Il se débattait seul devant l’ordinateur. Il en avait oublié ses sandwiches. Le système était compliqué, il y avait tant d’options à activer. Il lui fallut un certain temps pour s’apercevoir qu’il avait activé l’option « Conseil de discipline » et qu’il ne voyait que les vidéos relevant de cette catégorie. Il dut revenir en arrière, à sa limite initiale du 1er août, et tout visionner encore une fois.
À 14 h 40, son estomac se rappela à lui. Il se mit alors en quête de thé. Santasha lui indiqua la cuisine. Elle lui demanda si son travail avançait.
– Non, dit-il.
Les sandwiches étaient au bobotie et au chutney, et il y avait un sachet de noix de cajou.
Il sourit, mangea avec appétit, et but son thé en examinant chaque vidéo. Il se concentrait sur les vues extérieures à l’avant. Un petit pourcentage des séquences concernait des accidents graves, impliquant des piétons ou d’autres véhicules. Le reste était sans intérêt : des chauffeurs qui freinaient brusquement et trop tard, compte tenu de la circulation, des cyclistes, des vaches ou des moutons sur la N7 à Du Noon ou des chiens dans les zones résidentielles.
Pour août, ça ne donnait rien.
Et pour septembre pas davantage. Ses yeux fatiguaient, sa concentration se relâchait. Il commença à se rendre compte qu’il n’arriverait sans doute à rien.
Il faillit bien passer à côté.
C’était le 29 septembre. L’heure enregistrée indiquait 11 h 48. C’était une route sans bâtiments, rien que le veld de tous les côtés. Mais le bus suivait de trop près une berline Mercedes noire, peut-être une série E, qui freina tout d’un coup, inexplicablement. Le bus en percuta l’arrière et le coffre s’ouvrit. Dix secondes plus tard, le bus et la Mercedes se mettaient à l’écart de la route, c’était presque la fin de la vidéo.
Il cliqua pour arrêter la vidéo, encore une qui ne servait à rien. Pourtant une alerte s’était déclenchée quelque part au fond de son esprit.
Il lança la vidéo suivante, mais son subconscient lui disait : Reviens en arrière, il y avait quelque chose, il faut la regarder encore.
Il eut un instant d’indécision. Ce n’était qu’un incident mineur entre mille.
Mais non, il s’était passé quelque chose…
Il soupira, arrêta le défilement de la nouvelle vidéo et cliqua pour revenir à la précédente.
Qu’y avait-il dans le coffre ?
Son cerveau se concentra sur ce qu’il venait de voir. Il se demanda s’il n’avait pas rêvé.
Il cliqua encore, les images se mirent à défiler et il les regarda avec toute son attention.
Le coffre s’ouvre, tout d’un coup. Là, à l’intérieur… une main, entraperçue dans un rayon de soleil qui avait percé juste à ce moment-là, quand le coffre s’était ouvert, avant de se refermer. Et après, ç’avait été fini, l’écart entre la Mercedes et le bus s’était agrandi, le coffre s’était refermé. Il ne savait comment arrêter l’image, il regardait anxieusement l’écran, mais la vidéo était déjà terminée.
Il cliqua encore dessus, examina brièvement les icônes, en essaya quelques-unes. Et il trouva celle qui permettait de faire un arrêt sur image, mais il était allé trop loin. Joubert grogna de contrariété. Il recommença, le pointeur de la souris prêt à saisir l’instant T. Et cette fois-ci il réussit à arrêter la vidéo exactement au bon moment.
Pas de doute : une main, une main inanimée, une délicate main blanche qui reposait sur un torse, à l’arrière, dans le coffre…
On apercevait trois silhouettes dans la Mercedes, deux à l’avant, une à l’arrière, des hommes, celui qui était à l’arrière avait tourné la tête après la secousse de la collision. Il avait des épaules massives, un curieux visage, tordu, comme s’il n’avait pas eu de nez. Mais ce n’était peut-être que l’effet de la résolution de la vidéo.
Joubert regarda attentivement. Il réussit à voir le numéro de série de la voiture : E 350… Le numéro d’immatriculation se lisait beaucoup plus facilement.
Il regarda l’image vidéo montrant l’intérieur du bus : des rangées de sièges vides, et le chauffeur, devant, qui valse sous le coup de l’impact. « Putain ! » s’exclame-t-il – on entendait le mot clairement. Puis il fait un geste de frustration et de rage avec la main. Il braque le volant pour se mettre à l’écart de la route. « Quel connard ! » lâche-t-il.
Joubert revint à l’image qui montrait la vue avant, l’arrêtant de nouveau sur l’instant où le coffre s’ouvrait largement.
C’était bien une main, indubitablement, et il y avait quelqu’un dans le coffre. Immobile.
Il scruta l’image, son cerveau fonctionnant à toute allure.
Danie Flint avait-il vu ça ?
Est-ce que ça avait un lien avec sa disparition ?
Quelqu’un dans le coffre de la voiture. Et quelque chose dans la position de la main, la façon dont elle avait réagi au choc de la collision, lui disait que cette main appartenait à un corps inconscient – ou bien mort.
Fallait-il qu’il cherche encore, jusque vers le 15 octobre ?
Et qu’allait-il en faire ? C’était bien une preuve patente de crime, d’enlèvement au minimum. Il faudrait qu’il appelle la police, après avoir prévenu Eckhardt.
Mais il voulait conserver le contrôle de la situation.
Pas de précipitation. Procéder étape par étape. Il prit son bloc-notes, cliqua sur l’écran et nota le jour et l’heure. Il chercha une référence concernant l’endroit précis ou c’était arrivé, mais il ne trouva que le numéro du bus et son itinéraire. Il écrivit le nom du chauffeur : Jérôme Apollis. Ensuite, les informations concernant la Mercedes. Il referma son bloc-notes, afin que personne ne puisse voir ses notes. C’était sa police d’assurance.
Il prit son téléphone mobile et appela le directeur des opérations d’ABC :
– Je pense que vous feriez bien de venir regarder quelque chose, lui dit-il.
Eckhardt avait la quarantaine ; grand, svelte, professionnel, il portait des lunettes à la mode, le genre de costume de bon goût, avec chemise et cravate assorties, qui faisaient prendre conscience à Joubert de son propre manque de style. Philander et lui visionnaient la vidéo. Finalement, Eckhardt dit :
– Neville, voyez si vous pouvez contacter Apollis. Immédiatement. S’il est de service, trouvez un remplaçant.
Puis, se tournant vers Joubert :
– Maintenant, on prévient la police !
– Il y a à Milnerton un inspecteur avec qui je travaille…
– Appelez-le.
– Je vais déjà lui donner le numéro d’immatriculation de la Mercedes.
– Faites ce que vous estimez nécessaire. Vous pouvez compter sur notre coopération, pleine et entière.
Joubert appela Fizile Butshingi. Il lui dit :
– Je crois que j’ai trouvé quelque chose…
– Quoi ? demanda Butshingi, aussitôt sur le qui-vive.
– La preuve d’un crime grave. Ça pourrait être un enlèvement, ou pire…
– Oh ! Où êtes-vous ?
Joubert lui donna l’adresse du dépôt ABC.
– Il y a un véhicule dans cette affaire, il va nous falloir le nom et l’adresse du propriétaire. Si vous pouviez vous en occuper dès maintenant…
– Donnez-moi l’immatriculation.
Son euphorie était tempérée par la déception, car il savait ce qui allait se produire.
C’était encore l’une des grandes différences entre un privé et un flic, se disait-il, tout en attendant. Il devait se faire à l’idée qu’à un moment ou à un autre il lui faudrait se dessaisir de l’affaire, passer la main.
À un moment, une minute plus tôt, il avait imaginé une autre façon de procéder. Il aurait fallu ne rien dire, faire une copie électronique de la vidéo, utiliser les contacts de Jack pour trouver à qui appartenait la Mercedes, et puis remonter la piste…
Mais cela aurait été malhonnête : il aurait violé son accord avec ABC et il aurait enfreint la loi, car il y avait là une preuve manifeste de crime. Il ne pouvait pas faire ça.
Et maintenant, Butshingi allait s’emparer de toute l’affaire. Un bon flic, semblait-il. Enfin, du moment que ça permettait de faire la lumière sur le sort de Danie Flint, le reste n’avait pas vraiment d’importance.
Il soupira.
À 16 h 08, son téléphone sonna. C’était Mildred, la réceptionniste de Jack Fischer et Associés :
– M. Fischer aimerait savoir si vous comptez passer au bureau aujourd’hui ?
– Je ne sais pas, répondit Joubert.
– Veuillez patienter, s’il vous plaît.
Elle le mit en attente en compagnie d’une musique genre ascenseur, puis la voix joviale de Jack retentit :
– Mat, on dirait que tu reviens fort ?
Comme s’il ne s’était rien passé entre eux la veille…
– En effet, Jack. Ça a pas mal avancé…
– Excellent, excellent, ça me fait plaisir. J’ai parlé avec Fanus ce matin. On a tout mis à plat, sous tous les angles – humain, financier, tu sais à quel point ça compte pour nous, Mat. C’est très important. Eh bien, nous aimerions faire la moitié du chemin dans la direction de Mme Vlok…
Joubert ravala le désir de rectifier.
– … alors, nous avons pensé lui accorder une journée gratuite, compte tenu des circonstances. C’est la chose à faire, dans un cas comme celui-ci.
– Merci, Jack. Si tout va bien, ce ne sera peut-être pas nécessaire. Mais merci.
– Excellent, excellent. Enfin, je pensais qu’il fallait te le dire.
À son arrivée, l’inspecteur Fizile Butshingi arborait un visage sombre.
– C’est un truc sérieux, Sup, un truc énorme.
– Pourquoi ?
– Montrez-moi ce que vous avez.
Joubert l’invita à s’asseoir, puis fit défiler la vidéo, arrêta sur l’image et montra la main dans le coffre.
– Bon Dieu ! dit l’inspecteur. C’est pas bon du tout, ça.
– À qui appartient la voiture ?
– C’est le gros problème. Je suis allé d’abord sur le système Natis, et ça m’a dit que la Mercedes appartient à Terrence Richard Baadjies, et que le numéro d’immatriculation correspond à une adresse résidentielle de Rosebank. Je me suis donc dit : Allons voir de qui il s’agit, et j’ai entré son nom dans la base de données. Et j’ai trouvé un sale type, Sup : Terrence Richard Baadjies, alias Terry, alias Terror, alias le Terroriste. Délinquant juvénile à quinze ans, condamné pour avoir poignardé et tué un camarade d’école. Relâché au bout de trois ans, puis poursuivi à seize reprises, sept fois accusé de meurtre, mais condamné seulement cinq fois, trois fois dans une affaire de trafic de drogue, une fois pour voies de fait avec préméditation, une fois pour meurtre, quand il était à Pollsmoor1. Il a fait quatorze ans.
– Il appartient à un gang, dit Joubert.
– Et pas n’importe lequel. C’est le numéro deux des Restless Ravens.
– Tonnerre de Dieu !… s’exclama Mat Joubert.
Cela changeait tout.
– Eh oui !
Il lui fallut un moment pour prendre la pleine mesure des possibilités.
– Il va falloir appeler le superintendant Johnny October.
La Plaine du Cap, c’était le terrain d’October. Mais le plus important, c’était que Johnny était son ami, il ne le court-circuiterait pas.
Prison centrale du Cap.