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Il se trompait.

Il s’écoula dix minutes avant qu’elle revienne, tirant soigneusement sur sa jupe avant de se rasseoir en face de lui.

– Inspecteur, vous devez comprendre qu’en tant que responsable des ressources humaines je ne suis impliquée que lorsqu’un membre du personnel est convoqué pour une audience disciplinaire en cas de mauvaise conduite. Si de l’argent manquait sans que personne soit soupçonné, je ne serais pas nécessairement au courant. Aussi ai-je dû me procurer les renseignements auprès de notre directeur général, et obtenir son autorisation de vous les communiquer. Car une information de ce type est évidemment très confidentielle.

Joubert hocha la tête. Il savait que lorsque la somme volée était suffisamment importante la plupart des grandes sociétés traitaient l’affaire en interne et qu’elles faisaient tout pour que rien ne filtre à l’extérieur, de peur que l’image de l’entreprise n’en pâtisse.

– Notre directeur général m’a autorisée à partager ces informations avec vous, reprit-elle, mais à condition que si Danie Flint était impliqué dans une affaire criminelle vous nous en informiez immédiatement.

– Très bien, répondit-il.

Ce serait donc donnant donnant.

– En fait, l’année dernière, notre perte financière la plus importante consécutive à un vol s’est montée à un peu moins de 60 000 rands. L’incident, qui concerne l’un de nos guichets de vente, s’est produit en juin. Nous nous en sommes aperçus dans les vingt-quatre heures suivant le vol, nous avons identifié les coupables et l’affaire a été réglée en deux semaines. Flint n’a rien eu à voir là-dedans.

– 60 000, reprit Joubert, qui ne parvenait pas à dissimuler sa déception.

– Inspecteur, vous devez comprendre que nos systèmes sont très sophistiqués. Tout le monde n’imagine pas que ça puisse être le cas dans une entreprise de transport public, mais nous utilisons la meilleure technologie actuellement disponible, spécialement en ce qui concerne la partie financière. Nous procédons à une vérification quotidienne, ce qui nous permet d’identifier immédiatement les anomalies. Même pour des montants minimes.

Il avait du mal à avaler la mauvaise nouvelle. Il insista :

– Vous êtes vraiment sûre qu’il n’y a rien eu d’autre ? 400 000 ou plus, ça ne vous dit rien ?

Bessie Heese écarquilla les yeux en entendant ce chiffre, mais elle se ressaisit aussitôt.

– Non, je vous en donne ma parole, affirma-t-elle avec énérgie.

Joubert était désemparé : sa théorie venait d’être entièrement démolie.

– 400 000 ? Danie Flint aurait volé 400 000 rands ? demanda-t-elle avec, pour la première fois, une petite inflexion dans la voix.

 

Il gara la Honda près du bureau, mais n’y monta pas. Il s’en alla en passant par le sous-sol, contourna St. George’s Mall, puis remonta vers la cathédrale. Il ne voyait pas les petits marchands des rues, ni les étalages, ni les touristes, les dîneurs et buveurs attablés aux terrasses des restaurants et des cafés. Il ne prêtait aucune attention au flux des travailleurs qui rentraient chez eux et que sa silhouette impressionnante fendait comme l’étrave d’un bateau. Son cerveau était exclusivement occupé par une question obsédante : d’où cet argent était-il donc sorti ?

Les statistiques étaient de son côté : un homme, blanc, d’une trentaine d’années, avec un bon boulot et sans casier judiciaire, vole de préférence son entreprise. C’était le principe universel de Prédisposition + Environnement + Circonstances que l’on inculquait aux enquêteurs dans le moindre cours de criminologie. En d’autres mots, la tendance inhérente au suspect de recourir à l’action criminelle, plus le contexte de sa formation, plus l’occasion : cette combinaison expliquait tout. Et en l’occurrence c’était le dernier de ces facteurs qui était ici en question : l’occasion. L’opportunité…

Le psychisme de Danie Flint le rendait capable de se saisir de l’Opportunité avec un grand O. Et le profil disait que l’opportunité se trouve généralement dans l’environnement professionnel, parce que c’est là qu’on passe le plus de temps. C’était là qu’il avait investi son savoir, son expérience, sa connaissance des systèmes, des procédures, de la sécurité, de sorte qu’il pouvait évaluer les possibilités et jauger la probabilité de pouvoir s’en tirer à la suite d’une action criminelle.

Cependant, Bessie Heese, d’ABC, soutenait que l’entreprise n’avait jamais perdu 400 000 rands. Et Joubert n’arrivait pas à imaginer d’où pouvait venir une autre opportunité.

Il mit de côté tout ce qu’il savait. Il dépassa la cathédrale, remonta le chemin à travers Company Gardens, en direction de Government Avenue. Il reprit tout de zéro, s’appliquant à construire une théorie nouvelle. Il pensait à l’argent : une somme considérable, et en espèces. C’était le facteur déterminant : les espèces. Car les cols blancs fraudent avec des chèques, des comptes et des bilans falsifiés, des soumissions truquées, des virements via Internet – mais pas avec des espèces.

400 000 en espèces ! Ça correspondait à un casse de banque ou à un vol de fonds en transit, un hold-up dans un casino ou sur un site de paiement de pensions… Les autres procédés ne rapportaient que des clopinettes. Même des braquages dans les supermarchés, les restaurants ou les boutiques ne rapportaient que 10 000, 20 000, 30 000 rands à tout casser, et encore avec du bol…

Mais les banques, les véhicules de transport de fonds, les casinos – rien de tout ça ne faisait partie du monde de Danie Flint. Dans ce pays, ce territoire-là était mis en coupe réglée, sous la domination des gangs organisés des townships. Rien à voir avec les autobus.

Il réfléchit aux autres activités et environnements de Flint. Il y avait la salle de sport, le cercle de ses amis, le voisinage résidentiel. Le seul potentiel plausible, c’était le voisinage : il avait entendu des gens parler de Parklands comme de « Darklands », par référence à tous les Nigérians qui s’y étaient installés ces dernières années – encore que la majorité d’entre eux étaient de bons citoyens, titulaires d’emplois légaux.

Tout était donc possible. Et si Danie Flint s’était mis à bavarder avec quelqu’un dans un bar de sportifs, quelqu’un qui aurait eu un plan ?

C’était improbable. Qu’aurait-il pu leur proposer ? Les cartels nigérians étaient spécialisés : dans la drogue, les cartes de crédit, l’escroquerie à l’article 4.1.9… Et, compte tenu de l’âge de Flint, de son métier et des milieux dans lesquels il évoluait, il ne leur aurait pas servi à grand-chose.

À moins que…

Il faudrait qu’il en parle à Tanya, même si c’était une hypothèse plus que hasardeuse.

Il y avait deux sommes, deux versements à douze jours d’intervalle : l’un de 250 000, l’autre de 150 000.

Pourquoi deux sommes distinctes ? Était-ce une précaution pour éviter d’attirer l’attention ? Ou y avait-il eu une raison plus pratique ?

Il était debout sur le trottoir d’Annandale Street, en face de l’entrée de l’hôtel Mount Nelson, de l’autre côté de la rue. Il savait qu’il allait devoir encore fouiller dans tout ça, minutieusement et de fond en comble. Quelque part existait une information qui répondrait à toutes ces questions.

Il fallait la trouver. Le problème, c’était qu’il ne savait vraiment pas du tout où chercher…

Et, en attendant, l’argent de Tanya Flint fondait.

 

Il était 17 h 45. Jack Fischer était encore dans son bureau, des papiers éparpillés devant lui, la tête penchée par-dessus : il se concentrait.

Joubert hésita sur le seuil, conditionné par trente années dans la police : on ne dérange pas un officier supérieur occupé ! Il surmonta ses préventions ; ici, ce n’était pas le Service.

– Tu as un moment, Jack ? demanda-t-il.

Fischer leva la tête.

– Mais oui, bien sûr, dit-il. Prends un siège.

Une fois installé dans l’un des vastes fauteuils en face de Jack, il dit :

– Jack, il y a quelque chose qui m’embête.

– Raconte donc.

– Qu’est-ce qu’on fait si Tanya Flint n’a pas plus de 30 000 rands ?

– Je croyais l’affaire presque réglée ?

– Ça pourrait prendre quelque chose comme deux jours de plus, peut-être davantage. Il lui reste quatorze heures, sans compter les déplacements. Qu’est-ce qu’on fait si ça ne suffit pas ?

Fischer se pencha en arrière, et adressa à Joubert un sourire tout paternel.

– Je te l’ai déjà dit, ils trouvent toujours l’argent.

– Et si elle n’y arrive vraiment pas ?

Le sourire disparut.

– Mais bien sûr qu’elle peut, insista-t-il. Combien y a-t-il dans le compte que tu as découvert ?

– Tu sais bien que ça pourrait prendre des mois avant qu’elle arrive à mettre la main sur cet argent, à supposer qu’il soit propre.

– Oui, mais ça constitue une garantie. Et puis elle a une maison, des voitures… et une affaire aussi, non ? Des polices d’assurance, peut-être ? S’ils ont un crédit hypothécaire, il y a sûrement une assurance-vie sur la tête du mari. Allez, Mat, tu le sais bien : elle finira par trouver une solution !

Joubert considéra le point de vue de Fischer.

– Je veux clarifier le principe. Mettons qu’elle essaie tout et qu’elle n’arrive pas à trouver l’argent, ou qu’elle doive attendre un mois…

– Elle l’aura, Mat, elle l’aura.

– C’est une hypothèse, Jack : dans ce cas, qu’est-ce qu’on fait ?

La patience de Fischer s’usait.

– On ne travaille pas sur des hypothèses. On sélectionne nos clients ; s’ils ne peuvent pas payer on ne les accepte pas.

Mat insista encore :

– Il n’y a jamais eu un client qui ait dit : « Je n’y arrive plus » ?

– Je ne dirais pas qu’il n’y en a jamais eu…

– Quelle était la politique de la maison dans ces cas-là ?

– On traite chaque cas selon ses mérites.

– Jack, tu esquives ma question.

Fischer leva les mains en l’air, le visage empourpré.

– Tu te cramponnes ! Mais pourquoi ?…

Mat Joubert se pencha en avant, les épaules menaçantes. Mais sa voix restait calme.

– Parce que, juste avant que je parte, cet après-midi, Fanus Delport m’a recommandé de ne pas trop me presser. Et aussi parce que ce matin, pendant le passage en revue…

– Mais, putain, il plaisantait, Mat ! Et ton sens de l’humour, alors ?

– Tu as voulu que je me procure ses relevés bancaires en ligne pour que l’on puisse compter aussi les heures de Fanus. Ça compterait « double temps » pour notre vache à lait. C’est la norme, ici. Pendant le passage en revue, personne n’a demandé comment les affaires progressaient. Tout ce qu’on entendait, c’était : « Toi, t’as rapporté combien ? », « Tu as marqué tes kilomètres ? »…

– Mais, putain, comment crois-tu qu’on fait marcher une affaire ?

Fischer voulait en découdre.

– On ne fait pas dans les bonnes œuvres, ici ! Il y a des salaires à verser, une infrastructure… Tu sais combien on paie de loyer tous les mois ? Et de téléphone ?… Dis-moi un peu comment on fait pour payer tout ça si on se met à travailler pour rien, si on rase gratis, hein, tu vas me le dire ?

– Mais qui parle de « raser gratis » ?

Joubert, lui aussi, sentait la moutarde lui monter au nez. Il prit une grande inspiration, secoua la tête et dit :

– Ce n’est pas de ça qu’il est question.

– Eh bien, puisque tu es tellement malin, tu vas me le dire, de quoi il est question.

Il fallut à Joubert un petit moment pour se maîtriser.

– La question, c’est que si je suis vraiment tout près du but et qu’au bout de deux jours elle n’a plus de fric, est-ce que tu me diras de continuer, de finir le boulot ou non ?

– Tu sais aussi bien que moi que « près du but », ça ne veut rien dire. Et si ça prenait encore une semaine, deux ? Ou un mois ? Où est-ce que tu traces la limite ?

– Voyons, Jack, on n’est pas idiots. On sait combien de temps durent les choses, on le sait bien si on s’apprête à faire une percée. Et je te le dis, moi, que j’ai besoin d’encore trois jours pour ce truc, quatre au maximum. Alors, ou bien ça sera réglé, ou bien je saurai que ça ne pourra pas se régler. Elle peut payer pour deux jours. Mais on peut sûrement lui donner deux jours gratuits, ou à crédit. Enfin, il doit y avoir un arrangement possible, non ?

– Tu n’aurais pas une histoire avec elle ? C’est de ça qu’il s’agit ?

Mat Joubert bondit de sa chaise, prêt à frapper.

Ce qui le sauva, ce fut la réaction de Jack, qui fit rouler son fauteuil en arrière, levant le bras défensivement… Un poltron.

Joubert s’arrêta net. Il fallait qu’il se reprenne, qu’il se mette dans la tête que son avenir était dans la balance.

Il resta figé un bon moment, puis tourna les talons et se dirigea vers la porte.

Jack ne dit rien.

Il était au milieu du couloir quand il s’arrêta et revint sur ses pas. Fischer avait décroché le téléphone, mais Joubert l’ignora.

– Jack, j’ai quitté le Service parce que je ne comptais plus pour rien.

Il avait retrouvé son calme, baissé le ton.

– Je ressentais ça comme une injustice, parce que mon opinion, c’est qu’on compte tous, Tanya Flint aussi, et même spécialement Tanya Flint, parce qu’elle a emprunté 30 000 rands pour nous engager, pas pour s’enrichir, pas pour aller s’acheter des trucs futiles, mais pour remplir son devoir vis-à-vis de son mari. Maintenant, ça tourne au cauchemar. Mais elle en a plus dans le ventre que toi et moi réunis, Jack, tu savais ça ? Elle veut tirer cette affaire au clair. Je te le dis, moi, maintenant, si Tanya Flint dit qu’elle a tout essayé mais qu’elle ne peut plus trouver d’argent, j’irai quand même jusqu’au bout. Et je m’en fous, pour ce qui me concerne, tu pourras déduire les frais de mon salaire.