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Milla a mangé seule. Elle est en train de laver son assiette quand elle entend une sonnerie de portable ; elle ne réalise pas tout de suite que c’est celle du téléphone qu’elle a acheté la veille. Elle court dans la chambre où elle l’avait posé sur la table de chevet.

– Allô ?

– C’est Lukas… Je pense qu’il y a quelqu’un avec lui, l’APR ou quelqu’un d’autre. Il a raccroché. Je vais devoir trouver un autre plan.

– Quel genre de plan ?

– Il faut que je me procure des armes.

– Des armes ?… Mais ton pistolet ?

– Il me faudra plus que ça.

– Mais pourquoi ? demande-t-elle, affolée.

– Si je veux mon argent… il faudra que j’intercepte cette cargaison.

 

– Becker a appelé depuis une cabine d’Eden-on-the-Bay à Blouberg, dit l’opérateur à Quinn.

– Un hôtel ?

– Je pense qu’il s’agit du nouveau centre commercial.

– Encore un ?…

– Je vais essayer de trouver.

– Affichez-moi un plan sur le grand écran, dit Quinn. Marquez l’endroit où les plaques ont été volées. Et puis le centre commercial. Quels progrès avec les hôtels ?

– On en a appelé plus de vingt. Pas de résultat.

– N’oubliez pas d’inclure Blouberg.

Le silence s’installe jusqu’à ce que la voix de Janina Mentz fuse du fond de la salle :

– Bon travail, Quinn !

 

Masilo a fait installer le bureau de coordination au rez-de-chaussée de Wale Street Chambers. Des câbles Internet serpentent sur le sol avec des liaisons téléphoniques provisoires ; au milieu, il y a une longue table et quelques chaises.

Burzynski entre, avec des dossiers et un ordinateur portable ; il se met à parler avant même de refermer derrière lui :

– Votre homme, Becker, travaille pour son propre compte, annonce-t-il, en déposant la pile sur la table.

Puis il place l’ordinateur sur le côté et prend le dossier du dessus.

– Mon homme ?…

– Au figuré… (Il passe le dossier à Masilo.) Nous avons reçu ceci du FBI il y a une heure. Il s’avère que ce Lukas Becker est un contrebandier. D’objets antiques.

Il s’assoit, approche son ordinateur de lui.

– Je me servirai du wi-fi et de mon téléphone portable, si ça ne vous dérange pas. Non pas que je ne vous fasse pas confiance, mais c’est notre procédure opératoire standard… (Il indique le dossier.) Comme vous le verrez, le FBI a ouvert un dossier sur Becker en 2004, quand il a été mis à la porte par un professeur d’archéologie de l’université de Pennsylvanie au cours d’une expédition de fouilles en Turquie. On l’a surpris avec un pendentif datant de deux mille ans qui vaut une petite fortune. Le prof l’a licencié sur-le-champ, mais n’a pas voulu le dénoncer aux autorités turques, de peur de perdre sa licence de fouilles. Alors il a appelé le FBI. Il leur a également parlé d’autres objets qui manquaient. Lorsque le Bureau s’est mis à enquêter sur le passé de Becker, on a trouvé qu’il avait été soupçonné lors de fouilles précédentes, mais personne n’avait de preuves.

– Ensuite, il est allé en Irak ?

– Précisément. Il a dû réaliser qu’il n’avait plus aucune chance de travailler dans l’archéologie. Alors il a rejoint Xe Services pour former des équipages de vedettes irakiennes qui patrouillent le Tigre, le fleuve qui coule jusqu’au golfe Persique : grand axe de communication au paradis des contrebandiers… Et puis, il y a un mois, Interpol a commencé à mettre au jour une organisation énorme de trafic d’objets anciens : partant des musées de Bagdad, les pièces sont acheminées vers New York et Amsterdam. Trafic d’antiquités persanes, d’œuvres d’art, de bijoux, de tout ce que vous voulez… D’une façon ou d’une autre, il y a eu des fuites et le réseau s’est démantelé très vite. Du jour au lendemain, votre Becker démissionne de Xe et prend le premier vol pour rentrer chez lui, via Londres…

– Ah, ah ! s’exclame Tau Masilo.

– Mais il y a encore autre chose. Quand Interpol et la police militaire américaine se sont mis à interroger quelques-uns des contrebandiers qu’ils avaient arrêtés, ils ont appris que Becker était parti avec une somme rondelette appartenant aux chefs du réseau. Le gang aurait rattrapé votre homme à Johannesburg, où il leur a servi une histoire déchirante de détournement de voiture et de fortune volée. D’après la rumeur, on lui aurait donné six semaines pour rembourser. Sinon, ils le buteront.

– Jeso ! 1

– Jeso, répète Bruno Burzynski, comme vous dites… Et maintenant que nous avons éclairci ce point, si on attrapait quelques extrémistes ?

 

– Monsieur, dit l’opérateur, il y a un appel de Jarryd January, il paraît que c’est urgent.

– Passez-le-moi.

Il attend le signal clignotant, puis répond.

– Vous avez des nouvelles ?

– Mon informateur chez les Ravens vient d’appeler. Quelqu’un a fait savoir à la bande de Terror Baadjies que la Golf a été vue…

– À Blouberg ?

– Oui.

Étonnement.

– Où exactement ?

– Le mec est sorti d’un centre commercial, Eden-on-the-Bay. Ils l’ont vu trop tard pour le filer. Mais maintenant ils s’y mettent tous, tous les gangstas de la Plaine.

Quinn jure. C’est presque inaudible et il se tourne vers Mentz.

– Madame, il faut déplacer l’unité d’intervention à Blouberg, immédiatement.

– Allez-y.

 

Tout à la fin du rapport du FBI, Masilo tombe sur un paragraphe qui l’incite à saisir son téléphone et à composer le numéro de Janina Mentz à la salle d’opérations.

– Mentz.

– Becker travaille pour son propre compte. Trafiquant d’antiquités ; j’ai un dossier du FBI, un rapport d’Interpol. Mais prévenez Quinn qu’il a trois identités d’emprunt, assorties d’autant de faux passeports.

– Je note…

– John Andreas, Dennis Faber…

– Ah, ses parents…

– Pardon ?

– Ce sont des variations sur les noms de ses parents.

– Ah… Oui. Le dernier est Marcus Smithfield.

– Je le signalerai à Quinn. D’autres nouvelles ?

– Pas encore.

 

Elle a demandé à Lukas au téléphone où il allait se procurer des armes. Pour la première fois, il y a eu de l’irritation dans sa voix, de l’impatience, comme si elle était un enfant pénible.

– Mais Milla, en cinq ans d’Irak, on fait des connaissances ! dit-il avant d’ajouter d’un ton brusque et pressé : Faut que j’y aille, je te vois dès que je peux.

Milla s’effondre dans un fauteuil, blessée : elle n’a fait que demander, elle voulait savoir, c’est tout… Pas la peine de prendre ce ton ! S’apitoyant sur elle-même, elle s’efforce néanmoins de comprendre. Elle est indignée et voudrait s’en aller tout en sachant qu’elle ne peut plus rentrer chez elle, car ils l’y attendent, ces gens qui l’ont mise sur écoute, qui ont examiné toute sa vie dans son journal intime. Elle ne veut jamais les revoir.

Il va pourtant falloir qu’elle rentre. Elle doit récupérer sa voiture, son téléphone, où il y aura un message de Kemp, son avocat, qui lui aura trouvé quelqu’un pour détecter les micros cachés. Il faut qu’elle fasse le ménage, qu’elle range. Elle gardera son portable à portée de main pour appeler Kemp, et s’ils tentent encore de l’interroger, eh bien, cette fois-ci elle se défendra. Qu’ils l’accusent ! Elle n’a violé aucune loi…

Non, il faut qu’elle patiente, en laissant Lukas finir ce qu’il a à faire. Il lui faut attendre le retour de Lukas de cet autre monde, où l’on trouve des armes parce qu’on connaît des gens, un monde de bateaux de contrebande et de gens qui détournent des voitures et volent de l’argent. Le monde du crime organisé du Gauteng et de la Plaine du Cap, le monde des extrémistes musulmans… Et de la pauvreté, du chômage et de la drogue, réalités dont elle n’a été que très vaguement consciente, enfermée à l’abri de murailles et d’alarmes dans la forteresse de Durbanville : un monde d’apparences construit sur l’ignorance, le déni et l’isolement, où tous se serrent les coudes pour préserver une chimère de sécurité et de prospérité.

Ironiquement, dans ce monde-là, elle ne s’est pas vraiment sentie chez elle. En un sens, Durbanville était tout aussi étrange que ce paysage dans lequel Lukas veut s’installer. Et la voici maintenant un pied dans chaque monde, sans appartenir ni à l’un ni à l’autre : Milla Strachan, chez elle nulle part. Son instinct lui dit de se lever, de prendre un stylo et du papier, et d’écrire jusqu’à ce que ça fasse sens. Elle se rend soudain compte que ça recommence : elle essaie de nouveau de créer avec des mots un havre de paix, un foyer, un endroit auquel elle appartienne, un univers qui ait une signification, même si ce n’est que pour elle. Est-ce là tout ce qu’elle est destinée à posséder ?

Elle se lève, mue par l’envie de passer à l’acte, d’accomplir n’importe quelle action qui la sortirait de ces limbes, une bouée dans le flot des mots.

Elle voit l’ordinateur portable sur le comptoir, celui duquel Lukas a sorti l’explosif et l’information qui était tout aussi dangereuse, et elle se dit : Je vais regarder, ne serait-ce que pour savoir ce qu’il sait, lui. Cela rendra l’attente plus supportable.

 

– Je le tiens ! crie l’opérateur, la paume de la main sur le combiné. Sous le nom de Dennis Faber, au Big Bay Beach Club.

– Un hôtel ? demande Quinn.

– Non, une résidence de vacances.

– C’est où ?

– Le dernier bâtiment à droite quand on sort de Blouberg en allant vers Melkbos.

– Quel numéro ?

– Pardon ?…

– Becker se trouve à quel numéro ?

– Ah… ne raccrochez pas… dit l’opérateur. Madame, s’il vous plaît, Dennis Faber, quel est le numéro de son pavillon ? Le 27.

Quinn appelle Tiger Mazibuko, le commandant de l’unité d’intervention.

– Mazibuko.

– Le Big Bay Beach Club, c’est un ensemble résidentiel pour vacanciers à la sortie de Blouberg. Il est au numéro 27.

– Nous sommes en route.

– Combien de temps ?

– Quinze minutes.

1.

« Jésus ! », en xhosa.