Il aimait la regarder.
Margaret se tenait de l’autre côté du comptoir du petit déjeuner. Il était 6 h 50, et elle s’était déjà douchée et habillée. Ses longs cheveux brun cuivré étaient nattés, ses lèvres soulignées d’un rouge à lèvres rose pâle et ses joues parsemées de taches de rousseur presque invisibles. Elle avait une tête de moins que lui, mais c’était déjà grand pour une femme, et un corps harmonieux. De ses mains délicates, elle préparait un sandwich club : un soupçon de mayonnaise, quelques feuilles de laitue, des poivrons coupés en deux, de fines rondelles de concombre et, pour finir, des lamelles de poulet rôti. Et coupait son œuvre en deux, proprement, avec précision.
Il s’assit pour manger un yaourt avec du müesli.
Elle plaça les sandwiches dans un sachet transparent, puis leva vers lui ses yeux aux couleurs étranges : l’un était bleu vif, l’autre brun, moucheté d’une poussière dorée.
– Alors, comment tu te sens ?
– Bizarre, répondit Mat Joubert. Un peu de trac.
– Ça se comprend, opina-t-elle.
Avec son accent anglais, elle avait une manière charmante de prononcer l’afrikaans.
– Tout ira bien. Tu es prêt pour le café ?
– Oui, s’il te plaît.
Elle se tourna vers la machine à café. Il admirait ses formes dans son jean en denim bleu, les talons blancs. Elle avait quarante-huit ans, et il la regardait avec plaisir.
– Tu es drôlement sexy, dit-il.
– Toi aussi, répondit-elle.
Il sourit, parce que c’était bon de l’entendre dire cela. Elle versa du café dans une tasse, fit le tour du comptoir et vint se serrer contre lui, l’embrassant sur la joue.
– Tu as toujours été très bien en veste et cravate, dit-elle en anglais.
C’était elle qui avait trouvé tout ça, samedi, sur Canal Walk, parce que lui, ça n’avait jamais été son truc, les fringues. Il fallait chercher, chercher… C’était décourageant, tous ces efforts pour trouver quelque chose qui convienne à sa grande carcasse. Mais, cette fois, il avait bien fallu qu’il en passe par là, car chez Jack Fischer et Associés le code vestimentaire était sensiblement différent de ce dont il avait l’habitude.
Elle approcha d’elle le lait et l’édulcorant.
– Mat Joubert, détective privé. Ça sonne bien.
– Expert en sécurité, ajouta-t-il. Ça sonne comme un planton assis devant une grille, à faire signer les visiteurs.
Il secoua la boîte d’édulcorant et fit tomber un comprimé dans son café, y ajouta du lait et remua.
– Je dois aller à Stellenbosch, dit-elle, la lessive de Michelle…
La fille de Margaret, étudiante en troisième année d’art dramatique, une grande étourdie, excentrique de surcroît.
– Il faut que je sois de retour à midi, pour les acheteurs.
– Tu les crois sérieux ? demanda-t-il en se levant pour aller chercher les sandwiches.
Il prit aussi son portefeuille et son téléphone mobile.
– J’espère. Mais appelle-moi quand tu pourras. Je suis très curieuse.
Il alla l’embrasser sur le front, huma avec délice son parfum subtil.
– Je n’y manquerai pas, ajouta-t-il.
– Tu vas être en avance.
– Il y a des travaux de voirie… Je ne sais pas comment sera la circulation. Et puis il vaut mieux être en avance qu’en retard.
– Je t’aime, mon privé, dit-elle.
Il sourit.
– Moi aussi.
Il ouvrait la porte d’entrée quand elle l’appela :
– As-tu ton attaché-case ?
Et il fit demi-tour pour revenir le prendre.
– C’est une 55.
C’est par ces mots que Jack Fischer l’affranchit, dans le couloir, en jargon policier ; une référence au formulaire de signalement de disparition de la police nationale.
Elle était là, dans la salle de réunions. Tout dans son attitude disait que la perte était récente : ses épaules étroites, comme découragées, son regard vague fixé sur St George’s Mall, la zone piétonne, trois étages plus bas. Elle tenait un téléphone portable serré contre sa poitrine, comme si elle espérait qu’il sonne.
Jack Fischer le laissa passer devant, puis s’adressa à elle :
– Madame Vlok ?
Elle sursauta, effrayée.
– Excusez-moi, dit-elle, posant le téléphone pour tendre la main. Tanya Flint, ajouta-t-elle.
Son visage affichait un sourire forcé, son regard était las.
– Flint, répéta Jack Fischer, comme pour mémoriser ce nom.
Elle devait avoir une trentaine d’années, supposa Joubert. Elle était petite, des cheveux brun foncé. La ligne de sa mâchoire, le dessin de sa bouche lui donnaient un air décidé, mais affaibli par l’angoisse. Et par la perte. Elle portait une veste noire, un chemisier blanc et une jupe noire qui lui conféraient une allure professionnelle. Mais ses vêtements semblaient un peu lâches, comme si elle avait récemment maigri.
– Madame Flint, je suis Jack Fischer, et voici Mat Joubert, expert consultant.
Elle serra les deux mains rapidement, intimidée par l’imposante carrure de ces hommes d’âge mûr, face à sa frêle stature.
– Asseyez-vous, je vous en prie, lui dit Fischer, qui essayait d’être galant même si pour Joubert, cela sonna comme un ordre.
– Merci, répondit-elle, en tentant courageusement un sourire.
Puis elle laissa son sac glisser de son épaule et se dirigea vers une chaise.
Ils prirent place autour de la grande table en bois sombre. Fischer occupait une extrémité, entre Joubert et Tanya Flint.
– Madame, permettez-moi d’abord de vous dire que vous êtes la bienvenue chez Jack Fischer et Associés…
Le gros anneau au doigt de Jack ponctuait d’éclairs le mouvement chaleureux de sa main. Malgré sa soixantaine dépassée, ses épais cheveux noirs ne laissaient guère voir de gris ; la raie de côté était nette et la moustache, broussailleuse.
– Merci.
– Mildred vous a proposé quelque chose à boire ?
– Oui, merci. Mais ça va.
De nouveau, elle tenait le téléphone dans le creux de sa main. Du pouce, elle en frottait le dos.
– Excellent, excellent. Je tenais seulement à vous assurer que, même si je ne m’occupe pas personnellement de toutes les affaires, je suis informé de tout, tous les jours. Mais avec M. Joubert vous n’auriez pas pu mieux tomber. Il a passé trente-deux ans dans la police nationale. Il a été commissaire divisionnaire et chef de la Brigade criminelle au Cap. Il a du métier, c’est un enquêteur brillant et expérimenté. Je vais vous laisser avec lui, mais auparavant il y a de petits détails administratifs à régler. Vous savez que, si nous acceptons de nous charger de votre affaire, vous allez devoir déposer une caution, n’est-ce pas ?
– Oui, j’ai vu ça…
– Excellent, excellent.
Sa moustache extravagante souligna un large sourire.
– Notre tarif horaire est de 600 rands, hors frais de déplacement et, naturellement, sans compter les frais de laboratoire, les services de consultants extérieurs, enfin toutes ces choses-là. De toute façon, on en parlera d’abord avec vous. Nous ne sommes pas les moins chers, c’est vrai, mais nous sommes les meilleurs. Et les plus importants. Notre fonctionnement garantit que vous ne dépenserez pas plus que vous ne le souhaitez. D’ici deux jours, nous vous dirons si votre affaire a des chances d’aboutir. Nous vous téléphonerons quand nous aurons épuisé quatre-vingts pour cent de votre caution. Et à cent pour cent, nous vous demanderons un renouvellement.
– Je comprends… répondit-elle.
– Comme ça, il n’y aura pas de surprises. Vous voyez ?
Elle acquiesça.
– Vous avez des questions ?
– Je… Non, pas pour l’instant.
– Excellent, excellent. Bien. Madame Flint, dites-nous donc ce que nous pouvons faire pour vous.
Elle posa alors délicatement son téléphone mobile devant elle, inspira profondément et se lança :
– C’est mon mari, Danie. Il a disparu le 25 novembre de l’année dernière.
Elle était au bord des larmes. Déplaçant son regard vers Mat Joubert, elle ajouta :
– Je ne vais pas pleurer. J’ai décidé de ne pas pleurer ici, aujourd’hui.