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord. Jim Grant travaille au bureau d’analyse du terrorisme. Ils sont venus tous les deux en Afrique du Sud en raison de votre demande SOLAS. Janet, nous feriez-vous l’honneur ?…

C’est une femme d’une quarantaine d’années, mince, séduisante, très soignée.

– Merci, Bruno.

Elle se tourne vers Mentz et Masilo.

– Je ne vais pas m’excuser : nous ne pourrons pas partager tous nos renseignements. Nous sommes tous de grands garçons et de grandes filles travaillant dans le même secteur, et nous en connaissons les règles, dit-elle, directe et assurée. Alors laissez-moi vous dire ce que je peux. Il y a environ dix semaines, Jim et moi, nous nous sommes rendu compte, chacun de son côté, que la communication s’intensifiait entre des cellules soupçonnées d’appartenir à al-Qaida à Oman, au Pakistan, en Afghanistan et – à notre grande surprise – en Afrique du Sud, et en particulier au Cap. Nous avions déjà relevé des échanges entre al-Shahab en Somalie et des cellules au Cap, mais à des niveaux nettement moins élevés, faciles à décoder ; ce flux d’al-Qaida était différent. Quand nous sommes allés voir nos supérieurs à ce sujet, une task force a été créée, chargée de se concentrer exclusivement sur cette affaire. Bruno et ses collègues ici en faisaient partie. Le grand obstacle a été le décryptage : ils utilisent un code mis au point par le Dr Michael Rabin à Harvard en 2001, du genre incassable. Je ne vous ennuierai pas avec les détails – on peut les trouver sur Google –, mais, en résumé, le système implique deux parties qui établissent une source de chiffres authentiquement aléatoires, et s’envoient ensuite ces chiffres par radio.

– Nous sommes au courant de ce cryptage, réplique Mentz.

– Tant mieux, pas besoin de l’expliquer… La semaine dernière, nous avons remonté la trace de la communication jusqu’à Shahid Osman, entre autres, d’où l’intérêt que nous lui portons. Des agents au Pakistan et en Afghanistan collectaient depuis un certain temps des bouts d’information, et nous en avons réuni suffisamment pour savoir que quelque chose de très important se trame, qu’un bateau de pêche est impliqué, et que cela aura lieu dans les soixante-douze heures qui viennent, au Cap ou dans les environs. Bruno…

– Merci, Janet. Janina, je dois le dire franchement : nous voulons Osman, et c’est urgent. Nous sommes à peu près sûrs qu’il possède les clés du code, et il s’agit d’une situation d’urgence, notre temps commence à s’épuiser. Hier, Langley m’a demandé de vous soumettre une requête formelle d’appréhension d’Osman, moyennant votre accord et votre coopération. Imaginez notre surprise en recevant la nouvelle de son enlèvement hier soir. Honnêtement, nous pensions que c’était vous. C’est pour cela que nous avons sollicité cette rencontre…

Burzynski s’arrête en voyant Tau Masilo griffonner frénétiquement sur son bloc.

Mentz lit les quatre mots : Becker détient ordinateur Osman.

Elle lève la tête et regarde les Américains.

– J’aurais besoin de quelques minutes pour réfléchir à tout cela.

 

Le jeune homme d’iThemba Computers ne met que onze minutes pour retrouver le mot de passe de l’ordinateur d’Osman. Il l’écrit à leur intention : Amiralbahr.

– Tu vois ! dit Milla avec enjouement, comme si c’était elle qui avait trouvé la solution.

– Ça veut dire quoi, Oom ?

– Rien. C’est pour ça que je l’ai oublié. Merci beaucoup.

– Oom, faut-il laisser le script comme ça ?

– Quel script ?

– Le script de formatage.

Becker se gratte la tête.

– Rappelez-moi ça.

– Oom, le script que vous avez ici – Contrôle, Alt et Bureau – va formater le disque dur et tout effacer.

– Ah, oui.

– Et deux mots de passe erronés aussi.

– Vous pouvez enlever tout ça.

 

– Bruno, dit Janina Mentz, vous jouez avec le feu. Votre homme, Becker, détient l’ordinateur d’Osman, vous disposez désormais de la clé du cryptage, et pourtant vous persistez à nous tromper et à gaspiller un temps précieux. Mais pourquoi donc ?

L’indignation se répand sur le visage de Burzynski, qui veut répondre, mais Jim Grant le devance et prend la parole pour la première fois :

– Madame, dit-il d’une voix de basse pleine d’autorité, je suis le directeur adjoint du Bureau d’analyse du terrorisme de la CIA. Je suis tenu au courant de toutes les opérations de renseignement et de contre-espionnage effectuées actuellement en Afrique australe, ainsi que des agents et des ressources qui y sont impliqués ; et je peux affirmer catégoriquement que cet homme ne fait pas partie de nos effectifs. Dans le cas contraire, je vous l’aurais dit immédiatement, car la cause commune m’y aurait obligé. Si vous persistez à douter de notre bonne foi, je me trouverai dans l’obligation de vous demander de porter cette affaire devant votre président. Pourrions-nous suggérer respectueusement qu’il appelle notre secrétaire d’État pour obtenir des éclaircissements… Mais je vous en supplie, si nous optons pour cette solution, faisons-le sans perdre davantage de temps. Comme tout le monde le fait remarquer, semble-t-il, le temps nous manque dangereusement.

C’est la combinaison de gravité, d’autorité et de sérieux, et le fait que les Américains persistent à nier, bien que Becker possède l’ordinateur portable, qui conduit Janina Mentz à se poser pour la première fois la question : aurait-elle pu se tromper ? Elle hésite un instant avant de dire :

– Mais s’il ne travaille pas pour vous, pour qui donc travaille-t-il ?

– Nous l’ignorons. Mais nous aimerions beaucoup le savoir. Auriez-vous d’autres informations à nous fournir ?

– Dans ce cas, dit-elle, en se laissant aller dans son fauteuil, nous partageons le même problème. Il nous faut trouver Becker. Parce que c’est lui qui a la clé.

 

Au centre commercial de Bayside à Table View, elle achète des vêtements et des provisions, en payant avec l’argent qu’elle a retiré dans un distributeur de Durbanville. Puis ils rentrent au Big Bay Beach Club pour qu’elle prépare le déjeuner et qu’il puisse explorer l’ordinateur.

Lukas est silencieux. Elle sait que ses chances de retrouver son argent s’affaiblissent d’heure en heure. Elle voudrait lui parler pour lui donner du courage, mais elle ne sait pas quoi dire.

 

Mentz et Masilo regagnent les bureaux de l’APR.

– Vous vous rendez bien compte, j’espère, que c’est votre faute ? dit-elle.

– Quoi donc ?

– Becker. Et l’ordinateur d’Osman. Vous vouliez laisser Becker faire, Tau, alors que moi, je voulais qu’on le neutralise. Vous espériez qu’il me forcerait à agir.

– C’est vrai, admet-il.

– Tau, je vous ai nommé parce que vous n’êtes pas un béni-oui-oui. Parce que vous êtes suffisamment fort pour me résister. Alors faites-le, mais ouvertement, honnêtement.

– C’était une erreur. Cela ne se reproduira pas.

1.

Middle East and North Africa.