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Ils se réunirent, demandèrent qu’on leur apporte des cafés, s’assirent dans la pièce voisine de celle de l’interrogatoire et entreprirent d’analyser leur stratégie. En arrière-fond, on entendait la rumeur d’une prison la nuit, par moments le bruit d’une porte métallique claquée au loin, un ordre abrupt proféré dans le haut-parleur, les voix des détenus, pareilles aux appels que se lancent les animaux dans l’obscurité.

À eux trois, ils collectionnaient plus de huit décennies d’expérience policière et partageaient la conviction que la seule méthode valable était la patience. Leur arme la plus efficace était le temps.

– Une loyauté aveugle, dit Butshingi.

– Ils sont comme ça, dit October. Jusqu’à la mort.

– Et il n’a pas peur de mourir.

– Je me demande quelquefois s’ils ne veulent pas mourir, mon vieux. On dirait qu’ils le cherchent.

Joubert, assis, les coudes appuyés sur la table, la tête penchée, repensait aux informations recueillies.

– Johnny, qu’est-ce qu’ils faisaient donc sur cette route, près d’Atlantis ?

– C’est bien la question, Sup.

– Est-ce que traditionnellement ça fait partie du territoire des Ravens ?

– Tu sais bien ce qui s’est passé ces dix dernières années, Sup. Après PAGAD et POCA. Les chefs vivent dans les zones blanches, ils recrutent leurs membres dans les townships métisses. Et c’est là qu’ils vendent du tik. Tweety vivait à Rondebosch, Terror et Moegamat Perkins vivent à Rosebank, et on ne les a jamais vus dans un endroit comme Atlantis.

– Et pourtant, il y était.

– Avec quelqu’un dans le coffre de sa voiture.

– En revenant d’Atlantis ?

– Pas forcément. Ils cherchaient peut-être simplement un endroit pour se débarrasser du corps. Loin de chez eux. Où peut-être qu’ils allaient descendre quelqu’un, dans un endroit où des coups de feu n’attireraient pas l’attention.

– Quel stand de tir il y a par là ? demanda Joubert.

– L’armée en a un, répondit October. Énorme. Peut-être qu’ils le cherchaient et qu’ils avaient fait demi-tour. Le chauffeur du bus a dit que la pancarte n’y était plus.

– Et c’est une zone sablonneuse, nota Joubert, facile à creuser, si on n’a pas trop de temps.

– Ça se pourrait, Sup. Mais c’est aussi facile n’importe où sur la Plaine. Il y a du sable partout.

– Alors ils seraient partis à la recherche d’un endroit éloigné de leurs terrains de chasse habituels pour se débarrasser d’un corps : Terror Baadjies, son homme fort, K.D. Snyders, et un chauffeur. Ils ne connaissent pas très bien ce secteur, ils ont voulu tourner quelque part à l’écart de la grand-route…

– C’est pour ça qu’ils ne roulaient pas vite. Ils cherchaient un endroit, et ils n’ont pas réalisé que le bus était juste derrière eux. Ils ont loupé le tournant du champ de tir. Il y en a un qui a dit : « C’est là qu’on aurait dû tourner », et le chauffeur a freiné brusquement.

– Et vlan ! Le bus leur rentre dedans.

– Ils se débarrassent du bus, et vont faire ce qu’ils avaient à faire.

Un long silence suivit : ils évaluaient les hypothèses.

Joubert se gratta la tête et dit :

– C’était le 29 septembre, et Flint n’a ouvert son compte bancaire que le 15 octobre. Mettons qu’il lui a fallu une semaine ou deux pour mettre la main sur le numéro de téléphone de Terror et pour arriver à lui parler en personne. « Je vous ai sur une vidéo, là-bas à Atlantis, et je sais ce que vous faisiez. » Il a menti un peu, juste ce qu’il fallait pour que Terror sache qu’il disposait d’une preuve accablante.

– Et ils ont craché.

– Mais pas tout de suite. Ils ont pris leur temps, presque une semaine.

– Pendant qu’ils tentaient de le trouver ?

– Mais enfin, pourquoi ont-ils payé ? demanda Johnny October. Comme l’a dit Fizile, il n’y avait qu’à se débarrasser de la Mercedes, et monter une histoire. Après, ils ne craignaient plus la police.

Nouveau silence, nouvelle réflexion collective.

Butshingi se passa la main sur le visage, puis il l’écarta lentement.

– Peut-être… commença-t-il.

Les deux autres le regardèrent.

– Oui, reprit Butshingi, c’est ça : peut-être qu’ils s’en fichaient, de la police.

– Qu’est-ce que vous voulez dire, mon vieux ? interrogea October.

– Ça a commencé quand, cette guerre des factions ?

October caressa sa moustache.

– D’après nos renseignements, l’année dernière, en août, fin août. C’est à ce moment-là que Die Burger a publié le projet de l’Alliance démocratique de nommer un procureur spécial pour tenter de mettre la main sur Tweety de La Cruz, pour fraude fiscale… Parce que c’est à peu près la seule chose qu’on arrive à prouver. Et puis il paraît que Tweety a envoyé chercher le comptable, Moegamat Perkins, et Perkins a dit que ça annonçait du vilain parce que ce Monsieur Fisc était un vrai bulldog : quand il attrapait quelque chose, il ne lâchait jamais. Et peu importait la façon dont ils truquaient la comptabilité, l’administration fiscale ne s’y tromperait pas.

– Alors, c’est là que ça a commencé ?

– D’après ce qu’on raconte, et c’est à ce moment-là qu’ils ont décidé que Tweety devait quitter le pays. Et Terror Baadjies a tout mis sur le compte de Perkins, parce que c’est Perkins qui tient la comptabilité. Tweety a tenté de maintenir la paix, mais quand les hommes savent que leur chef partira bientôt pour l’Uruguay, il n’a plus beaucoup d’autorité. Mais pourquoi est-ce que vous demandez ça ?

– Terror Baadjies. S’il ne s’inquiétait pas au sujet de la police, s’il pouvait étouffer l’affaire, pourquoi donc a-t-il payé ? Il craignait peut-être que ses hommes à lui l’apprennent…

– Aah… dit Johnny October.

– Je ne suis pas sûr de bien comprendre, intervint Joubert.

– Sup, il est où, votre historique ? lança October, soudain revigoré, tandis que Butshingi se rapprochait.

Joubert ouvrit son bloc-notes et chercha la bonne page.

– On se concentre sur tout ce qui se passe après l’incident avec le bus. On pense que cette histoire a commencé le 29 septembre, dit October. Mais Terror Baadjies savait déjà fin août que ça commençait à chauffer. L’occasion de devenir le chef des Ravens lui est apparue.

– Oui, répondit Butshingi, c’est à ce moment-là qu’il s’est mis à planifier son coup.

– C’est ça que Fizile veut dire, Sup. Terror, K.D. Snyders et la Mercedes. On croit depuis le début que le 29 septembre ils s’occupaient de leurs affaires habituelles. Mais peut-être s’occupaient-ils du coup de force… Peut-être que le macchabée du coffre était un Raven, un type d’une faction rivale.

Un éclair se produisit dans l’esprit de Joubert.

– C’est pour ça qu’ils sont allés jusqu’à Atlantis, pour sortir du territoire des Ravens.

– Exactement, dit Butshingi.

– Et c’est pour ça qu’ils ont payé Flint. Pas parce qu’ils craignaient que la police ne trouve…

– Mais parce qu’ils craignaient que, parmi leurs hommes, certains ne finissent par tomber sur le pot aux roses… Peut-être l’autre lieutenant, le comptable…

– Moegamat Perkins.

– C’est ça.

– Ou bien Tweety lui-même, carrément, remarqua Johnny October. Si Tweety découvrait avant de quitter le pays que Terror Baadjies comptait s’emparer de son trône, il l’aurait fait flinguer en moins de deux…

– Parce qu’ils attendent de vous une loyauté aveugle.

Joubert, qui venait d’avoir une illumination, tapa du doigt sur la table.

– C’est de ça qu’on doit se servir, Johnny.

– Sup ?…

– La loyauté de K.D. Il faut l’utiliser pour le retourner.

– Là, c’est moi qui ne vous suis pas, dit Butshingi.

– Que se passerait-il si les Ravens découvraient que, un mois à peu près avant le départ de Tweety, Terror a commencé à tuer des membres de son propre gang pour prendre le relais ?

– Sa propre faction se retournerait contre lui.

– Exactement. Et c’est ça le secret que K.D. doit garder. Terror a introduit K.D. chez les Ravens, l’a initié…

– C’est bien ça, Sup. Terror est comme un père pour K.D.

– Exactement, Johnny. K.D. ne parlera pas, il sera loyal à Terror jusqu’à la mort.

– Absolument.

– C’est ça qu’on doit utiliser. La seule chose dont K.D. ait peur, c’est d’être rejeté par son père Ravens.

– Aah… fit Johnny October.

– C’est retors, commenta Fizile Butshingi. Mais ça me plaît.

 

Joubert s’assit à la droite de K.D. Snyders, October et Butshingi en face.

Il s’était penché en avant, tout près, de sorte que son visage n’était qu’à quelques centimètres de Snyders.

Il bluffait à bloc.

– On sait tout, K.D., tout ce qui est arrivé là-bas à Atlantis. On sait comment Terror a poignardé les Ravens dans le dos, on sait ce qui est planqué sous le sable.

En même temps, il écoutait attentivement la respiration de Snyders, car il savait que le visage défiguré ne révélerait rien.

Il perçut que l’homme avait retenu sa respiration une seconde, comme si son cœur avait raté un battement. Ça lui donna du courage.

– On est au courant, pour Flint et la vidéo. On sait comment vous vous êtes débarrassés de lui. On ne sait pas encore où vous l’avez balancé, mais ça va venir. Et le problème, pour toi, c’est que nous trois sommes les seuls à savoir qui a trahi. Personne d’autre n’est au courant. Je vais te dire ce qu’on va faire : on va sortir d’ici et on va raconter aux gardiens que tu as craché le morceau, que tu t’es couché, que tu nous as donné Terror sur un plateau. Le superintendant Johnny October va répandre la nouvelle partout dans la Plaine du Cap, il va dire que c’est toi qui nous as aidés à mettre la main sur Terror, que tu as trahi ton propre sang et que Terror a trahi les Ravens…

Il s’arrêta et écouta. La respiration était rapide et superficielle.

– Tu as poignardé Terror dans le dos. C’est ce qu’il va croire. Et aussi qu’il peut renoncer à être le nouveau chef…

Les chaînes qui reliaient les fers des mains et des pieds tremblèrent légèrement, cliquetant sur le bord de la table d’acier.

– Alors, tu te retrouveras sans rien, K.D., rien, ni personne.

Enfin, le visage se tordit. Puis K.D. Snyders fit un mouvement brusque en direction de Mat Joubert, tandis qu’un hurlement de rage et de désespoir explosait au plus profond de ce grand corps.

Joubert recula vivement, hors de sa portée. Mais il savait qu’ils le tenaient.

Johnny October attendit que K.D. se calme. Puis il dit, avec sa courtoisie inébranlable :

– Il y a une solution, K.D. On peut s’arranger pour que Terror ne sache jamais rien. Mais il faudra que tu nous aides.