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De retour au bureau, il trouva deux messages de l’inspecteur Fizile Butshingi, du commissariat de Milnerton, lui demandant de rappeler d’urgence. Mais il s’assit d’abord devant son ordinateur pour mettre à jour le programme du projet. Il voulait savoir combien d’argent exactement il restait à Tanya Flint.

Le compte était juste au-dessus de 21 000 rands, si l’on incluait la note de Cordier pour les empreintes et les dernières heures et frais de déplacement. Il restait 9 000. Il ne ferait donc pas relever les empreintes de la Porsche. Il pesa le pour et le contre pour le profil et l’historique des appels du nouveau téléphone mobile, et il décida de voir d’abord où le mènerait une visite au siège d’ABC. Il aurait parié que l’argent avait un lien avec le travail de Danie.

Il téléphona pour prendre rendez-vous avec Mme Heese, la directrice des ressources humaines de la société. Elle lui donna rendez-vous en fin d’après-midi, vers 16 heures. Puis il appela Margaret.

– Alors, comment est ma nouvelle recette ?

– Fantastique, répondit-il.

– Bien. Et l’enquête ?

– Ça progresse à pas de géant. Mais je me fais du souci pour Tanya. On est entré par effraction dans son bureau la nuit dernière, et on a peint un message sur le mur : « Laisse tomber. » Si je l’invitais à venir chez nous, juste pour une ou deux nuits ?…

– Mais bien sûr !… Mais sa belle-mère ? Elle vit à Panorama, non ?

– J’ai l’impression que Tanya ne l’aime pas beaucoup. Et puis ça ferait toujours deux femmes esseulées…

– Pas de problème. Je vais préparer la chambre de Jeremy.

– Je ne sais pas si elle acceptera. Je te tiendrai au courant.

Il appela Tanya, fit sa proposition avec diplomatie.

– Je vous remercie, mais je ne vais pas les laisser m’intimider.

– Réfléchissez, dit-il, tout en sachant déjà ce qu’elle répondrait.

– J’ai reçu un message du flic de Table View. Il veut que je le rappelle.

– Keyter ? interrogea-t-il.

– Oui.

La police était en effervescence depuis que l’inspecteur Butshingi était venu constater l’effraction, dans la matinée.

– Faites-le attendre, recommanda Joubert. S’il rappelle, dites-lui de s’adresser à moi.

Enfin, il téléphona au commissariat de Milnerton et demanda à parler à Butshingi.

– L’affaire a été négligée par le commissariat de Table View, dit l’inspecteur. J’ai parlé au commandant du poste, et il va mettre la pression. Mais j’ai besoin de vous parler d’urgence.

Pas maintenant, ça allait lui couper son élan.

– Je suis vraiment très occupé, là.

– Quand pourrions-nous nous rencontrer ?

– Demain ? Vers l’heure du déjeuner ?

– Vous habitez à Milnerton, n’est-ce pas ?

Joubert eut un serrement de cœur.

– Oui.

– Et ce soir, après le travail ?

– Je ne sais pas à quelle heure je finirai, riposta-t-il.

– Je resterai tard au bureau. Appelez-moi, s’il vous plaît. Je vais vous donner mon numéro de mobile.

 

En sortant, il tomba sur Jack Fischer et sur le contrôleur financier, Fanus Delport, dans le couloir.

– T’es un homme occupé, lui dit Jack d’un air satisfait.

– J’avance, répondit Joubert.

– Ah ?

Joubert leur fit un bref résumé.

Fischer siffla doucement dans sa moustache.

– Ça veut dire que Vlok est foutu. On ne lâche pas sa Porsche pour aller couler un bronze.

– Flint, dit Joubert. Il va falloir que je communique nos informations à la police. Après ce qui s’est passé ce matin, il y a une demande officielle.

– Nom de Dieu ! s’exclama Fischer. Écoute, d’après la loi nous devons leur donner des « informations pertinentes dans le cadre d’une enquête ». Comment déterminer exactement ce qui est pertinent ?

– Je vais abattre mes cartes, Jack.

Fischer passa une main dans son abondante chevelure.

– Oui, oui… De toute façon, ils n’en foutront strictement rien. C’est qui donc, cet inspecteur ?

– L’inspecteur Fizile Butshingi, Milnerton.

– Tant pis, c’est dommage pour nous.

Joubert tournait les talons, quand Fanus Delport lui lança :

– Ne vous pressez surtout pas trop !

 

Il y avait un important chantier là où l’itinéraire de la N1 passe par Table Bay Boulevard ; Joubert sentait l’impatience le gagner au fur et à mesure que la circulation ralentissait. Comme si son cerveau avait enclenché une vitesse supérieure.

Il y voyait parfaitement clair, maintenant. Il n’avait besoin ni de ses notes ni de son calendrier. Toutes les pièces étaient là, l’objectif mis au point ; ses pensées étaient mobiles, ses hypothèses fermes, ses déductions logiques, comme s’il s’était tenu au sommet d’une colline, avec un champ de vision plus étendu qu’auparavant, même s’il ne voyait pas exactement ce qui se trouvait à l’horizon.

Il reconnaissait cette impression d’urgence, cette clarté, cette euphorie à peine contenue. Il s’était battu pour trouver les traces, flairant à tous les vents, grattant ici et là, et voilà que maintenant il avait tout, il courait enfin sur la bonne piste, il tenait la trace, l’odeur du sang dans les narines, emporté par la fièvre de la chasse.

Ça devait bien faire cinq ou six ans qu’il n’avait pas ressenti cela.

 

Il s’attendait à voir une femme beaucoup plus âgée. C’était peut-être le nom qui l’avait induit en erreur. Mais Bessie Heese avait la trentaine, et c’était une jolie femme : cheveux courts, bruns et bouclés, traits fins, lunettes à discrète monture argentée qui lui donnaient une vague allure de professeur… Elle était élégante, vêtue d’une jupe droite grise et d’un chemisier blanc orné de dentelle.

Elle l’invita à la suivre dans la salle de réunion : une table ronde, quatre chaises, pas de fenêtres. Elle l’appelait « inspecteur » ; il laissa faire.

– Vous devez comprendre, inspecteur, que dans des circonstances normales ABC fournirait des informations confidentielles exclusivement à la police. Mais, comme Mme Flint est l’épouse d’un employé et qu’elle a fait une demande écrite officielle, j’ai obtenu l’autorisation de répondre à certaines questions.

Elle parlait d’un ton égal, très professionnel. Pas de gestes inutiles, assise bien droite, elle se contrôlait parfaitement.

– J’apprécie beaucoup, dit-il.

– En quoi puis-je donc vous être utile ?

Il ouvrit son porte-documents, trouva une feuille vierge, sortit son stylo.

– A-t-on jamais eu le moindre soupçon concernant l’implication de Danie Flint dans une affaire criminelle ? demanda-t-il.

Elle le cacha bien, mais il perçut que la question l’avait surprise.

– Une affaire criminelle ? Non, absolument pas.

– Est-ce que d’importantes sommes d’argent n’auraient pas été soustraites à ABC ? demanda-t-il encore.

– Les responsables de zone ne manipulent pas d’argent, inspecteur. Ce… non, c’est impossible.

– Personne dans leurs équipes ne manipule d’argent ?

– Les chauffeurs d’autobus, oui, mais, il ne s’agit que de petites sommes, quelques centaines de rands par jour au maximum.

– Madame, est-ce qu’une somme d’argent importante aurait disparu de la société ABC l’année dernière ? Plus spécialement en espèces ?

– Je… Je dois dire que je ne m’attendais pas du tout à ce genre de questions.

– Pourtant, ça m’aiderait énormément si vous pouviez y répondre.

– Inspecteur, la nature des tâches d’un responsable de zone… Entre la façon dont nous collectons l’argent et les fonctions de Danie Flint, il y a un monde.

– Pouvez-vous m’expliquer comment ça marche ?

Elle réfléchit un moment, hocha la tête et lui fit l’exposé demandé. Pour les passagers des bus, il y avait trois façons d’acheter des tickets : au chauffeur du bus, à un vendeur de l’un des cinquante kiosques répartis stratégiquement tout autour de la péninsule du Cap, ou encore à l’un des bureaux urbains plus importants, où les chauffeurs de bus et les vendeurs de tickets doivent déposer leurs espèces tous les jours.

– Donc, c’est simple : le responsable de zone ne fait pas partie du circuit.

– Je comprends, dit Joubert. Mais il connaît les gens qui y sont, dans ce circuit. Il travaille avec des gens qui en font partie, tous les jours.

– Dans ce cas, il ne pourrait être impliqué que de manière indirecte, insista-t-elle.

– C’est très probable. Y a-t-il eu un vol important d’espèces l’année dernière ? En septembre ou octobre ?

Elle était immobile. À deux reprises ses yeux clignotèrent derrière ses lunettes.

– Inspecteur, dois-je comprendre que Danie Flint est impliqué dans une action criminelle ?

Joubert comprit que la loyauté d’ABC vis-à-vis de Flint risquait d’être sérieusement entamée – et du même coup la coopération dont ils faisaient preuve avec lui.

– Non, répondit-il. C’est seulement que nous avons affaire à une grosse somme d’argent dont la provenance reste inexpliquée. Je ne sais pas encore comment elle est entrée en sa possession. L’action criminelle reste donc une des hypothèses à envisager.

Elle digérait l’information, cela se voyait au léger froncement de ses sourcils, toujours contrôlé.

– Mais pourquoi pensez-vous que cet argent aurait quelque chose à voir avec ABC ? demanda-t-elle.

– Les statistiques, dit-il.

– Ah bon ?… fit-elle.

– Quand un cadre sans histoires est impliqué dans une affaire de fraude, il y a quatre-vingts pour cent de chances que cela ait quelque chose à voir avec son employeur ou son lieu de travail.

– Je vois, dit-elle.

– Votre société a-t-elle eu à déplorer un quelconque vol important d’espèces l’année dernière ? insista-t-il.

Bessie Heese considéra la question.

– Voulez-vous m’excuser une minute ?

– Naturellement.

Elle se leva et sortit.

Il la suivit des yeux, à peine conscient de ses jolies jambes, tant il était convaincu qu’elle était allée demander l’autorisation de lui livrer un secret qui pourrait tout éclairer, une bonne fois pour toutes.