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Dave Fiedler parlait afrikaans et appelait Joubert « frangin ».

– Un prix, frangin ? interrogea-t-il, médusé.

– Jack dit que vous nous devez de l’argent.

– Mais non, frangin, je n’en dois qu’au percepteur, et les prix sont les prix. Demande un peu à Fischer s’il fait des prix, lui.

– Ça va chercher dans les combien ?

– 1 500 pour un profil IMEI, 600 pour une recherche.

– Ça fait un total de 2 100, c’est bien ça ?

– S’il n’y a qu’un numéro dans le profil. C’est 600 par numéro.

Joubert prenait des notes.

– Combien de temps faut-il ?

– Je peux te faire faire la recherche aujourd’hui même. Il y a à Bloemfontein un type qui fait ça pour nous. Moi, je ne suis pas équipé. Ça prend un jour et demi, à peu près.

– Il va falloir que j’en parle à mon client d’abord.

– C’est bon, frangin, tu sais où me trouver.

 

Son rendez-vous avec Tanya Flint n’était qu’à 15 heures, ce qui lui laissait le temps de jeter un œil au manuel du programme. Mais avant tout il allait se faire une tasse de thé et manger ses sandwiches.

Il se leva et se dirigea vers la cuisine. Il en ouvrait la porte quand la voix de Mildred l’interpella depuis la réception, sur un ton sévère :

– Monsieur Joubert !

Il s’arrêta aussi sec.

– Vous désirez boire quelque chose, monsieur ?

– Oui, du thé, mais je vais le faire moi-même.

– Mais non, monsieur, je vais vous en faire apporter.

Le ton n’admettait pas la réplique.

Il s’approcha d’elle.

– Merci, mais, s’il vous plaît, ne m’appelez plus « monsieur ».

Il n’obtint pas de réponse.

De retour dans son bureau, il se mit à lire le manuel. Une femme noire lui apporta son thé sur un plateau et s’effaça aussitôt. Il prit ses sandwiches dans son attaché-case et se versa du thé, imaginant la façon dont il aurait bavardé, dans les mêmes circonstances, dans la salle de repos de la Brigade provinciale avec ses collègues, qui ne se seraient pas privés de faire des commentaires sur son « casse-dalle gourmet ».

Il se conforma aux instructions du manuel. Fanus Delport, le contrôleur financier, avait déjà créé un dossier de projet au nom de Tanya Flint. Ce dossier avait une référence, FJ/Flint/02/10, et un premier débit avait été enregistré (Frais administratifs : R 600). Joubert effectua un rapide calcul. Ses deux heures, plus la possible dépense de 2 100 rands pour le profil et la recherche du téléphone portable, ça faisait déjà un total de presque 4 000. Et il n’avait encore rien fait. Avec les trois ou quatre heures supplémentaires qu’il devrait consacrer au dossier tous les jours, on allait dépasser les 6 000.

De nouveau, il ressentit cette anxiété. À ce rythme, elle serait plumée bien avant qu’il soit venu à bout de l’affaire.

Il allait devoir faire vite.

 

Il se rendit donc chez Virgin Active à Table View, gara sa voiture dans le parking. Il sortit de sa Honda, en fit le tour et s’appuya sur le capot, les bras croisés. Devant lui, le parking à moitié plein, avec la salle de sport en arrière-plan. Sur la droite, la bibliothèque publique. Çà et là, des gens se dirigeaient vers leurs voitures. Un gardien, en blouse d’un vert pétant, déambulait entre les véhicules.

Danie Flint avait quitté le dépôt ABC à Woodstock vers 17 heures, l’après-midi du 25 novembre. Compte tenu de la circulation à ce moment de la journée, il avait dû arriver à 18 heures au mieux, alors qu’il faisait encore grand jour – fin novembre, la nuit ne tombe que vers 20 heures. Flint avait garé son Audi quelque part sur ce parking. D’après Tanya, il ne se serait pas rendu à la salle de sport. Son sac était resté sur la banquette arrière de la voiture. L’y avait-il laissé intentionnellement ? Il n’aurait pris que ses clés, son téléphone mobile et son portefeuille, il serait sorti de sa voiture et serait parti… Pour monter dans une autre voiture ? Aurait-il été dépouillé avant même d’avoir pris son sac ? Car l’Audi n’était pas fermée à clé. Ou alors il serait descendu de voiture, aurait été attaqué… Quelqu’un lui aurait pris son téléphone mobile, son portefeuille et ses clés et aurait filé ?

Mais alors, où était le corps de Danie Flint ?

Ça n’avait pas de sens.

Si près du commissariat…

Pourquoi aurait-il laissé sa voiture s’il avait voulu disparaître ?

La seule alternative possible, c’était l’enlèvement, mais pourquoi ici, si près du bras armé de la loi ?

Aurait-il été entraîné dans une bagarre ? Il pourrait avoir enlevé les clés du contact, pris son portefeuille et son téléphone portable. En sortant de sa voiture, il aurait heurté celle de quelqu’un d’autre avec sa portière… ou surpris une scène quelconque, une dispute… Et s’il avait été battu par un de ces types agressifs bourrés de stéroïdes, qui l’aurait mis dans un sale état ?… Et puis ce Monsieur Muscle, pris de panique, aurait embarqué en vitesse le corps dans le coffre de sa voiture ?…

À 18 heures, cet après-midi-là, il faisait encore grand jour, par un beau soleil, avec des gens qui circulaient…

Non, on l’aurait vu.

Le sac de sport sur le siège arrière, voilà ce qui clochait. Ça voulait dire quelque chose. Mais quoi ? Si Danie Flint avait voulu disparaître, s’il l’avait fait délibérément, il aurait eu besoin de son sac.

Mat soupira. Il savait qu’il n’y avait pas trente-six façons de venir à bout d’un truc aussi énorme. Il allait devoir procéder étape après étape et ce serait long. De longues heures de piétinement, lent mais méthodique, systématique, rigoureux – du travail en profondeur. Il avait toujours travaillé ainsi parce que, lui, il n’avait ni l’intuition, ni l’instinct, ni le flair d’un Benny Griessel. Voilà pourquoi il avait demandé à Tanya Flint, ce matin-là, de tout lui raconter, depuis le tout début. C’est pour cela qu’il lui fallait d’abord aller à la bibliothèque et puis à la salle de sport, pour voir s’il y avait des caméras en circuit fermé, pour voir à quoi ça ressemblait, Virgin Active.

 

Dehors, il n’y avait pas de caméras.

Une femme, sac à l’épaule, passa devant lui et entra dans la salle de sport. Joubert la suivit, franchissant les portes coulissantes automatiques. À l’intérieur, il la vit s’arrêter devant un portillon tournant, prendre une carte et la glisser dans un lecteur électronique. C’était sans doute comme ça qu’on avait su que Danie Flint n’était pas entré dans la salle de sport ce soir-là – un système informatique enregistrait tout.

Il s’arrêta, regarda autour de lui. Décor moderne. Du chrome, de l’acier, du verre ; aucune odeur n’était perceptible, ni de sueur ni d’huile corporelle. Sur la droite, une jeune femme était assise derrière un comptoir. Elle lui sourit. Il répondit machinalement, la tête ailleurs. Mais le système informatique devait bien être en panne, quelquefois, comme tous ces trucs technologiques qui sont loin d’être infaillibles ?

– Bonjour, monsieur. Que puis-je pour vous ? demanda la jeune femme.

– Bonjour…

Il hésitait, car il ne pouvait plus exhiber la carte magique de la police nationale.

– Cette barrière est reliée à un ordinateur ? demanda-t-il en désignant le lecteur optique.

– Bien sûr, monsieur… répondit l’employée, avec juste ce petit froncement de sourcils qui signifiait : Voilà un drôle de coco », mais sans se départir de son sourire professionnel pour autant.

Il insista :

– Ce système tombe en panne, quelquefois ?

– Si vous avez la carte Virgin Active, vous pourrez toujours entrer, monsieur. Vous êtes adhérent ?

– Non, répondit-il. Le système est souvent en panne ?

Le froncement de sourcils se corsait. Il commençait à comprendre qu’il avait peut-être abordé l’employée trop abruptement. Elle répliqua :

– Mais pourquoi posez-vous cette question, monsieur ?

– Je me demandais, c’est tout.

Elle ne répondit pas immédiatement. Elle l’examina d’abord de la tête aux pieds et conclut :

– Voulez-vous parler avec un consultant ?

– Non, merci. Merci…

Tout d’un coup, il s’était rendu compte de ce qui était en train de se passer, et il se sentait bête. Il aurait dû s’y prendre autrement, raconter qu’il voulait s’inscrire, ou n’importe quoi d’autre. Mais il était trop tard. Il fit demi-tour et sortit.

Ne pouvant plus s’appuyer sur la police nationale, il allait devoir apprendre à mentir.

En tout cas, il avait appris une chose : le système informatique de la salle de sport ne fonctionnait pas toujours. Il était donc tout à fait possible que Danie Flint soit venu le 25. Et, dans ce cas, il aurait pu ne disparaître qu’une heure plus tard.

Cette information valait ce qu’elle valait.

 

Il eut du mal à trouver la maison des Flint dans le labyrinthe de Parklands, où les habitations étaient toutes disposées en arcs de cercle. Il avait donc dix minutes de retard. C’était un quartier nouveau, fruit de la spéculation immobilière. Les maisons serrées les unes contre les autres, chacune sur un petit terrain, avaient trois chambres, un garage double et une minuscule pelouse devant.

Il gara sa voiture sur le trottoir, en sortit, muni de son porte-documents, et frappa à la porte. Tanya lui ouvrit presque aussitôt, l’invita à entrer, avec son demi-sourire las. Elle avait enlevé la veste qu’elle portait le matin. Le chemisier à manches courtes révélait des bras frêles. Il se demanda combien de kilos elle avait perdus depuis novembre.

Les pièces de séjour étaient réunies dans un espace ouvert – cuisine, salle à manger et salon avec coin télé, le tout équipé de mobilier de grande surface, mais avec un certain goût. L’ordinateur portable de Tanya se trouvait sur la table de la salle à manger, avec trois dossiers alignés en bon ordre.

– On s’assoit à table ? proposa-t-elle.

Il acquiesça.

– Vous boirez quelque chose ? demanda-t-elle en se dirigeant vers la cuisine.

– Non, merci, ça va.

Une seconde, elle resta indécise, comme si elle n’avait pas prévu la possibilité d’un refus. Elle rassembla ses pensées.

– Asseyez-vous, je vous prie… J’ai préparé tous les documents…

Il percevait sa gêne, une sorte de malaise, comme si elle n’était pas habituée à recevoir un inconnu chez elle. Il s’assit à la table – une combinaison de rotin et de bois ; sa chaise était inconfortable, trop petite pour son grand corps.

Tanya Flint s’installa en face de lui et prit le premier dossier, jaune vif.

– Ce sont les relevés du téléphone mobile de Danie, expliqua-t-elle en ouvrant la chemise.

Elle en sortit un document qu’elle glissa vers Joubert à travers la table et dit :

– J’ai trouvé le numéro IMEI, c’est celui en haut, là. Et j’ai écrit en face de chaque numéro le nom des personnes qu’il a appelées.

Joubert jeta un coup d’œil aux documents. Elle y avait porté les informations d’une écriture propre et fine, à l’encre bleue. Il y avait un nom à côté de chaque numéro. Ça avait dû lui prendre des heures.

Comme si Tanya Flint avait pu lire dans ses pensées, elle expliqua :

– J’ai fait ça en décembre. Il n’y avait rien d’autre… Voilà le tableau que j’en ai fait, avec les numéros, et le nombre de fois où il a appelé. Pour la plupart, c’est moi qu’il appelait, et puis ses chauffeurs. Il n’y a rien de spécial.

Joubert était impressionné, soulagé aussi : il allait gagner du temps, et elle de l’argent.

– Ça sera très utile, commenta-t-il.

– Il fallait que je le fasse. J’ai cherché, cherché… Quoi qu’il en soit, vous pouvez prendre tout le dossier, il suffira que je puisse le récupérer quand…

Il se dépêcha de remplir la pause embarrassée d’un « Naturellement ».

– Ce dossier-là, c’est notre budget. On utilisait Moneydance…

– Moneydance ?

– Un logiciel de gestion des finances personnelles. On télécharge les relevés bancaires sur Internet, et puis on peut faire toutes sortes de choses : des graphiques, des rappels de paiement, des budgets… Ça permet d’y voir clair.

– Je comprends.

Elle lui tendit une liasse de documents agrafés.

– Là, c’est nos dépenses par ordre chronologique. Il y a toute l’année dernière, jusqu’à novembre. J’ai trié par catégories. Mais le problème, c’est que c’est un logiciel américain et que les catégories sont parfois… enfin, vous savez… Ça sert pour tous nos comptes : nous avons chacun un compte-chèques et une carte de crédit, mais on peut tout mettre ensemble.

– Ça va être très utile, dit-il en parcourant rapidement les documents, avant de demander : Ça vous concerne tous les deux ?

– Oui.

– Vous pouvez me donner juste ce qui concerne Danie ?

– Bien sûr… un instant. Vous voulez également les graphiques ?

– Non, merci, comme ça, c’est parfait. J’aimerais juste avoir la partie de Danie. Son chéquier et sa carte de crédit…

– D’accord, dit-elle.

Elle se leva, se rassit au bout de la table, devant l’ordinateur portable.

– Mais je peux déjà vous dire qu’il n’y a rien qui sorte de l’ordinaire.

– Ah oui ?

Elle s’expliqua :

– Je veux dire qu’il n’y a pas de dépenses dont j’ignorais l’existence. Et même s’il y en avait… je m’en serais aperçue. Toutes les deux semaines, on épluchait nos relevés ensemble. C’était nécessaire l’année dernière, à cause de mon affaire… Ça a été une période difficile. On n’avait que le salaire de Danie. Sa plus grosse dépense était l’essence, sur sa carte de parking, qu’ABC remboursait. Moi, je faisais le gros des courses.

Elle manipulait la souris. Elle se leva et dit :

– Il faut que j’aille chercher l’imprimante dans la chambre.

Il s’excusa :

– Je suis vraiment désolé de vous déranger comme ça.

Elle répondit :

– Mais vous ne me dérangez pas.

Elle disparut dans le couloir.

Il était assis, les relevés bancaires dans les mains, les yeux fixés dessus. Elle s’était vraiment donné un mal fou : c’était bourré de détails, de tableaux, et elle avait fait des recherches sur les numéros de téléphone… Je veux dire qu’il n’y a pas de dépenses dont j’ignorais l’existence signifiait qu’elle avait envisagé la possibilité que son mari ait pu disparaître volontairement.

Et cela entraînait la question : pourquoi ?

Il y avait quelque chose qu’elle ne lui disait pas, mais quoi ?