83

– Qu’est-ce que la justice vaut pour vous, monsieur Bell ? Vous pouvez mettre un prix dessus ? demandait Jack Fischer au téléphone, son anglais alourdi par un fort accent afrikaner, tout en faisant signe à Joubert d’entrer et de s’asseoir.

Joubert regarda les tableaux sur un mur du bureau : des peintures à l’huile, paysages du Bosveld1 et du Boland2. Une bibliothèque couvrait tout le mur opposé, entièrement garnie d’épais volumes juridiques. Jack lui-même admettait qu’ils étaient là uniquement pour impressionner la galerie.

« La perception, Mat, tout est perception, avait-il expliqué quand Joubert s’était assis là pour la première fois, ajoutant : Il faut se rappeler que ces gens nous arrivent après s’être adressés au commissariat de Green Point, où c’est la pagaille. Alors ce qu’ils cherchent, c’est l’ordre. Ils ont surtout besoin d’être rassurés : ils veulent l’aboutissement, la réussite. Et c’est précisément ça que nous leur proposons. »

Il n’avait pas changé du tout. C’était le même Jack qui était le supérieur de Joubert à la Brigade criminelle, dans le bon vieux temps. À l’époque, il était déjà entré dans la légende grâce à sa réussite foudroyante. Depuis, dans son costume sur mesure, avec des rides plus profondes sur son visage allongé, il avait toujours la même confiance en lui, la même verbosité extravagante et la même allure voyante – rien n’avait changé.

– Naturellement, la police ne sert à rien, c’est notre gagne-pain, ça, disait Jack au téléphone. Tenez, vous savez ce que Jack Wells a dit ?

L’interlocuteur de Jack ne savait manifestement pas qui c’était, car Fischer ajouta :

– Mais vous savez, Jack Wells… la General Electric…

Il continua :

– C’est bien ce que je disais, Jack Welch. De toute façon, il faut regarder la réalité en face, comme elle est effectivement, et pas comme elle était ou comme on voudrait qu’elle soit. La police sud-africaine, ça fait partie de notre réalité. Heureusement, Jack Fischer et Associés font partie de cette réalité, eux aussi. Voilà votre chance d’obtenir qu’on vous fasse justice, monsieur Bell…

Fischer écoutait, en roulant des yeux à l’intention de Joubert.

– Je vous le demande encore une fois, monsieur Bell, ça vaut combien ? Vous pouvez mettre un prix dessus ? OK. Eh bien, pensez-y… Merci, oui, et tenez-nous au courant !

Il reposa le téléphone.

– Vieux radin ! Les Nigérians lui ont arnaqué un million quatre, et il a le culot de me dire que quarante mille pour les attraper, c’est trop !

– Un 4-1-9 ? interrogea Joubert, faisant allusion à l’escroquerie désignée non sans ironie par l’article 4.1.9 de la loi nigériane sur la fraude.

– Un malin, commenta Fischer. Je l’appelle, il me dit qu’il est le principal héritier d’un type qui porte le même nom, en Angleterre… Bon, comment ça va avec Mme Vlok ?

– Mme Flint.

– Fanus dit qu’elle a versé sa provision.

– Oui. C’est pour ça que je viens te voir, Jack. Elle me dit que c’est tout ce qu’elle a. Il va falloir qu’on se débrouille avec ça pour les dépenses supplémentaires.

– Ah, bon, laissa-t-il échapper, déçu. Ce n’est pas l’idéal. Qu’est-ce que ça va chercher, ces dépenses supplémentaires ?

– Je voudrais tracer un téléphone mobile.

– Elle a l’IMEI ?

– Elle pense que oui.

– Bon, tu pourras demander à Dave Fiedler de nous faire un prix, mais je ne sais pas si…

– C’est le type avec qui tu… on travaille ?

Fischer opina du chef. Il reprit :

– Il se trouve ici à Sea Point, d’habitude il prend 1 500 rands par trace si on lui donne l’IMEI, mais comme on fait partie de ses plus gros clients, alors… tu peux essayer. Tu vas récupérer les relevés bancaires de Vlok ?

– Je vais les chercher chez elle cet après-midi. Je veux y jeter un coup d’œil.

– Écoute, demande-lui si elle peut les obtenir en ligne sur Internet, et puis donne-les à Fanus, qui les mettra sur un tableur. Il peut t’en tirer presque n’importe quoi comme graphique. Ça donne une vue d’ensemble fantastique, qui permet de détecter tout ce qu’il peut y avoir de louche. Et puis c’est gratuit. Mais ça prendrait deux fois plus de temps : le tien et celui de Fanus… À propos, ton ordinateur portable arrive cet après-midi. Il aurait dû être là déjà hier. On a une base de données centralisée avec toutes les coordonnées, et des tas de trucs. Ah, demande donc à Mildred d’appeler l’architecte d’intérieur, qu’elle vienne jeter un œil. Il faut te retaper un peu ton bureau : tu joues en ligue 1 désormais, mon vieux !

– Je pensais demander à Margaret…

– Mais non, adresse-toi à notre décoratrice, on le déduira des impôts.

 

À Woodstock, le dépôt de l’Atlantic Bus Company était dans Bromwell Street, au-delà de la zone industrielle, à côté de la ligne du Métro. Joubert dut s’arrêter à la grille et signer le registre du garde avant d’y être admis. Le bâtiment administratif, peu élevé, se trouvait au milieu d’une grande zone clôturée. Il y avait des rangées de bus bleus à n’en plus finir, un atelier et, à l’arrière, d’énormes citernes de carburant. Un train de banlieue ferraillait vers Muizenberg. Joubert sortit de sa voiture. La chaleur montait du goudron dans l’air imprégné d’odeurs de diesel et d’huile.

Il n’y avait pas d’accueil. Il dut parcourir tout le couloir avant de trouver un bureau sur la porte duquel était inscrit Neville Philander, directeur du dépôt. Il frappa.

– Entrez, lui dit-on de l’intérieur.

Joubert ouvrit la porte. Philander, une main sur le micro du téléphone, lui dit : « Je suis à vous dans une minute », puis reprit sa conversation :

– Le dépannage est en route, Jimmy, attends… Non, j’ai du monde ici, il faut que j’y aille. OK, salut…

Il reposa le téléphone, se leva, tendit la main à Joubert et lui dit :

– C’est vous, le fameux privé ?

Joubert se dit qu’il allait devoir s’y faire. Il entra dans le bureau climatisé et serra la main du grand métis.

– Je suis Mat Joubert.

– Neville Philander. Asseyez-vous. C’est assez dingue ici, en ce moment…

De nouveau, le téléphone sonna. Philander se leva, se dirigea vers la porte, puis cria dans le couloir :

– Santasha, bloque les appels, j’ai quelqu’un dans mon bureau !

– OK, mon chou, lui répondit une voix féminine.

Philander se rassit et reprit :

– On est chez les dingues, ici. Mais nous, on en était où ? Vous voulez sans doute vous renseigner à propos de Danie…

– Si vous pouvez me dire quelque chose…

– Le siège dit que c’est d’accord. Tanya a fait une demande officielle.

– Je ne veux pas vous faire perdre votre temps, je vois que vous êtes occupé. Je n’ai que deux petites choses à vous demander. Danie Flint avait-il des problèmes au travail ? Et pendant le mois précédant sa disparition, a-t-il eu un comportement bizarre, différent ?

– Les problèmes, il y en a toujours, ici. Vous êtes un ancien de la police ?

– Oui.

– C’est ce que je pensais. Ça se voit… Eh bien, Danie était responsable de zone. D’habitude, ils sont quatre, et c’est un boulot difficile…

Sur son bureau, le téléphone s’était remis à sonner.

– Nom de Dieu ! s’exclama-t-il en bondissant vers le couloir pour aller crier une nouvelle fois : Santasha, s’il te plaît !

– Désolée, Neville, c’est ma faute, mon chou…

Il regagna sa chaise et reprit :

– Écoutez, ici, le boulot du responsable de zone consiste à gérer ses chauffeurs et ses itinéraires. Danie faisait l’Atlantique Nord, d’ici à Atlantis, y compris Milnerton, Montagu Gardens, Killarney, Du Noon, Richwood, Table View, Blouberg, Melkbos… Ce n’est pas la zone la plus importante, mais avec les travaux sur la N1 et les dérivations, c’est un sacré bazar, je vous prie de le croire. De toute façon, le gros souci, c’est les chauffeurs : la moitié cause des problèmes, l’autre moitié se plaint et le responsable de zone en vire au moins trois ou quatre tous les mois. Alors, si vous venez me demander s’il avait des problèmes au travail, je vous répondrai « Bien sûr ». Bien sûr qu’il y a des problèmes, ici. Mais Danie savait s’y prendre. Il était sympa avec les gens, il avait le sens de la communication. Et puis il était respectueux. Il ne faisait pas le Blanc, ça, jamais, si vous voyez ce que je veux dire. Entre nous, c’était le plus aimé des quatre responsables, alors, vraiment, je ne pense pas que…

Le téléphone avait encore sonné. Philander le regarda, puis la porte restée ouverte. La sonnerie s’arrêta.

– Désolée, Neville, désolée, mon chou… entendit-on encore depuis l’autre bout du couloir.

– Jésus foutu Christ ! lança Philander. Je vous le dis, moi : ABC, ça veut dire Asile By Cap, faut être dingue pour bosser ici. Il me manque un homme, mais la direction ne veut pas embaucher, des fois que Danie pourrait refaire surface, vous voyez ? Qu’est-ce que je peux vous dire de plus ?

– Sa femme m’a dit qu’il y avait eu une grève l’année dernière.

– Ah, ça, c’est une autre histoire. Ça a duré deux semaines et touché toute la société…

– À propos d’argent ?

– Non. À propos de notre « Programme de gestion de risque concernant les chauffeurs », le PGRC. Mais Danie était en marge. C’était Eckhardt et les gars du siège qui dirigeaient le programme.

– Eckhardt ?

– Eckhardt, François de son prénom, directeur des opérations. De toute façon, la grève a été mauvaise pour nous tous, mais il n’y a pas eu de conflit ici, au dépôt. C’est seulement qu’on était coincés là tous les jours, comme des cons, sans rien faire.

– Et le comportement de Danie avant sa disparition ? Avez-vous remarqué quelque chose… d’anormal ?

– Expliquez-moi d’abord ce que vous appelez normal. Il n’y a rien de tel ici, voyez par vous-même. De toute façon, c’est difficile à dire. Les responsables de zone sont sur la route la plupart du temps, surtout le matin et l’après-midi, ils contrôlent les itinéraires. Le reste du temps, ils font de la gestion dans leurs bureaux. Ils n’ont pas vraiment le temps de se fréquenter, vous comprenez. Alors, même s’il avait eu des ennuis, je n’aurais pas vraiment eu l’occasion de m’en apercevoir. En tout cas, je ne me suis aperçu de rien. Ce bon vieux Danie, il était toujours souriant, il bossait bien, c’était un fonceur. D’ailleurs, je lui disais toujours : « Ce que tu vises en fait, c’est ma place à moi, hein ? »

– Alors leur routine est assez régulière ?

– Très régulière, même. Ils sortent de bonne heure, ils sont de retour vers 11 heures, ils consultent leurs e-mails, les enregistrements PGRC, les horaires, les feuilles de présence, règlent les problèmes de personnel, et puis ils sont de nouveau à l’extérieur…

– Et en octobre et novembre, il s’y est tenu, à cette routine ?

– Autant que je sache…

– Neville !

La voix féminine résonne encore à l’autre bout du couloir.

– Quoi ?

– Le siège en ligne.

– OK. Branche-moi.

Puis il se tourne vers Joubert.

– D’habitude, ça signifie des ennuis, il va falloir que vous m’excusiez.

Joubert se leva.

– Son mariage ?… lança-t-il.

Le téléphone sonnait déjà.

– Qu’est-ce que j’en sais ? rétorqua Philander tout en lui serrant la main.

– Neville, tu décroches enfin ou quoi ?

– Doux Jésus ! s’exclama Neville, la main sur le téléphone. Ça reste entre nous ?

Joubert acquiesça.

– Elle est un peu « nissan », cette Tanya…

– Neville !

Avant que Joubert ait eu le temps de demander ce que signifiait « nissan », Philander avait décroché.

1.

La brousse de savane au nord du pays.

2.

Le « haut-pays » : la région du Cap, montagneuse.