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Vaatjie1 de Waal était à moitié couché dans une Subaru Outback d’où émergeait la volumineuse partie inférieure de son individu serrée dans une combinaison crasseuse. Sa tête et son torse disparaissaient sous le tableau de bord.

– Vaatjie, dit Joubert.

– Quoi ? glapit celui-ci, énervé.

– On peut parler ?

De Waal se déplaça un peu pour regarder. Il reconnut Mat Joubert, ferma les yeux, secoua la tête et soupira.

– Oh, non, Seigneur !

– Visite strictement amicale, dit Joubert.

– Tu parles, répliqua de Waal, tâtonnant sous le siège jusqu’à ce que ses doigts se referment sur une petite pince avant de plonger de nouveau sous le tableau de bord.

Joubert supposa que le patron de Décibels en folie installait une radio – à moins qu’il fût occupé à la démonter. Sur la vitrine, dans Voortrekker Street, on pouvait lire ces mots prometteurs : Dingues de radio, Prix fous, Son délirant. Mme De Waal, qui doit avoir le sens du marketing, avait dû passer par là, car le talent de Vaatjie s’exerçait dans d’autres domaines.

– Je ne sais rien, ajouta aussitôt de Waal préventivement.

– Mais j’ai besoin de tes talents, pas de tuyaux.

– Pour faire quoi ?

– M’ouvrir un tiroir.

– Adresse-toi donc à ce putain de Kallie Van Deventer.

– Mais je ne suis plus dans la police, Vaatjie.

Ça l’arrêta. Il surgit de dessous le tableau de bord, se dégageant des entrailles de la voiture à une vitesse incroyable, et se redressa. Il faisait la moitié de la taille de Joubert, mais tenait plus de place. Sa tête était ronde comme un ballon, ses sourcils n’étaient qu’un trait sur son front haut.

– Pourquoi ? demanda-t-il, s’essuyant les mains sur sa combinaison.

– Retraite, répondit Joubert.

– Mais pourquoi ? répliqua de Waal, les mains sur les hanches, dans cette attitude de personnage de dessin animé qui était déjà la sienne quand Joubert l’avait connu, au lycée.

– C’était l’heure.

– Et maintenant ?

– Maintenant, je suis dans le secteur privé.

De Waal jeta un coup d’œil vers le bureau d’accueil, où sa femme était assise devant un ordinateur, trop loin pour les entendre.

– Je ne suis plus dans ce business-là, dit-il, faisant clairement allusion au cambriolage, sa première carrière.

– Mais tu sais toujours forcer les serrures, non ? Et puis les clients ne font pas la queue devant ta boutique, à ce que je vois.

– Les temps sont durs et les amis rares, dit Vaatjie en anglais.

– 200 rands pour cinq minutes de boulot.

– T’es dingue, mec. Je bosse pas pour des clopinettes.

– Alors, quel est ton prix, Vaatjie ?

– 500.

– C’était sympa de te revoir, dit Joubert en tournant les talons. À ce prix-là, je trouverai un serrurier.

Il était déjà presque à la porte, quand Vaatjie le rappela :

– 300.

– 250, alors, lança Joubert par-dessus son épaule.

Il y eut un moment de silence, et la réponse arriva :

– OK, putain ! OK.

 

Il entrait dans son bureau quand son téléphone mobile sonna.

– Mon frère, les nouvelles ne sont pas bonnes, dit la voix de Dave Fiedler. Ton profil IMEI, ça n’a rien donné. La dernière carte SIM, c’est celle de ton bonhomme, et le dernier appel date du 25 novembre, il ne s’est plus rien passé depuis : muet. Désolé, vieux, je regrette de ne rien pouvoir faire de plus.

Il remercia Fiedler et s’assit. Il était déçu et, pour la première fois, il se sentait inquiet, il ressentait même un malaise plus profond. C’était leur meilleure chance pour trouver un détail auquel s’accrocher. Et plus : ça voulait dire quelque chose au sujet de la disparition. Le voleur opportuniste ou l’ancien chauffeur de bus ivre de vengeance auraient utilisé le téléphone, ou l’auraient vendu ou mis en gage. Ou simplement balancé, pour que quelqu’un d’autre le brade.

Ça faisait 1 500 rands passés à la trappe. Et maintenant il allait falloir dépenser davantage pour les empreintes – encore un coup à l’aveuglette.

 

Tanya Flint ne prit pas bien la nouvelle. Joubert entendit le désespoir dans sa voix : elle était épuisée.

– Et maintenant ?

– On va s’occuper des empreintes. Et je n’ai pas encore fini chez ABC, je veux examiner les archives du personnel.

Elle resta silencieuse un assez long moment, puis demanda :

– Répondez-moi honnêtement : y a-t-il le moindre espoir ?

– Il y a toujours de l’espoir, répondit-il, peut-être un peu trop vite, avant d’ajouter : Quand j’aurai fini, ce soir, nous en reparlerons. On devrait avoir une idée plus claire de la situation d’ici là.

– Merci, dit-elle, mais sans enthousiasme.

Il téléphona à Jannie Cordier, le technicien en criminalistique, pour lui demander de venir relever les empreintes après 18 h 30, quand Tanya serait là. Puis il vérifia que la partie administrative du programme était en ordre avant d’aller chercher Bella Van Breda. À peine deux jours de travail, et il avait déjà dépensé 10 000 rands. Et il n’y pouvait rien.

 

– Alors, vous connaissez Benny Griessel, dit-il à Bella sur le chemin du dépôt d’ABC.

– On s’est parlé, reconnut-elle, en piquant aussitôt un fard.

– Comment va-t-il ? demanda Joubert, qui ne l’avait pas revu depuis un mois.

Son ancien collègue, comme la plupart des membres de la police, n’avait pas bien pris son départ pour Jack Fischer et Associés. Et Joubert ne pouvait que spéculer sur leurs raisons : une antipathie naturelle pour le secteur privé, le sentiment que celui qui quittait le Service était un lâcheur… Mais aussi une pointe d’envie… Et puis les opinions sans détour que Jack livrait aux médias concernant la police n’arrangeaient rien.

– Il va bien, autant que je sache. Vous savez, Benny est très occupé, il a monté un groupe. Je crois qu’il a une nouvelle petite amie.

– Ah ?

– Oh, genre vieille chanteuse.

Puis changeant délibérément de sujet, elle demanda :

– Dites-moi donc ce que vous attendez de moi ce soir.

Il la mit au courant, et il précisa qu’il allait à la pêche aux informations. Il cherchait tout ce qui pourrait éclairer la disparition de Danie Flint.

– OK, dit-elle. Je vais tenter le coup.

 

Joubert informa Neville Philander qui, exténué, leur dit, avec un grand geste du bras :

– Allez-y, amusez-vous bien. Santasha restera jusqu’à ce que vous ayez fini. Moi, je rentre.

Ils se rendirent dans le box de Danie Flint. Il fallut à peine quarante secondes à Vaatjie de Waal pour ouvrir le tiroir.

De Waal déroula une trousse de cuir sur le bureau, choisit un outil fin, en forme de L, qui ressemblait à une clé hexagonale, tâtonna dans le trou de la serrure, essaya avec une clé légèrement plus épaisse, l’oreille collée contre le tiroir, et agita la tête une fois avant de se redresser… et d’ouvrir le tiroir.

– 250, réclama-t-il en tendant sa main ouverte à Joubert. J’aurais dû te facturer l’essence aussi.

Joubert sortit son portefeuille de la poche de sa veste et compta les billets.

– Merci, Vaatjie, dit-il.

Il hocha la tête dans la direction de la trousse déjà repliée et entourée d’un ruban.

– Je croyais que tu n’étais plus dans cette branche ?

– Et toi, tu n’es plus dans la police, rétorqua de Waal en prenant l’argent. Dis-moi, où est passé ce salaud de Kallie Van Deventer ?

– Kallie a pris sa retraite avec un paquet de fric il y a quatre ans. Depuis, avec sa femme, il a monté une maison d’hôtes quelque part, Gansbaai peut-être.

– Une maison d’hôtes ? s’écria Vaatjie, sur un ton qui laissait entendre que c’était une chose indigne.

– Oui, autant que je sache.

Vaatjie hocha la tête.

– OK, salut, lança-t-il, sa courte silhouette ronde disparaissant derrière la cloison.

Bella le regarda s’éloigner et jeta un regard interrogateur à Joubert.

– On était à l’école ensemble, dit celui-ci. Son père, Oom Balie, était serrurier à Goodwood. Vaatjie a tout appris avec lui . Ensuite, il a fait des casses pendant sept ans : à Tokai, Bishops Court, Constantia2, une épidémie de cambriolages en solitaire… jusqu’à son arrestation par Kallie Van Deventer. Vaatjie est allé en prison, et il est devenu énorme. Quand il est sorti, Kallie l’a pincé encore une fois, une semaine plus tard, coincé dans une fenêtre de cuisine à Rondebosch, à moitié dedans, à moitié dehors…

Pendant qu’elle riait, Joubert ouvrit le grand tiroir, mais n’y trouva que trois bricoles. Il en sortit un emballage ouvert de carte prépayée pour téléphone mobile Vodacom. Il y avait aussi un porte-clés, avec deux clés et une médaille métallique, au milieu de laquelle figurait un logo : SS. Sous le logo, la mention 97B était découpée à l’emporte-pièce. La dernière chose contenue dans le tiroir était une feuille de papier au format A4, déchirée en deux. Sur un morceau, quatre rangées de lettres et de chiffres étaient inscrites à l’encre bleue, nettement et précisément.

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Joubert retourna la feuille de papier. C’était un formulaire vierge de la société d’autobus, avec des colonnes et des intitulés. Il examina de nouveau les symboles au verso. La première ligne correspondait-elle à un numéro de téléphone ? Non, ce n’était pas possible car tous les numéros locaux commençaient par un 0.

Puis il se rappela que Bella était là, à côté de lui.

– Excusez-moi, dit-il. Asseyez-vous donc.

Il indiqua le fauteuil et l’ordinateur.

– Allez-y, je vous en prie.

– OK, dit-elle.

Elle se pencha et s’agenouilla pour rapprocher l’unité centrale de l’ordinateur afin de l’examiner. Puis elle l’alluma et s’installa dans le fauteuil.

Joubert posa la feuille sur le bureau et examina de nouveau les deux clés. L’une portait le logo de Yale, et l’autre seulement six chiffres. Ses doigts firent tourner la médaille métallique sur l’anneau. Ce logo SS lui était vaguement familier. Et « 97B », qu’est-ce que ça pouvait être ? Le numéro d’un appartement ? Une chambre d’hôtel ?

SS…

Il passa le doigt sur les caractères, en quête d’idées. Rien.

Il mit les clés de côté, puis dans l’emballage Vodacom il trouva une notice, un petit étui de plastique, vide, qui avait dû contenir la carte SIM, et la carte cartonnée qui portait les deux numéros de la carte SIM et du code PIN du téléphone portable.

Son cerveau faisait le lien avec quelque chose qu’il avait déjà vu dans ce lieu. Il ouvrit le tiroir du milieu, qu’il fouilla du regard. Entre les articles de papeterie, il y avait le chargeur de téléphone Nokia. Mais dans la boîte à gants de l’Audi il y avait un autre chargeur, d’une autre marque, il ne se rappelait pas laquelle, il aurait dû l’écrire.

– Il avait un autre téléphone, dit-il.

– Quoi ? interrogea Bella.

Joubert ne répondit pas.

Il prit son téléphone portable et appela Tanya.

– Le téléphone portable de Danie, c’était quelle marque, déjà ? lui demanda-t-il.

– Un Diamond, dit-elle, un Diamond HTC.

1.

« Tonnelet » : surnom donné aux hommes qui ont du ventre.

2.

Banlieues résidentielles très aisées.