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À peine dans sa Honda, il téléphona à Tanya Flint pour vérifier qu’elle était chez elle. Elle lui dit aussitôt :

– Notre pistolet a disparu.

Il demanda quel pistolet.

– Celui de Danie. J’ai voulu le sortir du coffre après le cambriolage et le… message. Mais il n’est plus dans le coffre.

– Quand l’avez-vous vu pour la dernière fois ?

– Un mois ou deux avant la disparition de Danie.

– Je serai là dans vingt minutes.

Il prit la direction de Parklands. Il essayait de réfléchir : que signifiait l’absence du pistolet ? Flint l’aurait-il pris ? Pourquoi ?

Cependant, l’incident avec Jack retenait encore son attention. Dans Otto Du Plessis Drive, il se rendit compte qu’il conduisait brutalement. Il était en colère, contre lui-même, contre Jack Fischer, contre toute cette putain d’histoire dans laquelle il était embarqué.

Il connaissait Jack, il aurait dû se douter de quelque chose. Certes, ça remontait à quinze ans, avant que Fischer soit promu à Johannesburg, mais déjà les signes étaient là. Dire que le temps guérit toutes les blessures n’y change pas grand-chose. Il aurait dû écouter ses collègues policiers, Benny Griessel et Leon Petersen, qui avaient tous les deux eu la même réaction quand il leur avait annoncé la nouvelle. « Seigneur ! Mais c’est un sale con, non, ce Jack Fischer », avait dit Griessel, verbatim.

Il avait raison.

Parce que, quand il avait expliqué à Jack ce qu’il ressentait, quand il lui avait dit qu’il pourrait retenir les frais de l’affaire Flint sur son salaire, Jack s’était bien calé dans son fauteuil et lui avait répondu avec un sourire suffisant : « Eh bien, d’accord, c’est ce que nous ferons », puis il avait ramassé des papiers sur son bureau et s’était mis à les lire comme si Mat Joubert n’était plus là.

Pas question de : « Assieds-toi, donc, mon vieux, on va parler de tout ça. » Fischer n’avait pas examiné son point de vue, il n’en avait pas pris la mesure ; aucune discussion entre adultes ; Fischer l’avait simplement ignoré.

Comme s’il n’avait pas compté.

Et maintenant ?…

Il était dans cette nouvelle boîte depuis trois jours, il avait cinquante et un ans, il était blanc, afrikaner… Qu’allait-il faire, maintenant ? Il n’allait pas rester chez Fischer, mais il ne pouvait pas non plus s’offrir le luxe de démissionner. Il ne trouverait rien d’aussi bien payé, loin de là. Il ne se voyait pas devenir responsable de sécurité dans un centre commercial, une entreprise ou encore dans un quartier : il en crèverait avant d’arriver à cinquante-cinq ans. Et le marché immobilier était très ralenti. Margaret avait fait une offre pour la maison de Constantia. Ils avaient vraiment besoin de son salaire.

Que faire ?…

 

Il demanda à Tanya de quelle sorte de pistolet il s’agissait.

– Un petit Taurus, dit-elle.

Danie l’avait acheté pour qu’elle puisse s’en servir, elle aussi.

Savait-elle tirer avec ça ?

Elle avait tiré, au stand de tir.

Danie avait-il parlé de cette arme, un mois ou deux avant de disparaître ?

Pas un mot.

Était-elle certaine qu’elle était dans le coffre-fort ?

Elle y avait toujours été.

– Alors, Danie l’aura prise ?

– Oui.

Cela confirmait sa conviction que Danie était impliqué dans quelque chose, on le voyait à son expression.

Il lui reparla de l’argent, des amis de Danie. Il lui demanda s’il aurait pu rencontrer, à la salle de sport, dans un restaurant ou dans un bar, quelqu’un avec qui il aurait pu faire des affaires.

Elle insistait : elle l’aurait su. Tous leurs amis étaient mariés, toutes ces femmes étaient fidèles, et s’il y avait eu quelque chose, elle en aurait entendu parler. Et puis il ne sortait pratiquement jamais sans elle. Sauf quelques rares exceptions ; la plupart du temps, ils étaient ensemble.

– Et maintenant ? demanda-t-elle.

Il fallait qu’il trouve la source de cet argent.

Mais comment ?

Il fallait continuer à creuser.

Elle hocha la tête sans rien dire.

Une nouvelle fois, il l’invita à venir loger chez eux.

Elle le remercia, déclina encore. Le pistolet avait disparu, mais il y avait une alarme dans la maison, il suffisait d’appuyer sur le bouton d’alerte et le service de garde armée répondrait aussitôt. Elle n’allait tout de même pas se laisser intimider !

– J’ai réfléchi à ce cambriolage, dit-il. Il y a plusieurs manières de transmettre un message comme celui-là. Ils ont choisi un modus operandi spécifique. Et ça veut dire quelque chose, ça. Mais je ne sais pas quoi.

Il retrouva l’inspecteur Fizile Butshingi au commissariat de Milnerton. Butshingi prépara lui-même du thé qu’ils burent de part et d’autre du bureau bancal de l’administration, encombré de piles de dossiers.

Joubert lui raconta son enquête de A à Z. Il n’omit rien. Et quand il eut fini, il dit :

– Vous pourriez vous renseigner sur les vols de transports de fonds pour août, septembre et octobre ? 400 000 rands, sans doute plus – enfin, un montant qui sort de l’ordinaire ?

– Je vais essayer, répondit Butshingi.

– Et si vous pouviez obtenir que les gars de Table View aient un œil sur la maison de Tanya Flint ce soir, ça serait bien. J’apprécierais vraiment beaucoup.

– OK. On pourrait peut-être aussi envoyer une patrouille du côté de son bureau.

– Merci beaucoup.

Butshingi regarda Joubert et hocha la tête.

– Un monde étrange, n’est-ce pas, Sup…

– Oui, répondit Joubert, et plus étrange chaque jour.

 

Margaret avait toujours été à l’écoute de sa dépression, elle en déchiffrait aisément les signes.

– Qu’est-il arrivé ? demanda-t-elle aussitôt.

Ils se dirigèrent vers la cuisine. Il lui dit que l’enquête était dans une impasse. Il lui raconta aussi son altercation avec Jack Fischer.

Elle fit ce qu’elle faisait toujours dans ces situations. Elle lui parla de choses sans conséquence et lui demanda de leur servir un verre de vin. Elle exerçait ses talents culinaires et leur préparait un bobotie1 au riz jaune et patates douces – un de ses plats préférés.

Elle regarda s’il y avait à la télé un programme à son goût, et trouva une rediffusion d’Everybody Loves Raymond sur une chaîne par satellite. Elle se nicha contre lui, la tête sur son épaule, ses mains entourant les siennes.

 

Pendant la nuit, il pensa à Danie Flint. Il s’efforçait de suivre la trace qu’il avait trouvée, celle d’un joyeux extraverti, adorant les fêtes et responsable de zone ambitieux qui affichait des photos de voitures de sport dans son bureau ; orphelin de père, passablement égocentrique, avec une mère qui ne s’intéressait qu’aux biens matériels ; marié à une femme sérieuse, dévouée, et active.

Il avait touché une grosse somme en espèces. Il avait tout dépensé, pour lui-même. Il était égoïste et rusé.

Du soir au lendemain, il avait disparu.

Aucune percée nouvelle… Tous les signes indiquaient la même direction… Tard dans la nuit, bien après 2 heures, il finit par s’endormir.

 

Le lendemain matin, Margaret était de très bonne humeur. Pendant que Mat mangeait son yaourt et son müesli, elle lui dit :

– Tu sais, j’ai réfléchi. Toutes ces allées et venues, tous les soucis à cause des entrepreneurs, le marché de l’immobilier, le va-et-vient des acheteurs, à n’importe quelle heure de la journée, ça fait beaucoup. Un peu de changement ne nous ferait peut-être pas de mal.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Je suis allée à Constantia, hier. Je regardais cette vieille maison fatiguée, et je pensais à ce que ça allait représenter de la remettre en état, de tout recommencer. Je me suis demandé : Mais pourquoi donc ? Est-ce réellement ce que je veux ?… Est-ce qu’on a vraiment besoin de ça ? Peut-être que je vieillis. J’ai peut-être besoin d’autre chose, de complètement nouveau. Je n’arrivais pas à considérer ce projet avec enthousiasme…

– Mais non, coupa-t-il. Tu ne vieillis pas.

Elle l’embrassa sur la joue.

– Il y a de l’argent à la banque. Et j’aime cette maison-ci. C’est parfait pour nous. Et j’aime Milnerton. C’est… central, on est près de tout, les voisins sont sympas. Je suis heureuse…

Il hocha la tête, se demandant où elle voulait en venir exactement.

– Lance donc ta propre agence, dit-elle.

– La mienne ?… interrogea-t-il.

– Mat, ces derniers jours… c’était de nouveau le bon vieux temps. Tu étais si absorbé par ce que tu faisais. En dépit de Jack Fischer, ça te plaisait.

– C’est vrai, dit-il.

– Alors, ouvre ton agence. Tu es détective. C’est ce que tu sais faire. Fais-le pour ton propre compte. Je sais, les recettes ne vont pas rentrer tout de suite, mais nous sommes à l’aise financièrement.

– Margaret ? fit-il, soudain grave. Tu ne dis pas ça juste parce que je suis un peu déprimé ?

– Tu me connais mieux que ça, quand même ! répliqua-t-elle.

C’était vrai. Il acquiesça.

– Je peux t’aider. Je peux m’occuper de la comptabilité, répondre au téléphone, décorer le bureau.

– Je…

– Et puis j’ai toujours voulu être la nana d’un flic !

– Tu l’es déjà…

– La poupée d’un privé. La greluche, la gonzesse d’un fouineur à semelles de crêpe.

Il sourit.

Elle continuait… Joubert finit par éclater de rire.

1.

Plat malais emblématique de la cuisine du Cap.