Le rapport est un document enregistré dans la base de données de l’APR. En le parcourant, Milla Strachan se demande si quelqu’un lit ses mises à jour, et pour quelles raisons.
Qu’est-ce que Lukas Becker, historien anthropologue, a bien pu faire pour qu’une agence de renseignement s’intéresse à lui ? Certes, il a signé un contrat avec Blackwater, connu désormais comme Xe Services. Milla a cherché sur Internet à se renseigner sur cette société. Sous la nouvelle appellation, on ne trouve rien, juste un site en construction. Sous « Blackwater », en revanche, il y a beaucoup de choses, généralement très controversées : Blackwater aurait entraîné des mercenaires.
À 14 h 27, pendant qu’elle rédige son rapport, le logiciel indique que quelqu’un de l’extérieur est en train d’actualiser le dossier. Milla clique sur l’icône « rafraîchir ». Le nouvel apport est une photo ; cédant à la curiosité, elle clique dessus.
La photo s’ouvre.
Saisi à la lumière claire du soleil, à côté d’une Toyota blanche, se tient un homme mince aux cheveux bruns coupés en brosse, la tête à demi tournée vers l’appareil photo : il regarde un homme noir qui porte l’uniforme de l’entreprise de location de voitures.
Il y a dans son sourire, dans la bonté de son regard, dans sa façon de regarder, quelque chose qui la captive. À ce moment-là, les deux hommes qui ne se connaissent pas échangent quelques mots : l’appareil saisit un instant de compréhension et de reconnaissance. Milla fixe longuement l’image, cherchant sur les traits de l’homme les traces de sa vie, de ses parents instables, décédés ; de ses études exotiques, passionnantes ; des expéditions archéologiques, de ce qu’il a fait dans l’armée et en tant que mercenaire… Mais il n’y a rien de tout cela. Juste le sourire et la compassion.
– C’est qui donc, cette merveille ? demande Jessica en lorgnant par-dessus son épaule, rappelant tout d’un coup Milla à la réalité.
Peu avant 9 heures, Quinn entre dans le bureau de Masilo et annonce :
– Nous avons un problème. Lukas Becker vient de passer lentement devant la maison de Shahid Latif Osman.
– Et ensuite ?…
– Ensuite, il est parti, vers le centre-ville.
– Il y a une balise sur sa voiture ?
– Il y en aura une avant ce soir.
– Et son portable ?…
– Nous l’écoutons. Mais ce n’est pas tout. Le bureau de Johannesburg a fait savoir que Julius Shabangu a été tué d’un coup de MAG-7, un fusil de chasse automatique à canon court…
– Et ?…
– Ce n’est pas n’importe quelle arme : on ne la trouve que chez les militaires ou les contrebandiers. Or, Becker a travaillé en Irak pour Blackwater…
– Qu’est-ce que vous êtes en train de me dire là, Quinn ?
– Que ce type est sans doute armé et dangereux.
– Nous ne sommes pas sûrs que ce soit lui qui a tué Shabangu. La preuve est circonstancielle.
– Et si Osman était le prochain sur sa liste ?
Masilo fait la seule chose que Quinn n’a pas envisagée : il hausse les épaules.
Quinn comprend alors que c’est ce que l’avocat souhaiterait. Et Masilo ne croit toujours pas à la motivation de Janina Mentz.
Pièce photocopiée : Journal de Milla Strachan
Date d’inscription : 1er octobre 2009
Vivre est un mot de cinq lettres, sans profondeur. On vit, ou on ne vit pas. C’est comme un interrupteur : on/off, c’est branché ou pas. La profondeur apparaît quand nous en faisons quelque chose. Là est la différence entre vivre et avoir une vie.
J’ai dit à Jessica que je veux faire des choses, je veux avoir des expériences : une vie.
J’ai cru que mon nouveau départ, mes leçons de danse et mon projet de livre, c’était la vie. Puis je compare cela à la vie de quelqu’un comme Lukas Becker, et je vois que mon interrupteur n’est pas encore vraiment sur « on ».
Vendredi 2 octobre 2009
Dès que l’Elantra de Babou Rayan disparaît au coin de Chamberlain Street, le pick-up de Telkom s’arrête devant la porte d’entrée du 15.
Deux techniciens en descendent, l’un portant une petite boîte d’outils, et l’autre un sac plus grand et un rouleau de fil téléphonique. Ils entrent par la grille et avancent d’un pas décidé vers la porte d’entrée.
L’un des techniciens se met à dérouler le fil en jaugeant du regard la façade de la maison, comme s’il voulait installer quelque chose en haut. L’autre s’accroupit devant la porte, le dos tourné vers la rue pour que les passants ne puissent voir ce qu’il fait. Il ouvre sa boîte et sort un long tube mince en fibre optique, muni à son extrémité d’une caméra dite « serpent ». Lentement, il pousse le tube sous la porte, les yeux fixés sur un petit moniteur caché dans la boîte à outils.
Puis il manœuvre la caméra pour voir le mieux possible ce qu’il y a à l’intérieur de la maison.
– Merde ! s’exclame Rajhev Rajkumar.
Avec Quinn, il regarde dans la salle d’opérations le moniteur, sur lequel s’affiche une image agrandie de ce que la caméra capte dans la maison de l’Upper Woodstock.
– Mais ces mecs sont complètement paranos ! dit Quinn.
La salle de séjour du 15 est en effet un modèle de sécurité : détecteurs de contact à la porte et aux fenêtres, capteurs de mouvements dans deux angles, et dans un troisième une caméra de télévision en circuit fermé.
– Comment le leur reprocher ? dit Rajkumar.
– Ça suffit, ordonne Quinn par radio aux techniciens. On se casse.
Rajkumar se lève avec difficulté.
– Et voilà : l’opération micro est dans le lac… Vous savez, je n’ai jamais vu ça…
– La sécurité ?
– Ça aussi, bien sûr. Non : une déveine comme celle-là, et qui dure autant. Incroyable. Mais prenons ça du bon côté : tôt ou tard ça va tourner.
À la soirée organisée le vendredi chez Arthur Murray, Milla Strachan voit Lukas Becker avancer vers elle à travers la piste.
Elle est attablée avec d’autres élèves du cours, des jeunes et des vieux, qui bavardent en attendant que la musique attaque, « D’où viens-tu ? », « Depuis quand est-ce que tu danses ? »… Les lumières baissent, seule la piste reste illuminée, et le mouvement attire son regard : elle lève les yeux et l’aperçoit.
Sa première impulsion est de lui faire signe de la main, car c’est quelqu’un qu’elle connaît… Puis elle le remet, les circonstances lui reviennent à l’esprit, et son cœur tremble.
La musique commence : un fox-trot.
– Me feriez-vous l’honneur ?
La voix de M. Soderstrom, son professeur, à côté d’elle. Un instant elle reste pétrifiée, puis elle se lève.
« L’arrêt de bus » est une danse conçue pour permettre aux élèves d’Arthur Murray de s’exercer avec plusieurs partenaires. Les femmes se mettent en rang ; les hommes, en passant devant elles, invitent chacun la femme en tête de la file et font un tour de piste, avant de revenir et de recommencer avec la suivante.
Milla ressent fortement la présence de Becker : elle est consciente de ses qualités de danseur, de sa galanterie et de tout ce que désormais elle sait de lui. Elle s’efforce de ne pas le regarder.
Le premier « arrêt de bus » ne l’amène pas à la tête de la file au moment où Becker passe. Vingt minutes plus tard, à mi-parcours du second tour, elle se trouve en tête de file lorsqu’il arrive, affichant le sourire de la photo, et une ligne de sueur sur le front, sous sa coupe en brosse. Il se courbe en avant et dit :
– Je suis Lukas.
– Milla, répond-elle, presque inaudible, affaiblie autant par la tension nerveuse que par ses efforts pour bien danser.
– Millie ?
Plus grand d’une tête, il baisse les yeux vers elle.
– Non, Milla.
– Milla, répète-t-il, comme pour mémoriser.
Elle se rend compte qu’elle ne danse pas bien.
– Je suis encore en train d’apprendre, dit-elle, gênée, en guise d’excuse.
– Moi aussi.
Voilà, en tout et pour tout, leur première conversation.
– Et maintenant, une line dance américaine, annonce le haut-parleur.
Milla ne l’a pas encore apprise. Elle reste assise, la musique commence : « Cotton-Eyed Joe », de la country. Elle voit Lukas Becker, de dos, prendre place dans un rang.
Elle le regarde, constate qu’il est un peu rouillé, commet quelques erreurs. Puis, comme si peu à peu il retrouvait des réflexes, il danse avec de plus en plus d’entrain, de plaisir et presque d’exubérance.
Elle se rappelle son odeur.
Vers la fin de la line dance leurs regards se croisent, et il lui sourit. Vite, elle détourne la tête.