Pièce photocopiée : Journal de Milla Strachan
Date d’enregistrement : 27 septembre 2009
Laisser des marques, une trace à la surface de la Terre, c’est une façon de dire : « J’étais ici », quelque chose qui donne une direction, un sens à cette vie qui file à toute allure.
Mais comment faire pour laisser une trace ?
Et quel genre de trace est-ce que je veux laisser ? Quel genre de trace suis-je capable de laisser ? Et pourquoi au juste je veux en laisser, des traces ? Par peur simplement, peur d’être oubliée ? Car l’oubli prive la vie de sens. Est-ce ça, ma véritable peur ? Est-ce pour cette raison que je veux écrire un livre, mon unique (et dernière ?) chance de laisser quelque chose de tangible, une petite preuve que j’ai été ici ?
Mais à quoi bon ?
Ne devrais-je pas me demander également quelle est l’utilité de ce journal ? N’est-il pas un indice, lui aussi ? J’ai été ici, et voici ce qui m’est arrivé… Mais combien d’entrées sont simplement des inscriptions de rien du tout ? Des pensées, des soupirs, des murmures, là où rien ne se passe, où rien n’a été accompli ?…
Certains jours ne laissent aucune trace…
Il y en a qui s’écoulent comme s’ils n’avaient jamais existé, aussitôt effacés dans le sillage de ma routine… Ou par mon désir de les oublier aussi tôt que possible. Les traces d’autres jours restent visibles peut-être une semaine avant que le vent de la mémoire les recouvre de sable – le dépôt laissé par de nouvelles expériences.
Notre vie est composée de vingt-deux mille jours en moyenne. Combien nous restent en mémoire, nommés et datés ? Dix, douze ?… Anniversaires, mariage et divorce, séparations, décès, puis quelques Grandes Premières… Les traces des autres jours s’usent peu à peu. Résultat : la vie consiste en fin de compte en l’équivalent d’un mois de jours dûment enregistrés en mémoire et d’une poignée de souvenirs non datés.
Il faudrait vivre en sorte que chaque jour laisse une trace.
Mais comment faire ?
Le Pilatus PC-12, modèle « Combi », aménagé pour transporter quatre passagers et un volume substantiel de fret, en l’occurrence 200 kilos d’équipement informatique, atterrit à Walvis Bay à 13 h 52.
Quatre hommes en descendent : deux spécialistes de l’effraction et deux des meilleurs techniciens de Rajkumar. Ils déchargent les caisses de matériel et attendent Reinhard Rohn, qui vient à leur rencontre sur le tarmac, les autorisations d’importation à la main. Il est accompagné de deux douaniers.
En dix minutes, les formalités sont expédiées, et Rohn va chercher son pick-up pour charger les caisses. Quand c’est fait, les quatre hommes s’acheminent vers l’agence de location de voitures, chacun portant à l’épaule un petit sac de voyage. Rohn les regarde, remarquant leurs corps minces et leur assurance insolente.
Moi aussi, j’étais comme ça, se dit-il. Il y a longtemps…
Opération Shawwal
Transcription : Écoute : J. Shabangu et L. Becker, conversation sur téléphones cellulaires
Date et heure : 27 septembre 2009, 17 h 21
JS : Je n’ai pas ton putain de fric, et je te promets que si je t’attrape ça va saigner… C’est clair ?
LB : Allez, mon vieux, on n’arrive à rien en parlant comme ça. C’est qui, alors, qui a mon argent ?
JS : Va te faire foutre !
(Conversation terminée.)
Opération Shawwal
Transcription : Écoute : J. Shabangu et L. Becker, conversation sur téléphones cellulaires
Date et heure : 27 septembre 2009, 17 h 29
LB : Mon vieux, c’est une surprise, ça…
JS : Je vais te le dire, qui a ton argent. Après, tu me fous la paix.
LB : Je te donne ma parole d’honneur.
JS : Shahid Latif Osman. Va le lui demander.
LB : C’est qui, Shahid Latif Osman ?
JS : C’est un foutu isela1, il vit au Cap. C’est lui qui a ton fric, chaque centime. Je t’envoie son numéro par SMS. Et puis tu le lui demandes à lui, à lui et à Tweety l’Oiseleur, c’est eux qui doivent te donner ton fric, tu leur diras que je l’ai dit.
LB : Mon vieux, je te remercie.
JS : Tu ne m’appelles plus… plus jamais, putain, compris ?
Quinn arrive au bureau vers 23 heures pour suivre à Walvis Bay l’opération d’effraction et l’installation du matériel.
L’opérateur lui fait d’abord écouter la conversation entre Julius Shabangu et Lukas Becker. Lorsque celle-ci se termine, Quinn secoue la tête, à la fois incrédule et troublé. Il adresse un e-mail rapide à Masilo et à Rajkumar pour expliquer que l’interférence de Becker, depuis son appel à Shabangu qui a détraqué si dramatiquement l’interception de Musina, ne doit plus être prise pour un intermède comique : c’est un facteur inconnu susceptible de faire tout dérailler. Il est donc urgent d’en apprendre davantage à son sujet, de faire dresser un profil approfondi de ce Becker et d’envisager sérieusement de l’intercepter.
Il envoie le message et se rend à la salle d’opérations quinze minutes avant le début de l’effraction. Il adresse au ciel une prière d’urgence : Dieux du ciel, faites que l’on ne se fiche pas dedans ce soir ! Amen.
Lundi 28 septembre 2009
À minuit vingt, la sonnerie de son portable tire Milla de son sommeil et l’envoie tituber au salon, redoutant vaguement une mauvaise nouvelle. Elle voit que c’est Barend qui appelle, sent son ventre se nouer.
– Ça va, toi ?… est la première chose qu’elle demande.
– Non, c’est papa, dit-il.
Milla sent ses jambes flancher.
– Qu’est-ce qui s’est passé ?
– Il a été agressé. Il est à l’hôpital.
– Agressé ? Où ?
Ce qu’elle ne comprend pas, c’est le ton de reproche dans la voix de son fils. Pourtant elle n’a rien fait de mal.
– À Jacobsdal, mais l’ambulance les a emmenés à Kimberley.
– Barend, c’est grave ?
– Oui, c’est grave. On lui a cassé une pommette, le nez, des côtes…
– Mais comment tu le sais ? Comment tu as su ?
– Il m’a appelé tout à l’heure.
– Ton père t’a appelé ?
– Oui.
Soulagée, elle s’apprête à dire « Alors ça ne peut pas être si grave que ça », mais elle s’effondre sur le canapé.
– Qui l’a agressé ? Pourquoi ?
– Des mecs sont entrés comme ça et ils se sont mis à les taper…
– Les taper ?… Qui ?
– Oom Tjaart, Oom Langes et Oom Raynier, ils étaient sur les Harley, ils se sont arrêtés à Jacobsdal boire un verre, et alors ces cinglés sont entrés dans le bar et les ont agressés.
C’est donc pour ça que Barend a dû passer les vacances chez sa grand-mère, pour que Christo et ses copains puissent faire un road trip sur leurs Harley, les fumiers ! Et son devoir de père, donc ! Ce type pense toujours à lui en premier.
– Est-ce que ta grand-mère le sait ?
– Non.
– Je téléphone à l’hôpital pour voir ce qu’il en est, et je te rappelle.
– Maman, pourquoi tu n’appelles pas papa ?
– Un médecin pourra… il nous faut un avis professionnel.
Juste après avoir raccroché, elle se rend compte que la question de Barend signifiait qu’il espérait toujours voir ses parents se remettre ensemble. Dans son esprit, l’agression pouvait en fournir l’occasion.
Une demi-heure plus tard, elle rappelle son fils.
– J’ai parlé à l’infirmière de garde, elle m’a dit qu’aucune de leurs blessures n’est grave. Ils vont tous sortir demain.
– Mais, maman, comment papa va faire pour rentrer ? Avec des côtes cassées, il ne peut pas faire de la bécane. On pourrait pas aller le chercher ?
– Il y a des vols réguliers entre Kimberley et Le Cap, Barend…
– Mais, maman, comment peux-tu être aussi insensible ?
La gestion des conflits n’est pas le fort de Rajkumar. Il trouve la réunion pénible : l’atmosphère est lourde, l’antagonisme évident entre la directrice et Masilo. Qui plus est, il sait que les efforts fournis ne seront pas reconnus.
Masilo a la tête dure. Il reste debout pendant toute la réunion – sans doute une forme de protestation, pense Raj, comme pour dire : « Si je m’assieds à table avec elle, cela signifiera mon accord, ma solidarité. »
Mentz, de son côté, évite le regard de Masilo. Elle s’est installée à côté de Raj, et garde les yeux fixés sur le mur pendant qu’il fait son rapport.
– L’opération à Consolidated Fisheries a été une réussite remarquable, le travail d’équipe entre les opérateurs de Tau et mes techniciens excellent, dit-il en la regardant.
Mais il se rend compte que cela ne lui fait ni chaud ni froid.
– Poursuivez…
– En ce moment, nous clonons tous leurs disques durs. Une partie de leur software est disponible sur le marché, une autre partie a été conçue sur mesure, mais nous serons opérationnels en un temps record, dit-il, forçant son optimisme. Et voici une nouvelle qui est franchement bonne : nous avons déjà réussi à nous connecter à leur site web de filature, Fleet Tracker. Avant l’heure du déjeuner, nous aurons un rapport complet sur les mouvements de tous leurs vaisseaux depuis un mois.
Elle se borne à hocher la tête.
– Autre chose ? demande-t-elle, toujours sans regarder Masilo.
– Que des mauvaises nouvelles, répond l’avocat. Nous n’arrivons pas à retrouver de La Cruz, ni Baadjies. Les membres du Comité suprême suivent leur routine. Nos efforts pour intercepter le camion n’ont rien donné. Voilà… C’est tout.
Milla est la première à arriver au bureau. Mme Killian se hâte vers elle, un dossier mince à la main. Elle lui dit bonjour et place le dossier devant Milla.
– Theunie vous expliquera comment dresser un nouveau profil. En attendant qu’il arrive, lisez ceci. Nous n’attendons les premiers rapports des opérateurs que demain au plus tôt. L’idée, c’est de compléter le document au fur et à mesure que de nouvelles informations nous parviennent…
Milla ouvre le dossier. Il consiste en une seule feuille, avec la consigne d’origine sous le titre : Profil approfondi : Lukas Becker.
– C’est très important, Milla. Il faudra vous accrocher…
Opération Shawwal
Transcription : Écoute : A. Hendricks et L. Becker, conversation sur téléphones cellulaires
Date et heure : 27 septembre 2009, 17 h 41
LB : Puis-je parler à Shahid Latif Osman, s’il vous plaît ?
AH : Pardon ?…
LB : Tu comprends l’afrikaans, mon frère ?
AH : Qui est à l’appareil, s’il vous plaît ?
LB : Je m’appelle Lukas Becker et je cherche Shahid Latif Osman.
AH : J’ai l’impression que vous vous trompez de numéro.
LB : Tweety l’Oiseleur ? Est-il disponible ?
AH : Vous vous trompez sûrement de numéro.
LB : Vous en êtes sûr ?
AH : Il n’y a personne ici qui a ces noms-là.
LB : OK. Je m’excuse.
Devant une tasse de thé, dans le bureau du ministre, Janina Mentz choisit ses mots avec soin. Cette intervention, elle l’a bien préparée.
– Monsieur le ministre, nous avons identifié une cible potentielle d’attentat, et elle nous a paru très sensible d’un point de vue politique. Notre première priorité est de protéger la cible, bien sûr. Mais nous nous trouvons confrontés à deux dilemmes. Premièrement, nous ne disposons d’aucune preuve indéniable que la cible en question soit effectivement visée : il s’agit d’une spéculation sur la base d’une donnée que nous avons interceptée chez des extrémistes. Deuxièmement, pour protéger la cible éventuelle, nous aurions besoin de l’aide de nos collègues du maintien de l’ordre, y compris peut-être de certaines autorités locales. Or, comme vous le savez, le gouvernement provincial du Cap-Occidental a tendance à vouloir profiter politiquement de tout et de n’importe quoi. Nous ne savons donc pas si nous pouvons leur faire confiance.
Le ministre hoche la tête, en signe d’accord.
– Je suis venue demander un conseil, monsieur. Comment pouvons-nous empêcher l’attentat sans compromettre toute l’opération ?
Mardi 29 septembre 2009
– S’il y a eu contact entre les Ravens et le Comité, nous l’avons raté. Mais il est possible qu’il n’y en ait pas eu, dit Quinn.
– Alors, où sont les diamants ? demande Rajkumar.
– En route vers Oman.
Les deux directeurs adjoints lancent à Quinn un regard interrogateur.
– Réfléchissez, dit celui-ci. Ce sont des intégristes musulmans. Ces pierres sont souillées par le péché, ils ne veulent pas y toucher. Et ils veulent éviter autant que possible d’avoir affaire aux Ravens, pour des raisons évidentes. Alors, quelles sont leurs options ? Dire à Terror Baadjies de mettre le tout dans un coffre-fort et de l’envoyer par DHL chez Macki à Oman. Dès qu’il arrivera, l’argent sera versé. Quelque chose dans ce genre…
Masilo ne réagit pas. Rajkumar dit :
– Merde !
– Nous sommes donc obligés de supposer que l’affaire est classée, dit Quinn. Désormais, nous devons nous concentrer sur les armes, ou les explosifs, ou tout ce que ces lascars pourraient bien passer en contrebande, et également sur la date du 12 octobre.
« Voleur », en zoulou.