Tandis que Johnny October téléphonait à Pollsmoor pour organiser un interrogatoire de K.D. Snyders, Joubert réfléchissait aux conséquences de l’implication des Restless Ravens dans cette affaire. Ça devait être eux qui avaient fait intrusion dans les locaux de l’entreprise de Tanya.
Le danger était nettement plus grand que ce qu’il avait supposé.
Il demanda à l’inspecteur Fizile Butshingi si la police pourrait envoyer un véhicule de patrouille au domicile de Tanya, à Parklands.
– Il suffirait qu’ils stationnent dans le bas de la rue, ajouta-t-il, ne souhaitant pas la perturber davantage.
Butshingi comprenait vite.
– Excellente idée, répondit-il.
Ensuite, Joubert appela Margaret.
– Je vais être en retard.
– Bonne nouvelle ? demanda-t-elle.
– On dirait…
– Je vais t’attendre. Mais sois prudent.
C’était bien une femme de flic ! Il se demanda s’il devait aussi appeler Tanya, puis décida que non. Il y avait encore trop de questions sans réponse, trop d’incertitudes.
Ils se rendirent à la prison, à l’autre bout de Tokai, dans la voiture de Johnny. Joubert était à l’arrière.
– Sup, le chauffeur du bus… commença Johnny. La loi dit clairement que c’est toujours la faute du chauffeur du véhicule qui suit. Il était trop près de la Mercedes.
– Flint a sûrement vu ça sur la vidéo, Johnny.
– Et il a donc fermé les yeux sur l’infraction, parce qu’il a vu la main dans le coffre – et l’opportunité que ça représentait.
– Et à partir de là, ça a été facile. Remonter la piste de Terror Baadjies, grâce au numéro de la Mercedes. Téléphoner à son domicile avec le nouveau portable pour qu’on ne puisse pas l’identifier.
– Du chantage, dit Butshingi.
– Mais est-ce que Flint savait à qui il avait affaire ?
Joubert secoua la tête.
– J’en doute. Je pense qu’il a vu la voiture de luxe, une Mercedes qui va chercher dans les 700 000 rands…
– … et qu’il leur a dit : « Payez ou je passe la vidéo à la police », ajouta Johnny.
– Quelque chose dans ce goût-là. Les Ravens ont dû tracer Flint et il a fait un faux pas à un moment ou à un autre. Mais ce qui me dérange, c’est que l’effraction de l’atelier de Tanya ait été si… timide. Pourquoi ? Quelques tables retournées, un vague message sur le mur… On s’attendrait à autre chose d’un gang de la Plaine…
– Il faut penser au contexte, Sup, la guerre des factions. Avec K.D. Snyders, le tueur, en prison, Terror Baadjies a besoin de toutes ses troupes ; alors il a envoyé deux ou trois clampins, sans expérience, et même un peu paniqués.
– Ce que je ne comprends pas, dit Butshingi, c’est que ces mecs… Je veux dire… pourquoi ont-ils payé ?
– Qu’est-ce que vous voulez dire ?
– Cette vidéo ne prouve pas grand-chose, en fin de compte. Tenez, mettons que Flint ait téléphoné à Terror Baadjies et essayé de le faire chanter. Eh bien, Terror pouvait cramer la Mercedes ou bien faire un nettoyage chimique, à la vapeur, ou autre chose, éliminer toute trace du coffre. Et puis concocter une histoire pour la police, pour le cas où… « Mais non, c’est ma nièce, elle avait trop bu, alors on l’a mise dans le coffre, je ne voulais pas qu’elle vomisse sur mes belles banquettes. » Et il prie sa nièce de confirmer.
Joubert et October ne disaient rien, sachant que l’argument tenait. C’était même gênant.
– Il est assez intelligent pour ça, Terror Baadjies ? demanda Butshingi.
– Mais oui, répondit October. Aucun doute.
– Alors pourquoi ont-ils payé, et par deux fois ?
Willem « K.D. » Snyders, des fers aux mains et aux pieds, ne lâchait pas un mot. Il restait là, assis devant la table en acier, les yeux rivés au mur.
Johnny October lui parlait poliment. Il lui brossa le tableau de la situation dans le détail. Il ne survivrait pas en prison, parce que la faction des Ravens de Moegamat Perkins le choperait dès sa sortie d’isolement et son retour au régime général. Ce n’était qu’une question de temps.
– Tu es un mort qui marche encore, lui dit Butshingi.
– On peut t’aider, renchérit October.
Pas de réponse. Le visage affreusement mutilé resta impassible. La cicatrice déformait les lèvres en une grimace permanente de mépris pour le monde entier.
– Il y a quelque part quelqu’un qui aiguise déjà une lame pour toi, King Kong, lui dit Butshingi, qui se mettait à jouer le rôle convenu.
– Nous, on peut te cacher. Protection de témoins. Une nouvelle vie, Willem. Tu pourrais tout recommencer, avec un peu d’aide et quelques milliers de rands en poche, n’importe où dans le pays, tu pourrais choisir.
Tout cela n’était qu’une mise en bouche, pour capter l’attention de K.D.
– Réfléchis, imagine : ne plus jamais avoir à regarder par-dessus ton épaule, plus jamais…
K.D. Snyders restait de marbre.
– Vous perdez votre temps, Johnny, dit Butshingi.
– Peut-être pas… Peut-être que Willem peut saisir cette chance qu’on lui offre.
– Le juge te mettra à l’ombre pour un bon moment, monsieur Kong, un assassin comme toi…
– Mollo, mon vieux, on pourra l’aider.
– Mais s’il ne veut pas qu’on l’aide ? S’il est non seulement moche, mais con aussi ?
– Je sais que tu n’as peur de rien, Willem. Mais pense un peu aux alternatives, juste un petit peu, imagine donc comment ça pourrait être…
Ils jouaient le jeu, tous les deux : l’un tendant la branche d’olivier en signe de paix et de compréhension, l’autre se présentant en ennemi, maudissant et insultant. Mais Snyders ne disait rien, ne faisait rien. Il était sans réaction, ne les regardait pas, même quand Butshingi se rapprocha en hurlant de rage à tout juste quelques centimètres du masque tordu. Willem « K.D. » Snyders était une statue, et Joubert, assis en silence, se demandait vraiment si leur plan allait fonctionner.
Finalement, Johnny October dit :
– Bon, Fizile, ça va comme ça. Laissez-nous, tous les deux : ni les Blancs ni les Noirs ne savent ce que c’est que d’être métis. Moi, je vais parler à Willem.
Butshingi et Joubert se levèrent, ostensiblement contre leur gré, et sortirent.
Dans la pièce à côté, ils regardèrent à travers le miroir sans tain. Ils virent October s’asseoir à côté de Snyders, ils virent son expression de compassion, ses mains jointes sur la table pour exprimer de l’empathie, sa sympathie. Puis il entreprit de jouer son atout.
– Willem, écoute. Moi, je sors de Bishop Lavis. Je sais ce que c’est. Je sais ce qu’est la vie à la dure, je sais ce que c’est que souffrir. Je sais, pour toi ça a été bien pire, à cause de l’accident. Je n’arrive même pas à imaginer ce que ça a pu être pour toi. Et je ne peux rien te reprocher. Je te le dis, moi, maintenant : personne ne peut rien te reprocher. Tu as connu l’enfer. Et ça continue, ça ne fait qu’empirer…
– Il est bon, quand même, remarqua Butshingi.
– Oui, répondit Joubert.
– Willem, je sais bien que quelque part en toi il y a toujours cet enfant, qu’il y a quelqu’un qui se demande pourquoi les choses ne pourraient pas être différentes. « Pourquoi est-ce que je ne pourrais pas avoir une vie normale, moi aussi ? » Eh bien, Willem, je te le dis : c’est possible. Si tu nous aides maintenant, je demanderai à l’État de prendre en charge les frais médicaux. On te mènera chez les meilleurs spécialistes du pays, des médecins qui peuvent tout arranger… On te rendra la vie, Willem, ta vie !
Johnny October laissa le message faire son chemin et ajouta :
– Un nouveau visage, Willem ! Neuf… et beau !
K.D. Snyders ne réagit pas immédiatement. Il mit un moment à tourner la tête, pour la première fois, jusqu’à regarder October en face. Les coins de sa bouche bougèrent, doucement, pour former une grimace.
Puis, de mépris, il cracha sur la main d’October.