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Mat Joubert s’assit devant l’ordinateur de Danie Flint, les coudes sur le bureau, la tête dans les mains, et se mit à réfléchir : et s’il traitait cette affaire à sa manière à lui ?… Il savait que ce ne serait pas sans conséquences, que c’était contraire à l’ordre des choses et même à ses convictions. Une expérience de trente ans lui avait appris qu’il était préférable de respecter les règles, faute de quoi on finissait toujours par le payer.

Il irait donc trouver Jack Fischer pour lui dire qu’il n’était pas d’accord pour saigner les clients à blanc. Honnêteté et rectitude, il ne connaissait que cela.

Il savait qu’à défaut d’être le détective le plus rapide du monde il était un enquêteur méthodique. Lent et avec un souci excessif du détail. Que répondrait-il si Jack lui disait : « Donc, tu n’as qu’à aller plus vite » ? Il ne pouvait pas nier ce point faible.

Il se rappela alors ce que Jack Fischer avait dit : il faudrait insister pour que Dave Fiedler, le traceur de téléphones mobiles, consente une ristourne. Cela impliquait que Jack admettait la nécessité de réduire les coûts. Il sortit la carte de visite de Bella Van Breda, la jeune femme rougissante, la voisine de Benny Griessel. Il composa son numéro. Il lui fallut d’abord expliquer qui il était, avant d’en venir à son problème.

– Je peux essayer, dit-elle.

– Le hic, c’est le budget de mon client… Ça coûtera combien ?

– Ça dépend. Si vous attendez que j’aie fini mon travail cet après-midi, je ne vous ferai pas payer.

– Non, mais non, vous n’allez pas faire ça gratuitement…

– Attendons d’abord de voir si je peux trouver quelque chose…

– À quelle heure finissez-vous ? interrogea-t-il.

– Vers 18 heures.

– Je peux venir vous prendre ?

– Oui, s’il vous plaît.

Il nota son adresse professionnelle, raccrocha et alla trouver Neville Philander pour lui demander s’il pourrait revenir en fin d’après-midi.

Il acheta une canette de soda Tab dans un petit café dans Woodstock, étudia sur le plan qu’il conservait sous son siège l’itinéraire pour aller chez Gusti Flint, à Panorama. Puis il démarra et mangea ses sandwiches tout en conduisant. Margaret avait préparé ce qu’il préférait : avocat, biltong1 râpé et fines tranches de parmesan – saveur et texture parfaites, comme toujours.

Il rassembla les nouvelles pièces du puzzle Danie Flint, les photos sur le mur, les images de voitures de sport, les Post-it jaunes utilisés comme pense-bête, les magazines dans le tiroir… Un jeune homme parfaitement normal, qui vivait à toute allure et faisait des rêves impossibles. Il était extraverti, joyeux, il riait tout le temps ; mais il travaillait dur, il était ambitieux et fiable. Il était à l’opposé de sa femme, si sérieuse : il se souciait moins de l’argent et vivait au jour le jour, sans s’inquiéter du lendemain, comme la plupart des gens de son âge, persuadés que tout finirait par s’arranger.

Où étaient donc les failles ?

Il devait bien y en avoir. Sa disparition n’était pas fortuite, et c’était ce qui ennuyait le plus Joubert. L’Audi sur le parking de la salle de sport excluait l’hypothèse du hasard, il n’avait pas été la victime aléatoire d’un vol.

La seule source potentielle de conflit était les chauffeurs de bus qu’il avait licenciés. L’examen de chaque dossier allait prendre du temps, ensuite il faudrait vérifier si les suspects possibles avaient eu affaire à la justice, parce que la violence a toujours une histoire.

Et le temps, c’est de l’argent.

Il soupira, vida sa canette de Tab, mit son clignotant et prit la sortie en direction de Panorama.

 

Mme Gusti Flint expliqua d’un ton maniéré à Mat Joubert à quel point la police sud-africaine était devenue inefficace depuis qu’« ils » avaient pris le pouvoir.

– Mais, attention, précisa-t-elle, je ne suis pas raciste.

C’était une femme séduisante, paraissant la quarantaine tardive mais qui devait avoir dix ans de plus. Elle était bien habillée, les cheveux courts – excellente coupe très chère, c’était une fausse blonde –, son large visage aux traits marqués et réguliers maquillé avec discrétion. Sa gorge pigeonnait dans le décolleté d’un pull de mohair lavande à manches courtes. Elle portait un rang de perles. Deux chihuahuas étaient assis sur ses genoux, leurs yeux exorbités et soupçonneux fixant Joubert. De ses larges mains, elle caressait l’un d’eux quand il grognait à l’adresse de Joubert. Elle portait une seule bague à l’annulaire droit, un nœud complexe d’or et de diamants. Ses ongles étaient longs et laqués de vernis violet. Une fine chaîne en or encerclait une de ses chevilles au-dessus de sandales à talons hauts.

Il écouta patiemment ses doléances au sujet de la police, finalement dirigées contre la façon dont celle-ci traitait la disparition de son fils et son peu d’empressement à assumer la moindre responsabilité.

– Il a disparu presque sous leurs yeux, tout à côté. Et maintenant, cette pauvre Tanya doit s’adresser à des privés, et elle n’en a vraiment pas les moyens, la pauvre petite, son affaire démarre à peine…

Joubert, lui, se demandait pourquoi Gusti Flint n’aidait pas financièrement sa belle-fille : elle avait une grande maison, luxueuse, avec un mobilier de prix, une climatisation qui murmurait agréablement.

Quand elle eut fini, il dit :

– Madame Flint, combien…

Mais, aussitôt, les chihuahuas se mirent à aboyer.

– Fred ! Ginger ! Taisez-vous ! gronda-t-elle, ajoutant, à l’adresse de Joubert : Appelez-moi Gusti, je vous en prie.

Les petits chiens tournèrent les yeux vers elle en agitant la queue.

Joubert reprit :

– Voyiez-vous Danie souvent ?…

Et les chiens aboyèrent.

– Attendez, dit-elle, laissez-moi d’abord me débarrasser d’eux.

Elle prit les chiens, se pencha, les déposa sur l’épais tapis en exhibant son décolleté. Elle lança un coup d’œil rapide pour s’assurer qu’il l’avait remarqué. Son regard flotta un moment, puis elle finit par se lever et appela les chiens.

– Allez, venez…

Les chihuahuas adressèrent à Joubert un regard de reproche, avant de trottiner à contrecœur derrière leur maîtresse.

Joubert la regarda s’éloigner, observant le balancement de ses hanches, les fesses un peu trop généreuses pour le pantalon blanc ajusté.

Ce n’était pas exactement ce qu’il avait imaginé.

Le cliquetis des talons se rapprochait.

– Voulez-vous boire quelque chose ? demanda-t-elle.

– Non, merci.

Elle s’assit et croisa les jambes.

– Ils peuvent être empoisonnants, vous savez, expliqua-t-elle. Mais je n’ai plus qu’eux.

Joubert interrogea :

– Le père de Danie ?

– Gerber est mort il y a neuf ans, il en avait soixante. Le dimanche, il avait fait la rando à vélo du Cape Argus2, et le lundi il s’est écroulé au bureau, crise cardiaque foudroyante. C’était tellement inattendu, il avait toujours été en pleine forme, raconta Mme Flint avec aisance, son récit sans doute bien rodé. Ça a été la période la plus terrible de mon existence, mon mari avait été emporté, mon fils avait déjà quitté la maison, et d’un coup je me retrouvais seule. Mais on s’adapte, on refait sa vie, n’est-ce pas ? C’est ce que je dis à Tanya, le temps cicatrise toutes les blessures, on finit par s’en sortir. Et voilà, mon fils aussi est parti, et la chose la plus affreuse, c’est que nous ne savons pas comment. Gerber, j’ai pu lui dire au revoir, ça a été très dur mais, au moins, il y a eu un enterrement, un adieu… Ça a été dur pour moi. Mais l’épouse de Danie, la pauvre, je voudrais pouvoir soulager sa souffrance, c’est une femme tellement passionnée…

Joubert reprit :

– Madame Flint, avez-vous toujours ?…

– Gusti, je vous en prie ! Ce « madame », ça me donne l’impression d’être une tannie. On a l’âge que l’on ressent !

– Est-ce que vous avez continué à voir Danie régulièrement ?

– J’ai le fils le plus merveilleux. Il me téléphonait deux fois par semaine, il passait une fois, et je connais tout de sa vie. Je vais vous dire quelque chose, ça fait partie de cette criminalité terrible, aveugle. Il n’a jamais eu d’ennemi. Il était comme son père. Tout le monde aimait Gerber, c’est pour ça qu’il a siégé au conseil municipal pendant presque vingt ans. Mais c’est une époque révolue, on n’est plus en sécurité dans ce pays, ils démolissent tout, je ne dis pas qu’il faudrait revenir à l’apartheid, mais certains disent que, quand même, tout allait mieux avant…

 

Elle se tenait trop près de lui en le reconduisant, elle garda sa main un peu trop longtemps dans la sienne.

– Vous êtes marié, Mat ? demanda-t-elle, en ignorant la fine alliance en or à son doigt.

– Oui, répondit-il.

– Revenez me voir quand vous voudrez.

Son parfum était trop fort, son regard insistant. Sur le chemin du retour, il en avait le tournis. Quelle influence une mère comme Gusti Flint pouvait-elle avoir sur son fils ?… Comment allait-il raconter cette rencontre à Margaret ? Parce que ça allait la rendre folle : une autre femme, qui le savait marié, et qui avait le culot de lui faire des avances…

C’est seulement quand il eut pris la sortie de Canal Walk qu’il repensa à l’enquête. Comment faire pour ouvrir le tiroir du bureau de Danie Flint sans débourser encore quelques centaines de rands pour payer un serrurier ? Il songea alors à Vaatjie de Waal, fit demi-tour à l’échangeur Otto Du Plessis et rebroussa chemin jusqu’à Parow.

1.

Viande de bœuf ou d’antilope séchée.

2.

Quotidien du Cap.