Parmi tous ces diamants – les constellations scintillantes du Victoria & Albert Waterfront et du port de plaisance de Granger Bay –, l’Oceana Power Boat Club fait figure de vilain petit morceau de charbon.
Trois pancartes OPBC identiques sont fixées à la clôture déglinguée, comme si une seule ne pouvait convaincre le visiteur de l’existence de ce lieu. Sol de terre battue, conteneurs éparpillés en désordre, un affreux bâtiment long à toit plat, éclairé par une unique ampoule accrochée dans un angle… Le site a tout l’air d’un chantier clandestin, temporaire et miteux. À l’arrière-plan, un empilement d’énormes blocs de béton forme un brise-lames qui cache presque entièrement la phosphorescence de la mer. La grille d’entrée à double battant est fermée ; tout est silencieux et sent l’abandon.
Ils se tiennent dans l’ombre, à gauche de la grille. Milla voit le corps de Lukas changer subtilement – les épaules, le cou, la tête – comme s’il se cachait, se faisant plus petit, plus alerte, les yeux partout, observant, évaluant, mesurant tout, devant et autour d’eux.
– Je veux savoir comment ça se présente à l’intérieur, dit-il en se mettant en marche vers la droite le long de la clôture.
– Il faut que Tiger divise son unité en deux équipes, dit Mentz à Quinn. Je veux que la moitié aille à l’aérodrome militaire d’Ysterplaat, où les hélicoptères seront prêts dans une heure, et l’autre moitié à la base navale de Simonstown, où le commandant du SAS Amatola les attend. Raj dit qu’il devrait avoir l’information vers… (elle consulte sa montre) 2 heures.
Quinn voudrait lui demander si elle est sûre que le bateau viendra au Cap, mais il suppose qu’il s’agit d’une hypothèse optimiste raisonnable. Les Américains ont le même dilemme : s’ils repèrent le bateau les premiers, ils auront à couvrir la même distance.
– Quelque chose sur la Nissan volée ? demande Mentz.
– Rien, répond Quinn. Absolument rien.
Ils suivent la clôture sur une centaine de mètres, jusqu’à la mer, où le grillage s’arrête, surplombant une pente raide qui descend jusqu’à l’eau dans un chaos de blocs empilés. À gauche, il y a moyen de pénétrer sur le terrain de l’Oceana Power Boat Club en se faufilant sur un rebord étroit, envahi de mauvaises herbes, tout en se serrant contre le petit côté d’un conteneur. Lukas avance, la poitrine contre la tôle du conteneur, les mains agrippées aux rainures métalliques des parois. Il tourne la tête vers elle.
– Viens, c’est facile.
Elle le suit.
De l’autre côté du conteneur se trouve une petite baie abritée, protégée des regards curieux. La passe y donnant accès est large d’à peine 10 mètres, et la baie peut accueillir six ou huit petits bateaux à moteur. Il y a au milieu un étroit ponton de bois flottant sur des barils métalliques. Une rampe de béton descend en pente douce vers la mer.
Vue d’ici, la rusticité modeste de l’OPBC offre avec la ville un contraste encore plus marqué : à droite, les étages supérieurs des résidences luxueuses du port de plaisance ; à gauche, le scintillement du Waterfront et au sud, 500 mètres au-delà du remblai gazonné de Strand Street, se dresse, spectaculaire et irréel, le nouveau stade de foot, vaisseau spatial lumineux qui vient se détacher contre la masse noire de Signal Hill.
Il considère tout cela d’un œil calculateur.
– Ils savent vraiment ce qu’ils font, dit-il.
– En quoi ?
– Comme crique de contrebandiers, c’est quasi parfait. On dirait quelque chose qui va bientôt être démoli ; en passant devant, personne ne regarderait deux fois. Si votre bateau arrive ici, vous êtes pratiquement invisible. Et vous voyez ce qui est autour : on peut repérer tout ce qui approche à 200 mètres. En plus, on est à cinq minutes de la N1, à dix minutes de la N2 ; c’est tout près de Sea Point et du centre-ville ; on y entre et on en sort très vite…
– Alors, comment va-t-on faire pour…
Elle ne sait pas comment formuler sa question, ignorant comment voler un missile et le revendre.
– C’est presque parfait, poursuit-il. Regarde…
Il indique les deux bras en forme de croissant du brise-lames constitué de gros blocs empilés.
– Se cacher là-dedans, rien de plus facile ! De là-bas, on contrôle tout le secteur. Leur grand problème, c’est qu’il n’y a que deux issues, étroites toutes les deux : la grille, vers la rue, et la passe, vers la mer.
Il consulte sa montre, soudain pressé.
– Il nous reste à peine deux heures. Allons prendre un café.
– Encore quatre heures, corrige-t-elle.
– Mais non.
Il repart en sens inverse.
Sur la table, parmi les ordinateurs, les outils et le matériel, le disque dur paraît incroyablement petit, relié à deux fils minuscules.
– Le disque est un peu voilé ; il a fallu d’abord enlever la coque, dit Rajkumar en ramassant la petite boîte métallique pour la montrer à Mentz. Ensuite, nous en avons fabriqué une nouvelle – en la modifiant pour tenir compte de la déformation – afin de permettre au disque de tourner. Le problème, c’est que le disque a été définitivement endommagé…
– Dans quelle mesure ?
– On ne le sait pas encore. Cela dépend si le disque était plein, s’il a été défragmenté régulièrement… Nous aurons besoin d’un peu de chance.
Mentz le regarde, impassible.
– La roue tourne, madame, la roue de la fortune. Tôt ou tard, inévitablement, elle tournera.
Ils sont assis chez Mugg & Bean devant des tasses de café. Elle demande :
– Pourquoi est-ce que nous n’avons plus que deux heures ?
– Le rendez-vous est à 2 heures du matin. S’ils arrivent trop tôt, l’attente se prolonge, les hommes s’ennuient et s’impatientent, ils se laissent aller. Et les risques augmentent : patrouilles de sécurité, de police, un membre du club qui a oublié quelque chose… Donc, vers 1 heure du matin, on envoie quelques types pour sécuriser l’endroit : des yeux pour contrôler les alentours. Le reste de l’équipe, avec les pick-up et les camions et tout le tremblement, n’arrive que vers 2 heures moins le quart. Mais comme il s’agit d’extrémistes musulmans extrêmement prudents – d’autant plus que leur ordinateur portable a été perdu –, ils enverront peut-être des observateurs dès minuit. Ou même plus tôt. On va bien voir.
– Qu’allons-nous faire ?
– Eh bien, on va prendre l’argent.
– Quel argent ?
– Il y a toujours de l’argent liquide qui change de mains dans des transactions de ce genre. On ne paye jamais d’avance, on ne paye pas par chèque, on ne fait confiance à personne. Si un type te dit qu’il va faire un virement électronique, comment vérifier ? Donc tu veux avoir le fric dans la main et pouvoir le compter. Un mec apporte la marchandise, l’autre l’inspecte, puis remet l’argent. Toujours. S’il s’agit d’armes, c’est contre des dollars.
– Nous ne sommes que deux.
– Nous attendrons que la transaction soit effectuée. Les armes ne nous intéressent pas ; ce qui nous intéresse, c’est les gars qui repartiront en bateau. Par cette passe étroite là-bas… Ce sont eux qui auront l’argent…
Il sort un stylo de la poche latérale de son sac à dos et dessine les rues, la mer, le brise-lames à traits rapides sur la serviette en papier.
– Je serai ici, devant, sur la pointe du brise-lames. Tu vas te poster de l’autre côté de Strand Street, ici, cachée derrière le talus d’herbe. Comme ça nous couvrirons les deux issues : moi, la mer et toi, la rue. Normalement, dans ces cas-là : ceux qui apportent la camelote et ceux qui l’emportent participent tous au transbordement, et tout le monde a intérêt à ce que ça se passe le plus vite possible…
– Pourquoi ?
Il sourit encore une fois devant ce besoin naïf de tout comprendre.
– Parce qu’ils veulent pouvoir faire encore des affaires à l’avenir ; il y a des réputations à sauvegarder, un code d’honneur… Alors, avec un peu de chance, le canot repartira avec l’argent vers le navire au moment où le chargement sortira par la grille. Alors moi, je les arrêterai au brise-lames. Tout ce que toi, tu auras à faire, c’est tirer quelques coups de feu de ton côté, en visant le sol… Dans le noir, ça va être une sacrée surprise, on doit donner l’impression d’être nombreux. J’arroserai avec l’AK, et puis avec le H&K. Toi, tu prendras l’autre AK et le pistolet ; tu attendras que je tire, et puis ce sera à toi d’abord avec l’un, et puis avec l’autre, un coup – cinq ou six fois –, des bruits complètement différents, ils vont croire qu’on est très supérieurs en nombre. Ça devrait nous suffire.
Il avale une grande gorgée de café.
– Mon Dieu, Lukas !… dit-elle.
Extrait : Une théorie du chaos, Human & Rousseau, 2010, p. 312-313.
Il a eu une réaction logique. Pensant que ma préoccupation, mon incertitude concernaient ce qui allait venir, il a posé sa main sur la mienne et m’a dit :
– Si ça se passe mal, tu poses les armes et tu t’en vas. Vers la lumière. À l’hôtel. Tu laveras tes mains et tes vêtements pour enlever les résidus. Et tu m’attendras là.
J’ai répondu « Non » car je n’arrivais plus à me retenir.
– C’est moi qui ai écrit le rapport te concernant. Je sais ce que tu as appris dans la marine, comment… Mais comment as-tu fait pour savoir ces choses-là, que tout le monde participe au déchargement, comment semer des gens qui te poursuivent, comment acheter des téléphones portables sans donner son identité, et puis comment se procurer des fusils au Cap et comment voler des voitures en arrachant des trucs et en connectant des fils… Et qu’il faut laver les résidus de poudre sur ses mains ?
Plus tard, couchée sur le talus, j’ai eu honte de m’être emballée, des mots que j’avais employés. J’aurais dû lui dire : « Peu importe où tu as appris tout ça, et où tu l’as appris. Mais pourquoi tu ne me fais pas confiance en me racontant la vérité ? Pourquoi n’as-tu pas confiance en mon amour ? » Mais il était alors trop tard.
J’ai vu son regard se porter au loin, vers un horizon invisible.
Lentement, l’expression de son visage a changé. Elle s’est adoucie comme lorsque quelqu’un se prépare à annoncer une triste nouvelle. Il m’a dit, d’une voix couleur d’un jour de pluie, une chose très curieuse :
– J’ai fait des études pour découvrir comment et quand nous avons perdu notre innocence. Et j’ai trouvé la réponse.
C’est seulement à ce moment-là qu’il m’a regardée.
– Depuis quatorze mille ans nous cheminons vers le chaos, Milla. Depuis notre premier village, notre première ville… mais si lentement que personne ne s’en est aperçu. Mais ça a changé. Le chaos se lève devant nous comme une marée montante, en Amérique, en Europe, ici, de plus en plus vite, de plus en plus près. Encore dix ans, vingt ans, cinquante peut-être, et le chaos nous engloutira. Tu l’as vu, désormais tu le sais. Tu vas le regretter, tu te demanderas s’il ne vaut pas mieux vivre heureux et inconscient. Tu n’es pas encore arrivée au point de te rendre compte que le chaos est inéluctable. Alors tu te demanderas quelles sont nos options : peux-tu te permettre de l’ignorer ? Ou faut-il profiter du chaos pour tenter d’y échapper ?
Il a pris sa tasse, bu une petite gorgée de café et déclaré :
– C’est ce que j’ai fait, moi. Je suis allé apprendre le chaos, pour pouvoir l’exploiter. Et tout à l’heure tu vas l’exploiter avec moi.