84

Il traversa le macadam jusqu’à sa Honda, dont il ouvrit les portières pour laisser échapper la chaleur accumulée. C’était le seul inconvénient d’une voiture noire, la chaleur, mais ça lui était égal, cette voiture lui plaisait vraiment beaucoup. Un soir, treize mois auparavant, Margaret avait levé le nez des comptes et déclaré :

« Il est temps que tu aies une nouvelle voiture. »

Son Opel Corsa avait alors six ans, mais plus de 200 000 kilomètres au compteur, et une fuite d’huile de mauvais augure s’épandait sur le sol du garage. Il n’avait pas été difficile de le convaincre : leurs finances étaient florissantes grâce aux opérations de spéculation immobilière de Margaret, et Jeremy, son fils aîné, venait de finir ses études et s’apprêtait à prendre une année « sabbatique » en Amérique.

Alors il s’était mis à chercher une voiture, méthodiquement, avec application, à grand renfort de catalogues, comparant les prix. Un jour, il était entré chez le concessionnaire Honda dans Buitengracht et là il avait vu la Type R, avec son logo rouge et ses lignes effilées noires, basses, et il en était tombé amoureux. De retour à la maison, il avait déclaré à Margaret, avec son indécrottable accent afrikaner : « Ça doit être mon côté Goodwood. » Elle avait souri à cette allusion humoristique à la modeste banlieue du Cap où il avait grandi et elle l’avait serré dans ses bras en lui soufflant à l’oreille : « … et une petite crise de la cinquantaine, aussi », ce qui était probablement plus proche de la vérité, car dernièrement il avait commencé à rêver de la Datsun Triple-S de ses vingt ans. Et Margaret lui avait dit : « Va acheter cette voiture. Tu l’as méritée. »

La Honda lui avait procuré un plaisir sans mélange. La suspension était peut-être un peu duraille, les sièges n’étaient pas les plus confortables du monde, mais la maniabilité était incroyable. Et quel moteur !…

Il s’adossa contre la voiture, prit son téléphone mobile et appela le superintendant Johnnie October, un ancien collègue, désormais à la tête de la Brigade judiciaire de Mitchell’s Plain.

– Sup ! s’exclama October. Quelle bonne surprise !

– Je ne suis plus « Sup », Johnnie, c’est fini.

– Tu seras toujours Sup pour moi. Comment ça se passe, dans le secteur privé ?

– Encore trop tôt pour le dire. Et chez toi ?

– C’est dur, Sup. Avec Tweety l’Oiseleur à l’étranger… La lutte pour le pouvoir se durcit.

– J’imagine.

Tweety de La Cruz, le chef du gang des Restless Ravens, avait quitté le pays quatre mois plus tôt après qu’un mandat d’arrêt avait été lancé contre lui. Son business et son territoire étaient devenus la proie non seulement des factions internes, mais aussi des bandes rivales de la Plaine du Cap.

– Il y a eu quatre meurtres la semaine dernière, trois commis depuis des voitures… On ne voudrait pas revenir en arrière, Sup, mais tout a changé.

– C’est vrai, Johnnie. Mais je ne voulais pas t’embêter, juste te demander un petit truc : quand on dit qu’une femme est une « nissan », ça veut dire quoi ?

October rigola en lâchant dans le téléphone :

– Mais tu sais, Sup, toutes les femmes sont des Nissan.

– Des Nissan ?…

– Mais oui, Sup : comme les voitures. Les Nissan. Elles nous conduisent. Si tu dis de quelqu’un que c’est une Nissan, ça veut dire quelqu’un d’intense, qui nous conduit.

– Ah, bon…

– On dit que pour se marier il vaut mieux choisir une Toyota.

– Tout continue d’aller bien1 ?

– Très bien, Sup, très bien.

 

Albert Street à Woodstock était surencombré de camions, des gros et des petits, de taxis collectifs, de voitures, de gens, ça grouillait, une véritable termitière.

Coincé dans cette procession d’escargots, Joubert, distrait, conduisait sans voir : il pensait à sa conversation avec Johnnie October. Comme lui, celui-ci n’était pas du tout en phase avec la nouvelle époque. Ils nageaient dans l’anachronisme. Parce que le slogan de Nissan n’était plus Elle nous conduit et que Toyota avait depuis longtemps remplacé Tout continue d’aller bien par quelque chose d’autre qui ne produisait aucun effet sur personne : chez Toyota, on se doutait probablement déjà qu’il allait falloir rappeler des millions de voitures pour des défauts. Tout ça voulait dire que lui et Johnnie vivaient avec un pied en amont, dans le passé… Quand on arrive à un certain âge, le monde entier commence-t-il à vous dépasser ? Noms de marque, slogans, mode, technologie, tout ce qui est branché – sujets de conversation brûlants –, le chœur assourdissant des Faut-que-j’aie-ça-tout-de-suite, tout se fondait en un brouhaha, du bruit creux, finalement à peine perceptible… Il avait cinquante ans, et October dix de plus. Que s’était-il donc passé, et quand ? Sur la fin de la quarantaine ? Un beau jour, tout d’un coup, on se rend compte qu’on a déjà tout entendu : les actualités, les ritournelles de la pub et les histoires de tous les individus qui se battent et qui se débattent – victoires, scandales, ce processus cyclique qui emporte de la même manière individus, groupes, pays, régions et continents, encore et encore, sans fin. Tout bouge, rien ne change, on perd sa faculté d’étonnement. Et c’est bien ça qui est triste.

Ensuite, Joubert reprit progressivement conscience de ce qui se passait dehors, la circulation, les constructions. Il était envahi par les souvenirs. Woodstock lui rappelait le Goodwood de sa jeunesse – les immeubles d’un ou deux étages passablement déglingués, avec des toits de tôle ondulée, des vérandas, pignons et piliers, les boutiques du coin de la rue sur lesquelles soufflait un esprit d’entreprise inépuisable, et qui vendaient un peu de tout, de la viande halal, des cigarettes au rabais, des tondeuses à gazon, du fish and chips, des meubles d’occasion, des travaux de tapisserie, des attelages pour remorques… Les trottoirs fourmillaient – on y courait, on y marchait ou on y stationnait, conversations et affaires s’y nouaient et s’y dénouaient, on y cherchait une place de stationnement. Il y avait des musulmans coiffés de fez, des pêcheurs en bonnet de laine, des Xhosas, la tête enveloppée d’une écharpe, des Blancs tête nue : la mixité raciale, comme à Voortrekker Street dans les années 1960, avant le début des troubles.

Mais, même ici, ça n’allait pas durer. Le Moteur du Progrès rugissait épisodiquement parmi les vieilles façades gangrenées, dont les délicates peintures pastel s’écaillaient, et çà et là éclataient les couleurs pétantes de maisons fraîchement restaurées, de nouveaux magasins : CQINZ Fashion, Mannequins Unlimited… Plus loin, la vieille biscuiterie, fraîchement repeinte de blanc et de marron nuance caca, arborait tant d’enseignes – Imiso Clay, Exposure Gallery, Lime Grove, Shot, 3rd World Interiors… – que le vieux bâtiment avait perdu tout son charme.

Le temps qui passe…

Depuis que Tanya Flint avait raconté son histoire, ce matin, tout ça était resté tapi en lui, cette conscience. Et sa conversation avec Johnnie ne l’avait pas aidé. Je ne suis plus « Sup », Johnnie. Ça avait mis du temps à sortir, mais cela avait été dit, haut et fort, pour la première fois. Il ne faisait plus partie du Service. Pendant trente et un ans il avait été flic, il avait appartenu à cette famille-là, il avait partagé la fraternité de ce club exclusif. Désormais, le lien était rompu. Il était dehors, « dans le secteur privé », comme disait Johnnie.

Les deux ou trois dernières années, lorsqu’il était encore un des leurs, un autre sentiment de perte s’était lentement insinué en lui – la désillusion, la déception, l’impuissance, un potentiel qui s’effritait, des occasions perdues. Lui, au départ si positif, il croyait à l’amélioration de la police à la suite du changement de régime, à son adaptation à des enjeux nouveaux, des réalités nouvelles. Il s’était fait le champion d’un idéal, sans réserve, avec enthousiasme. Et cet idéal, l’idéal de la police nationale sud-africaine, réfléchissait l’évolution humaine : c’est ainsi que l’action positive avait tenté d’effacer les injustices du passé, et que cette police s’était changée en un outil de gouvernement – fier, efficace, moderne. Par la suite, ce bel outil avait été lentement empoisonné par la politique et les bonnes intentions sans suite, la haine et la bêtise. Et, pour finir, par l’avidité et la corruption. Et quand il avait décidé de parler, qu’il s’était répandu en avertissements, en conseils, en plaidoyers, on l’avait écarté du troupeau, et il s’était retrouvé sur la touche : il était devenu clair qu’on n’avait plus besoin de lui.

Le travail d’une vie entière avait été anéanti.

Non, il ne fallait pas se laisser aller à voir les choses ainsi. S’il en parlait à Margaret, elle lui adresserait ce sourire tendre, bien à elle, et lui dirait : « Mon flic mélancolique », parce que c’était un penchant qu’il avait. Il fallait voir les choses du bon côté, prendre un nouveau départ et saisir cette nouvelle opportunité pour mettre à profit son expérience, et se rendre à nouveau utile. De plus en plus, c’était le secteur privé qui se chargeait de l’application de la loi. Jack Fischer disait que c’était une tendance internationale, une vague mondiale, et concluait :

« Et cette vague, Mat, nous allons surfer dessus, selon Thomas L. Freeman. »

Fanus Delport corrigeait Jack :

« Thomas L. Friedman. »

Et pourtant Mat ne savait toujours pas de qui il s’agissait.

Ce sentiment, quelque part en lui, venait peut-être du fait qu’il était de nouveau en situation de mener l’enquête : il n’était plus le gestionnaire, le bureaucrate qu’il avait été ces dernières années. C’était fini, ça. Et quand on était détective, travaillant à ce niveau, on était confronté sans cesse à ce sentiment de perte : dans le meilleur des cas, la perte d’un bien ou de la dignité ; dans le pire, une perte définitive, la Grande Perte.

Je veux juste être sûre, lui avait dit Tanya Flint.

Il la percevait en elle, dans ses yeux, ses épaules, ses mains, dans sa façon de parler, dans toute sa posture : cette lutte entre espérer et « être sûre » qui prenait le dessus.

Neville Philander avait dit d’elle que c’était une « Nissan ». Il le voyait, lui aussi, dans les lignes fortes du visage, l’expression volontaire de la bouche. Une femme qui voulait diriger sa propre entreprise, prête à faire des sacrifices, à souffrir. Nous savions que ça serait dur, avait-elle dit.

Dur, mais à quel point ? Sur la photo, Danie Flint avait l’air serein, un homme qui veut s’amuser, profiter de la vie, prendre des pots avec ses copains au Sports Pub… Tanya l’avait décrit comme quelqu’un de réjoui. Des soucis d’argent auraient-ils eu raison de lui ?

Ton Audi, tu n’as qu’à la laisser là ; prends donc ton portefeuille et ton téléphone, et pars vers une vie plus facile…

C’était une possibilité – entre mille. Il était encore trop tôt pour spéculer, se dit-il.

 

À l’accueil, Mildred, métisse d’une quarantaine d’années, lui tendait une liasse de documents :

– Voilà notre manuel pour l’ordinateur, monsieur, le technicien est en train d’installer votre portable, lui dit-elle, sérieuse et concentrée.

– Merci. Mais ce n’est pas la peine de m’appeler « monsieur ».

Les coins de sa bouche se relevèrent légèrement, esquissant un sourire dépourvu d’humour, et elle ajouta :

– Et voici vos cartes professionnelles.

Un petit paquet dans du papier kraft. Une carte était collée dessus : Jack Fischer et Associés, en élégants caractères argentés ; dessous, en noir, M.A.T. Joubert, Expert consultant : Enquêtes judiciaires. Il y avait aussi l’adresse du bureau, le numéro de téléphone et une nouvelle adresse e-mail.

– Merci.

Dans son bureau, le technicien était assis à sa place, manipulant la souris, le regard fixé sur l’écran. Joubert fut surpris de constater que c’était une jeune femme, en combinaison de travail grise, avec des cheveux blonds courts. Elle leva les yeux, agrandis par les verres épais de ses lunettes, brusquement intimidée.

– Excusez-moi, dit-elle posément, j’ai presque fini.

– Prenez votre temps, dit-il, en se présentant.

– Bella Van Breda, répondit-elle, lui tendant une main douce.

Sa poche de poitrine portait un logo assorti d’un nom d’entreprise, The Nerd Herd. Elle dit encore :

– Je n’ai plus qu’à importer la base d’adresses dans Outlook ; MS Project est déjà téléchargé. Vous connaissez ce programme ?

– Non.

– Ici vous avez déjà Project 2007, alors c’est très simple, il vous suffit d’utiliser le Guide de projet et la matrice JF. De toute façon, tout est là, dans le manuel, dit-elle en indiquant les documents qu’il avait dans les mains.

– Merci beaucoup, dit-il, sur un ton qui trahissait son ignorance.

– Vous vous y connaissez en ordinateurs ?

La question était posée sur un ton sympathique. Il hocha la tête, incertain, et répondit :

– J’ai travaillé sur le système BI de la police.

– BI, c’est une application propriétaire, généralement beaucoup plus compliquée que quelque chose comme MS Project. Si vous avez des problèmes avec le manuel, appelez-nous, le numéro est dans la base de données. Ah, et puis votre identifiant d’utilisateur, votre mot de passe et votre adresse e-mail, vous les trouverez au début du manuel.

Elle se leva, le regarda, hésitant un moment comme si elle avait voulu lui demander quelque chose, puis elle ramassa sa trousse de matériel.

– Pouvez-vous me montrer comment chercher un numéro de téléphone dans la base de données ?

– Bien sûr ! Venez, asseyez-vous.

Debout à côté de lui, elle prit la souris, en expliquant :

– Il suffit d’ouvrir Outlook, là… Et puis vous sélectionnez Contacts, et ici dans la fenêtre de navigation, vous voyez vos groupes de contact. Contacts personnels, c’est ce que vous, vous allez entrer, et Contacts JF, c’est dans la base de données. Qui cherchez-vous ?

– Dave Fiedler.

– Il suffit de cliquer sur le F, et vous déroulez… Le voilà. Vous pouvez aussi changer d’écran et passer à Cartes professionnelles ou Cartes de visite, comme ça, vous voyez ?

Tout ça allait beaucoup trop vite pour lui, il y avait trop de choses à retenir, mais il dit :

– Oui, je vois, merci beaucoup…

– De rien, répondit-elle.

De nouveau, elle ramassa sa trousse, puis se dirigea vers la porte, mais s’arrêta et demanda :

– Vous connaissez Benny Griessel ?

Puis, pour une raison inexpliquée, elle rougit intensément.

– Oui, dit-il, surpris d’entendre le nom de son ancien collègue et ami.

– Il… Nous habitons le même immeuble, dit-elle, soudain troublée. Au revoir, ajouta-t-elle en se dirigeant rapidement vers la porte.

– Saluez Benny de ma part, lui lança-t-il, un peu perplexe.

Puis il examina l’écran de l’ordinateur portable, cliqua sur les coordonnées de Dave Fiedler, prit son téléphone et composa le numéro.

C’est seulement quand il entendit le téléphone sonner qu’il s’adressa un sourire à lui-même. Le capitaine Benny Griessel, fraîchement divorcé, alcoolique en cours de désintoxication, et cette blonde rougissante… Quelle histoire est-ce que ça pouvait donc cacher ?

1.

« Everything keeps going right ? » (slogan de Toyota).