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Il est couché à côté d’elle sur le talus herbeux ; le stade de foot derrière eux, la rue devant et le club nautique en face. Il sort des jumelles et observe lentement l’Oceana Power Boat Club. Enfin, il dit :

– Ils ne sont pas encore là.

Puis il lui explique exactement ce qu’elle doit faire. Elle va avoir l’impression que le temps s’arrête : il ralentit dès que le débit d’adrénaline s’accélère, une minute s’étirant en éternité… Il ne faut pas se laisser prendre. Dès qu’elle entendra la première rafale, elle devra consulter sa montre. Ils auront facilement dix, voire vingt minutes avant l’arrivée de la police.

– Reste consciente du temps, explique-t-il, garde ton calme.

Lorsqu’elle verra qu’il a l’argent et qu’il a franchi la grille, elle ne doit pas le rejoindre, mais rester à l’abri du talus et marcher vers la lumière, vers l’hôtel.

Elle hoche la tête, le front plissé par l’effort de concentration.

Le moment le plus pénible sera les deux heures d’attente. Il est difficile de rester immobile ; il faut s’installer confortablement, bien dégager l’endroit où on s’allonge.

– Ton plus grand ennemi, c’est ton esprit, dit-il.

Elle aura sommeil, elle sera assaillie de doutes, elle verra des fantômes, elle pensera que tout risque d’échouer. Il faut s’en tenir au plan et à rien d’autre, rester éveillé, oublier tout le reste… mais surtout s’en tenir au plan.

Il lui montre encore une fois le maniement de l’AK-47 et la procédure de tir.

– À tout à l’heure.

Il la prend par les épaules et l’embrasse dans le cou, sur la tempe, puis il se lève et descend la pente d’un pas exercé.

Elle le suit des yeux alors qu’il traverse Strand Street, se dirige vers la grille de l’OPBC et disparaît dans l’obscurité le long de la clôture.

 

Dans le bureau de coordination, à 0 h 45, Masilo observe Bruno Burzynski. L’homme de la CIA marche de long en large contre le mur du fond, agité, son téléphone portable collé à l’oreille. De temps en temps, il répète un « Hum hum », sans que son visage trahisse quoi que ce soit.

Il raccroche enfin et se tourne vers la table, où il vient s’asseoir, coudes sur le plateau, mains ouvertes en un geste de conciliation.

– Il faut que vous lui parliez, Tau.

– Elle ne bougera pas, Bruno. Sauf si vous lui dites ce qu’est cette cargaison.

Pour la première fois, la tension paraît sur le visage de Burzynski, qui laisse échapper un geste de frustration et d’impuissance.

– Je ne peux pas, Tau. Ce n’est pas moi qui décide. Tout ce truc est tellement politisé, tellement grave.

– Ça ne va pas suffire.

Burzynski se ressaisit et se laisse aller sur son siège, manifestement fatigué.

– Je sais.

Extrait : Une théorie du chaos, Human & Rousseau, 2010, p. 317.

La dernière demi-heure fut la plus dure.

Mon corps endolori d’être restée des heures couchée sur l’herbe et les cailloux, les portes s’ouvrant dans ma tête rongée par l’incertitude, déverrouillées par la demi-confession de Markus, tout cela m’incitait à entreprendre un examen de conscience et à examiner mes propres péchés, enfouis depuis si longtemps.

Sur ce talus herbeux, en face d’un port abritant de petites embarcations, au milieu de la nuit, je me suis souvenue de Cassie.

Casper… Il y a dix-huit ans, dix mois avant que je rencontre Frans. Un an avant que je tombe enceinte. Casper, étudiant en musique, violoncelliste, suivait le même cours de rattrapage que moi. Cassie le vulnérable, Cassie le moche, aux dents de traviole, aux petites oreilles décollées, Cassie à l’échine de chien battu. Il était agaçant, avec sa conversation névrotique sans queue ni tête, ses silences abrupts, imprévisibles… Mais je n’avais pas le courage de le chasser. Cela me procurait même une certaine satisfaction : je me sentais noble, altruiste, à me sacrifier, à le supporter, à le laisser bavarder avec moi, à laisser naître entre nous un semblant d’amitié.

Mais Cassie en voulait davantage, il téléphonait sans cesse, me suivait partout, venait me demander à l’accueil du foyer. Jusqu’à la soirée délirante où tout a débordé, c’en était trop. Je fonçai dans l’escalier, pris Cassie par la main, le traînai jusqu’à son petit studio, où, refermant la porte, debout devant lui, je me déshabillai. Complètement nue, je me suis exposée devant ce pauvre Cassie, regardant ses yeux qui vacillaient entre mes seins et mon pubis, sa bouche molle, son incrédulité, sa gratitude, sa transformation soudaine de chien de manchon en chien de garde. Comme ma mère, j’extériorisais une pulsion, je libérais quelque chose et, comme elle, j’y trouvais du plaisir. Ce fut un instant d’éblouissement et d’obscurité. De vérité aussi. Je ne lui permis pas de me toucher.

Elle voit d’abord le pick-up bleu foncé, tout cabossé. Il passe deux fois devant la grille, repart vers le Waterfront et fait demi-tour. Il y a deux personnes à l’avant.

Il est 1 heure moins le quart.

À moins cinq, ils sont de retour ; ils s’arrêtent à côté de la clôture, descendent, vérifient tout autour d’eux. L’un des hommes a un téléphone portable collé à l’oreille.

Milla suit chaque mouvement.

À 1 heure, deuxième vague. Une camionnette s’arrête devant la grille. La portière côté passager s’ouvre, un homme descend et disparaît, caché par le véhicule. Il réapparaît et ouvre la grille, le battant droit d’abord, puis celui de gauche. Il reste sur place quand la camionnette entre, attend que le pick-up apparaisse et entre à son tour, puis il referme la grille, mais sans la cadenasser.

La porte arrière de la camionnette s’ouvre. Six, sept, huit hommes en descendent, chacun une arme à la main. Elle en reconnaît la forme : des AK-47, comme celui qui est par terre devant elle.

Un homme de grande taille gesticule, donne des ordres ; les autres vont au pick-up, en sortent du matériel : de grands cylindres.

Tous bougent d’une manière décidée, chacun donnant l’impression qu’il sait exactement ce qu’il a à faire. Deux hommes contournent la petite baie, se dirigeant vers le brise-lames par la gauche, deux autres passent par la droite. Les autres disparaissent derrière le bâtiment.

Mon Dieu, Lukas, ils vont te voir…

Les véhicules éteignent leurs feux.

Silence. Il ne se passe plus rien.

 

1 h 17.

Mentz entre dans le bureau de coordination. Les deux hommes notent son air satisfait.

– Je ne doute pas qu’à l’heure qu’il est vous ayez trouvé, Bruno. La mauvaise nouvelle, c’est que l’ordinateur portable d’Osman a été très endommagé. La bonne nouvelle, et je suis heureuse de vous l’annoncer, c’est que le disque dur est néanmoins en assez bon état. Nous devrions avoir accès à ses données d’ici une demi-heure. Alors, la question qui se pose maintenant est la suivante : comment progressez-vous avec vos satellites et tout ça ?

 

L’attente est sans fin. Milla a chaud, elle a envie d’enlever son anorak mais n’ose pas bouger. Ses mains transpirent sur la crosse en bois de l’AK, tandis que ses yeux continuent à scruter le terrain là-bas, où rien ne bouge.

Elle consulte sa montre encore et encore pendant cette éternité qui s’étire de minute en minute. Elle se demande : Et si jamais…, au risque de libérer d’angoissantes possibilités. Ses lèvres forment des paroles, encore et encore, en silence. Il faut s’en tenir au plan, rester éveillée…

À 1 h 27, elle expérimente une sorte de sortie de corps. Elle se voit couchée sur le flanc du talus : une femme de quarante ans aux cheveux courts, mère de Barend Lombard, ex-épouse de Christo, sa vie devenue totalement irréelle, la vie de quelqu’un d’autre. Elle a envie de se lever et de partir à sa propre recherche, de hurler, d’agiter les bras, lever en l’air l’AK, appuyer sur la détente et voir la trajectoire des balles, leurs arcs élégants, feux d’artifice, festivités.

Les battements de son cœur la ramènent à la réalité, ce cœur qui bat trop vite, trop fort, jusqu’à lui donner l’impression que le sol remonte vers elle, s’apprête à l’avaler. Elle sait que c’est l’effet de la tension, de deux jours de tension ; elle regarde sa montre : 1 h 44, c’est effrayant, un choc parcourt son corps… Où est donc passé tout ce temps ?

S’en tenir au plan, oublier tout le reste, rester éveillée, et s’en tenir au plan !…

Ce n’est pas son monde à elle, celui-ci. Cela, désormais, elle le sait.

 

1 h 54.

Les mains de Rajkumar sautillent sur le clavier comme un couple de cailles dodues.

– Nous avons les clés ! Nous avons les clés, je suis en train d’exporter, commencez à décrypter, appelez la directrice ! Oh, merde !

Les techniciens, l’équipe qu’il a sélectionnée, ses collègues débonnaires, tous le regardent.

– Il y a un e-mail ici. Nous n’aurons peut-être pas besoin de décrypter, mais le fils de pute l’a protégé avec un mot de passe, voyons voir, salopard de musulman, donne-le-moi, donne !…

Ça les fait rire.

Il lève la tête en hâte et dit sèchement :

– Appelez la directrice. Maintenant !