– Voilà. Tout ça, c’est à cause de la DriveCam.
– La DriveCam… ?
– En 2007, raconte Philander, toujours en panachant d’anglais son afrikaans, on a été le premier dépôt où M. Eckhardt et les autres de la direction ont essayé le nouveau système, parce qu’on était les plus petits – et aussi les meilleurs, même s’il faut que je le dise moi-même. Ça marche comme ça : on installe une caméra vidéo à l’avant de chaque bus, derrière le rétro, voilà. La DriveCam. Un œil qui regarde vers l’avant et l’autre vers l’arrière. Il y a un disque dur à l’intérieur du machin. Mais, évidemment, la caméra n’enregistre pas tout, du matin au soir. C’est-à-dire que ça marche tout le temps, ça filme tout et ça l’enregistre, mais il y a un détecteur de mouvements comportant un petit dispositif informatique, et c’est seulement si le bus est secoué que l’image et la bande-son sont sauvegardées : les dix à quinze secondes avant l’incident, et dix à quinze secondes après, ça dépend de la gravité du choc… Vous me suivez ?
– Ouais… j’ai l’impression… Mais si ça secoue tout le temps ?…
– Eh bien, quand je dis « secoué », c’est façon de parler, pour faire comprendre. Le détecteur de mouvements est activé par ce qu’ils appellent l’inertie. Les forces G, vous savez ce que c’est ? Eh bien, c’est ça, le truc. Si le chauffeur rentre dans quelque chose, alors c’est la force G négative, l’inertie négative… Dans ce cas, la DriveCam enregistre. Si on pile brutalement, ou si on met trop la gomme, eh bien, c’est la même chose. Il suffit qu’un chauffeur prenne un coin de rue un peu trop sec et voilà, c’est enregistré. La vidéo est sauvegardée.
– Pourquoi les coins de rue ? Quel intérêt ?…
– Eh bien, quand on prend trop vite à un coin de rue, c’est pour quoi, hein ?
– Je ne sais pas.
– Quand on grille un feu rouge, tiens !
– Ah…
– Et maintenant, voici le truc hal-lu-ci-nant. Quand le bus rentre au dépôt le soir, tous les petits bouts de vidéo de tous ces cahots se téléchargent automatiquement sur notre serveur. Coup de baguette magique : le bus franchit la grille, et ça y est, vous voyez ? Le serveur est connecté à Internet, il envoie toutes ces séquences en Amérique – parce que c’est là que le système a été développé. Les Américains ont un logiciel qui analyse tout ça, et ils renvoient par mail au responsable de zone les séquences où il y a des problèmes. Les trucs sérieux, comme les accidents, me sont aussi envoyés à moi et à M. Eckhardt, en copie cachée.
– Attendez, que je vérifie si j’ai bien compris, dit Joubert. Si le bus accélère ou freine trop brusquement, la caméra enregistre ?…
Philander opina.
– Avec une vue de l’avant et de l’arrière, précisa-t-il. Comme ça, on voit ce qui se passe sur la route, mais aussi ce que fait le chauffeur.
– Et quand vous passez la grille, ça envoie un signal radio à un ordinateur qui transmet le film par mail en Amérique…
Cela laissait Joubert incrédule.
– C’est plutôt du wi-fi. C’est du high-tech, mon frère, faut bien s’aérer les méninges pour comprendre ça ! Mais c’est pas des gens qui regardent ça en Amérique, non, c’est un ordinateur : du software, qui détecte d’abord s’il s’est passé un sale truc, et alors les analystes y mettent le nez…
– Et vous en avez reçu, de ces vidéos ?
– Des tas. Le mois dernier, un chauffeur a heurté un piéton, et quand on a regardé la vidéo on a vu le chauffeur se pencher et prendre son téléphone mobile pour passer un coup de fil. Et c’est alors qu’il a touché le piéton. On l’a viré dans les vingt-quatre heures – d’ailleurs, qu’est-ce qu’il aurait pu dire ? Il y avait la preuve… et en Technicolor !
Joubert avait compris :
– Alors, c’est pour ça que les chauffeurs se sont mis en grève ?
– Exact. Le syndicat a dit que c’était anticonstitutionnel : violation de la vie privée. Mais en réalité, ça les protège. Il y a beaucoup d’accidents qui se produisent parce que ces gros cons dans leurs voitures allemandes qui coûtent un fric fou, ils coupent la route à des bus, enfin des trucs de ce genre, parce que les bus les font chier, tous. Ils s’en foutent que les bus mènent les pauvres au travail, ils ne pensent pas comme ça, ces gros pleins aux as. De toute façon, on utilise les vidéos pour la formation, ça permet aux chauffeurs de vraiment s’améliorer. Et puis, le grand truc, c’est que les dégâts provoqués par des collisions, ça a diminué de soixante pour cent, vous vous rendez compte, soixante pour cent ! Pareil pour les PV. Avec ce système, c’est pas seulement de l’argent qu’on économise, c’est aussi du temps, parce qu’on a soixante pour cent de plaintes en moins. Et on peut même récompenser les chauffeurs qui ont un dossier vierge, parce qu’on dégage du fric pour les augmentations de salaire.
– Alors, Danie visionnait ces vidéos tous les après-midi ?
Une source possible pour les 400 000 rands remue au fond de sa tête.
– Il les vérifiait l’après-midi. Mais elles étaient déjà là le matin. Le soir, le serveur les envoie en Amérique, le lendemain à 11 heures, quand Danie pointe sur son ordinateur, les e-mails l’attendent. Quand il y a des gros pépins, M. Eckhardt m’appelle avant, et après j’appelle Danie. Mais ce qu’il vérifiait normalement, l’après-midi, c’était le tout-venant des choses qu’il allait devoir régler avec ses chauffeurs. Vous savez, conduite dangereuse, des conneries comme ça. C’est de ça qu’il parlait avec les chauffeurs, l’après-midi.
– Ça fait pas mal de pouvoir…
– Je ne vous suis pas.
– Les vidéos. Danie Flint avait le pouvoir de virer des chauffeurs, tous les jours. Parce qu’il tenait des preuves – en Technicolor, comme vous dites.
– Oui. Et alors ?
– Il avait combien de chauffeurs sous ses ordres ?
– Environ quatre-vingts.
– Et ça gagne combien, un chauffeur de bus ?
– Ça dépend des heures sup. Entre quatre et six par mois.
– 6 000 ? demanda-t-il, tout en faisant des calculs dans sa tête.
– C’est ça.
– Bien. Mettons que Flint se mette à parler à un chauffeur et qu’il lui dise qu’il a des preuves et qu’il va le virer, mais que pour 1 000 rands il laissera tomber…
Philander réfléchit, et très vite secoua la tête :
– Non, mais non, ça ne marcherait pas !
– Pourquoi pas ?
– 1 000 rands ? Presque une semaine de paie ? La plupart des chauffeurs ne pourraient pas payer ça, et puis ils iraient trouver le syndicat pour se plaindre, et vite fait !
– Avec tout le respect que je vous dois, vous dites 250 comme ça, mais ça ne peut sortir que d’une cervelle de Blanc, un truc pareil… Ce sont des gens qui ont une femme et un tas d’enfants, ils remboursent des emprunts sur leur maison, leur voiture, et il y a l’école à payer pour les gosses… Vous n’y pensez pas !
– Mais si on perd son boulot, on n’a plus rien du tout.
– On va refaire les calculs. Mettons qu’il y ait trois ou quatre incidents sérieux par semaine. À 250 le coup, ça fait 1 000 rands par mois. Il faudrait… à peu près quatre cents mois pour arriver à 400 000 rands. Si on double la somme, ça fait deux cents mois…
Sa théorie s’effondrait.
– C’est vrai, avoua-t-il.
– Je me tue à vous le dire, cet argent-là ne vient pas d’ABC. C’est impossible.
Joubert n’était pas prêt à renoncer, il se raccrochait aux branches.
– Est-ce que je peux jeter un coup d’œil à ce matériel ? Les vidéos enregistrées ?
– Ça signifie des embêtements avec les syndicats ; c’est confidentiel, dit Philander, sceptique. Il faudra que je téléphone à M. Eckhardt…
– J’apprécierais beaucoup.
– On a fini, maintenant ?
– On a fini. Merci.
Il savait qu’il faudrait bien retourner au bureau à un moment ou un autre, mais il avait une bonne raison de ne pas le faire : il espérait que Philander lui obtiendrait rapidement l’autorisation de consulter les statistiques des chauffeurs.
Il se dirigea vers Long Street, entra chez Clarke’s et s’arrêta devant le rayon science-fiction, mais ne trouva rien qu’il eût envie de lire. La « fantasy » était à la mode, et il avait essayé – mais il n’accrochait pas.
L’inspecteur Fizile Butshingi lui téléphona après 11 heures.
– Rien qui puisse nous aider. J’ai tout vérifié. Les hold-up de transports de fonds sont la seule possibilité. Et là, il n’y a rien qui colle.
Joubert le remercia.
– Rien de neuf de votre côté ? demanda Butshingi.
– Pas vraiment. Je vous tiendrai au courant.
Il eut une illumination subite.
– Inspecteur, pouvez-vous me dire s’il y a eu des attaques de transports de fonds dans la zone au nord de la N1 ?
Il réfléchit, pensa à une zone plus vaste :
– Et à l’ouest de la N7, ou même sur la N7, Montagu Gardens, Milnerton, Richwood, jusqu’à Atlantis…
– Et pourquoi là ?
– Ce sont les itinéraires des bus de Flint.
– Ça fait un morceau.
Peut-être pas. Joubert expliqua :
– Je veux couvrir toutes les bases.
– Je vous rappelle.
Sept minutes plus tard, son téléphone sonna à nouveau. Le numéro indiqué avait l’air d’être celui de Bessie Heese.
– Monsieur Joubert, je m’appelle François Eckhardt. Je suis le directeur général d’ABC. Avez-vous un moment ?
– Bien entendu.
– Monsieur Joubert, vous voudrez bien m’excuser, mais je vais être direct avec vous. Jusqu’ici, nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour vous aider, par égard pour Mme Flint. Mais nous sommes arrivés à un point où je dois penser aux intérêts de la société et de tous les autres employés. Et surtout pour ce qui concerne les enregistrements vidéo. Je me dois de protéger la confidentialité des informations concernant la performance des chauffeurs, je dois veiller à ce que notre accord avec le syndicat ne soit pas violé. Nous ne pouvons pas nous permettre d’affronter une nouvelle grève. J’espère que vous me comprenez…
– Je comprends, dit Joubert, anéanti.
– Nous pourrions néanmoins vous permettre d’accéder au système, mais vous devriez en ce cas signer un accord de confidentialité avec la société. Aucun enregistrement ne doit quitter nos locaux, aucune information ne doit être rendue publique sans mon autorisation écrite. Et je dois ajouter qu’à mon avis vous perdez votre temps, parce que ce système ne laisse rien passer. Enfin, si vous observiez une quelconque indication de manquement de la part d’employés d’ABC, si minime soit-elle, vous devriez me la signaler à moi personnellement, sans délai. Je vais vous communiquer mon numéro de téléphone mobile.
Joubert pesait les implications.
– Même si je signe… s’il y a une preuve de crime, il faudra transmettre l’affaire à la police. C’est la loi.
– Monsieur Joubert, toutes les infractions à la loi révélées par le système ont déjà été communiquées à la police. Ce facteur n’intervient pas. Êtes-vous prêt à signer ?
Il se demandait si ça en valait la peine, conscient du fait qu’il était à bout de ressources… Peut-être s’accrochait-il trop obstinément à sa théorie qui liait d’une manière ou d’une autre l’argent au travail de Flint ? Quoi qu’il en fût, il devait à Tanya de faire les choses à fond : il devait examiner ces statistiques, il devait aller jusqu’au bout.
– Oui.
Avant qu’il arrive au dépôt d’ABC, Butshingi le rappela pour lui signaler qu’il y avait eu une attaque de transport de fonds dans la zone élargie qui concernait Flint.
– Mais Century City, ça compte ? demanda-t-il.
– Je ne suis pas sûr. Vous avez des détails ?
– 19 septembre, 10 heures du matin, sur Century Boulevard…
Joubert ressentit une petite poussée d’adrénaline. Ça cadrait bien avec la chronologie.
– Entre Waterford Boulevard et Waterhouse Boulevard. Sept hommes, deux véhicules. Plus de 800 000 en espèces. Le chauffeur du véhicule de transport de fonds a été tué.
– Merci, inspecteur. Je vais voir si je trouve quelque chose.
– Mais qu’est-ce que Flint viendrait faire là-dedans ? C’est un gang noir.
– Je ne sais pas. Mais je n’ai rien d’autre.
– D’accord.
Dans le bureau de Philander, il signa l’accord de confidentialité acheminé par fax. Puis ils allèrent s’asseoir devant l’ordinateur de Danie Flint.
– Je vous montre comment faire marcher le système. Mais, pitié, je n’ai qu’un quart d’heure.
– Merci beaucoup. Je peux vous demander quelque chose : est-ce que Century City faisait partie des itinéraires de Danie ?
– Absolument. Pourquoi ?
Joubert dut dissimuler son regain d’optimisme.
– Il me faut une vue globale.
Ils mirent en route l’ordinateur de Flint et ouvrirent le programme PGRC. Philander expliqua à Joubert les principes de base :
– Toutes les vidéos sont sur le serveur, on peut les voir en fonction des itinéraires, des bus, des chauffeurs, des mesures mises en œuvre. Vous pouvez les regarder en fonction de ces catégories, ou de la date et de l’heure. Avec ce menu, vous pouvez trier, si vous voulez seulement les vidéos pour lesquelles il y a eu une action après coup.
– Quelle action ?
– Disciplinaire, une déclaration d’accident, un recours de tiers, des poursuites. Faites votre choix. Vous pouvez voir en même temps ce qui se passe à l’avant et à l’arrière, ou vous pouvez choisir seulement l’une des deux possibilités…
– On peut commencer le 19 septembre ?
– Facile. Voici le calendrier, vous choisissez le mois ici, et la fenêtre s’ouvre. Maintenant, cliquez sur le 19, et voilà votre liste. Il y a quatre vidéos. Vous pouvez affiner votre recherche avec ce menu, si vous voulez vérifier en fonction d’un chauffeur ou d’un itinéraire précis.
– Sur quel itinéraire est Century City ?
– Je ne connais pas les codes de Danie par cœur, attendez…
Il lui fallut un moment pour obtenir l’information et l’appliquer.
– Il n’y a pas de vidéo de cet itinéraire pour le 19 septembre.
– Est-ce que je peux voir les quatre vidéos de ce jour-là ?
– Vous n’avez qu’à cliquer chaque fois sur l’icône… et la vidéo démarre automatiquement…
Ils regardèrent les vidéos ensemble. Des séquences de quinze secondes, à l’avant et à l’arrière, avec les images disposées côte à côte. Philander baissa le volume sonore pour ne pas gêner les responsables de zone qui étaient dans le bureau.
Aucune des quatre vidéos n’avait le moindre rapport avec une attaque de transport de fonds.
Philander remarqua la déception de Joubert.
– Mais vous espériez trouver quoi ? demanda-t-il.
– Je n’en ai pas la moindre idée.
Mais il allait devoir se mettre à la manœuvre, dans le cas présent au clavier, jusqu’à ce qu’il ait épuisé toutes les options.