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Au bureau, l’atmosphère était à couper au couteau. Fischer et Fanus Delport tenaient conférence, portes fermées. À peine si Mildred, la réceptionniste, lui dit bonjour.

Il s’assit devant son ordinateur, mit à jour son projet et s’assura que tout était en ordre, pour ne pas fournir à Jack l’occasion de pointer un doigt accusateur sur quoi que ce soit. Puis il sortit, se dirigea vers Greenmarket Square et alla s’asseoir dans un bistrot pour réfléchir tranquillement.

Il savait où étaient les lacunes dans sa connaissance de l’affaire, mais il ne savait pas comment les combler.

Danie Flint avait passé la plus grande partie de ses journées au travail. La clé de sa vie secrète était là : c’était de son bureau qu’il gérait son compte bancaire et sa boîte mail Yahoo. Il avait trouvé la combine financière pendant ses heures de travail. Enfin, sans doute, puisque Tanya n’en démordait pas : si c’était venu de leur cercle d’amis, elle l’aurait su.

Mais comment ? Qu’ignorait-il encore des tâches quotidiennes de Flint, de sa routine ?

Difficile à dire. Peut-être parce que Neville Philander, le responsable des opérations, submergé par le travail, frénétique, rivé au téléphone, n’avait jamais eu le temps de lui communiquer des informations. Or Philander connaissait tous les détails, les coordonnées, l’expérience concrète. Mais comment obtenir qu’il les lui communique tranquillement ?

Tout en buvant un café, il échafauda un plan, puis il prit son téléphone mobile et appela.

Bessie Heese était en réunion. Il demanda qu’elle le rappelle d’urgence. Il ne voulait plus boire de café ; il en avait déjà pris deux tasses à la maison. Mais il ne voulait pas retourner au bureau. Il régla la note et partit avec l’idée d’aller traîner un peu à la librairie Clarke, car il n’avait rien d’autre à faire.

Heese rappela avant qu’il atteigne Long Street.

Il lui expliqua ce qu’il attendait de Neville Philander.

Elle répondit d’une voix professionnelle, légèrement irritée.

– Nous avons bien confirmé que cet argent ne vient pas de chez nous, n’est-ce pas ? dit-elle.

– En effet. Mais on a seulement vérifié que ce n’était pas votre argent à vous. Je n’en sais pas encore assez pour rayer son cadre professionnel de ma liste. Tout ce que je demande, c’est une heure ou deux du temps de Philander. Mais pas au bureau.

– C’est la fonction de M. Philander, d’occuper un poste central de gestionnaire.

– Je sais. Mais c’est lui qui peut m’aider.

Il déduisit de son silence qu’elle pesait le pour et le contre.

– Très bien, répondit-elle à contrecœur. Peut-il venir à votre bureau ?

 

Ils se rencontrèrent au Wimpy, dans St. George’s Street. Joubert prit un thé, Philander un cappuccino. Il leva les bras au ciel quand Joubert lui parla de l’argent.

– Mais c’est impossible ! Jamais il n’aurait pu voler ça chez nous !

Stupéfait, il essuya la mousse du cappuccino sur sa lèvre supérieure.

– Je le sais bien, répondit Joubert. Mais il y a de fortes chances pour que d’une manière ou d’une autre il ait mis la main sur cette occasion dans le cadre de son travail.

– Mais il ne s’occupait que des itinéraires des bus ! dit Philander en secouant la tête. Dites-moi où il aurait pu dénicher une somme comme ça ?

– Expliquez-moi exactement comment il travaillait.

– Mais je vous l’ai déjà dit !

– Je veux connaître les détails.

– Vous voulez dire ce qu’il faisait, heure par heure ?

– Oui, s’il vous plaît.

– Mais ça ne va pas vous avancer !

– Eh bien, dans ce cas, je ferai une croix dessus.

Philander regardait fixement par la fenêtre, il n’était pas d’humeur à poursuivre ce genre de conversation.

– Si Tannie Bessie dit : « Cause donc à ce privé », je suppose qu’on est obligé de le faire.

– Elle a quelque chose d’une Nissan, dit Joubert.

– C’est vrai, dit Philander en riant.

Il avala une gorgée de cappuccino, inspira à fond et se lança :

– Bon. Danie Flint. Journée typique de travail. Il sort de chez lui à 6 heures et demie-7 heures, il ne va pas au bureau mais va directement visiter ses zones et suivre ses itinéraires. Mais il change tous les jours, pour que les chauffeurs restent sur leurs gardes. Milnerton, Montagu Gardens, Killarney, Du Noon, Richwood, Table View, Blouberg, Melkbos, Atlantis, pas nécessairement dans cet ordre. De toute façon, il ne pouvait pas tout faire en une seule journée. L’idée, c’était de couvrir la zone en deux ou trois jours.

– Dans son Audi ?

Joubert voulait se représenter précisément, dans sa tête, ce qui se passait.

– C’est ça.

– Il suivait exactement les itinéraires des bus ?

– C’est ça. Il suivait chaque jour les itinéraires qu’il avait choisis.

– Vous pouvez me les indiquer, ces itinéraires ?

– Vous voulez les suivre ?

– Oui.

– Pas de problème.

– Mais pourquoi devait-il faire ça tous les jours ?

– Pour voir si les chauffeurs respectent les horaires. Sont-ils à l’heure ? Comment conduisent-ils ? Les bus sont-ils pleins ? Si un bus tombe en panne, ou s’il y a un accident, il est là. Il explore de nouveaux itinéraires là où il voit des files de gens qui attendent des taxis, il cherche des opportunités, il contrôle pour voir si on peut améliorer les itinéraires.

« Ensuite, poursuit Philander, vers 11 heures, les responsables de zone reviennent au bureau. Pour leur travail administratif : préparation des notes sur la matinée, traitement des accidents, des problèmes mécaniques, des infractions des chauffeurs, vérification de la consommation de carburant, mise en formation des nouveaux, et ensuite, traitement des e-mails, examen au peigne fin de la logistique PGRC, lecture des bulletins, réunions… bref, c’est à peu près la même chose tous les jours.

« Et puis, vers 15 heures, de nouveau les routes, même histoire, pour les mêmes raisons. Pas le temps de roupiller, pas le temps de se faire de gros sous, ça, ça n’est pas possible, tout simplement.

– Pourtant il a bien trouvé cet argent quelque part, dit Joubert.

– Et si c’était un héritage ? Il ne voulait peut-être pas le dire à Tanya.

– Les héritages, ça ne vient pas en espèces.

– Très juste.

– Vous avez été responsable de zone ?

– Bien sûr, répondit Philander.

– Imaginez que vous ayez besoin d’argent. Des espèces. D’urgence. Il vous en faut, même si vous devez voler pour ça. Mettons que votre femme soit à l’hôpital…

– Vous voulez dire : où je pourrais en voler au travail ?

– Ou dans votre environnement professionnel.

Philander finit son cappuccino. Il réfléchissait.

– Il n’y a qu’un seul endroit. Le bureau principal de billetterie. Mais là, il faudrait être au moins deux ou trois : il faudrait entrer là-dedans, avec des flingues, masqués, et nettoyer la place.

– Pas d’autres possibilités ?

– Pas pour des masses de pognon.

Joubert dissimula sa déception.

– Un autre cappuccino ? proposa-t-il.

– On a presque fini, non ?

Joubert ne savait plus trop où il en était. Y avait-il encore quelque chose ? Il repensa à tout ce que Philander avait dit. Un détail se démarquait du reste.

– PGRC, ça veut dire quoi, déjà ?

– Programme de gestion de risques chauffeurs.

– C’est à cause de ça qu’il y a eu cette grève ?

– Exact.

– Mais c’est un programme informatique. Pourquoi est-ce qu’on ferait la grève pour ça ?

– Oh, c’est beaucoup plus qu’un programme informatique…

– Ah bon ?

– C’est une longue histoire…

Joubert opina. Il avait le temps. Philander soupira.

– Alors, mieux vaut recommander du café…