Le troisième dossier contenait d’autres photos de Danie, et une liste de contacts qui « pourraient être utiles » à Joubert, avait-elle dit. « Ses collègues, sa mère, nos amis, l’enquêteur de la police, tout ce que j’ai pu imaginer… Et voilà le tract que j’ai glissé sous les essuie-glaces des voitures à la salle de sport », avait-elle ajouté.
C’était une feuille imprimée A4, avec une grande photo de Danie, celle qu’elle lui avait montrée ce matin, avec la légende en anglais : « Avez-vous vu Danie ? » Dessous, en caractères plus petits, figuraient un bref paragraphe sur sa disparition le 25 novembre et son numéro de téléphone mobile à elle.
– Et personne n’a appelé à ce sujet ?
– Si, plein de monde. Mais personne n’a rien vu.
Il hocha la tête, car il imaginait les appels bizarres qu’elle avait dû recevoir. Puis il lui parla de la recherche du téléphone mobile :
– Si la carte SIM de Danie est toujours dans le téléphone… Quand un téléphone mobile est volé, le suspect utilise ordinairement tout le temps crédité dans la carte, et ensuite il l’enlève. Il y a deux hypothèses possibles. On peut rechercher le téléphone à partir du numéro de Danie, pour savoir où il se trouve maintenant. Mais, depuis trois mois, les chances que la carte SIM soit toujours dans le téléphone sont minces. Et ça veut dire que nous gaspillerions 600 rands. L’autre option consiste à se procurer un profil du numéro IMEI. Ça revient à déterminer quelles cartes SIM ont été dans le téléphone depuis novembre, et spécialement laquelle y est maintenant. Si nous savions ça, nous pourrions lancer la recherche sur le nouveau numéro, et essayer de retrouver le téléphone. Malheureusement, le profil coûte un peu plus cher : 1 500, plus 600 pour les informations sur chaque carte SIM indiquée par le profil.
Elle écouta attentivement, réfléchit puis demanda :
– Pensez-vous que ça en vaille la peine ?
C’était tout ce qu’ils avaient à ce stade, mais il ne le lui dit pas.
– Vous savez, une enquête comme celle-ci… En fait, pour toutes les enquêtes c’est la même chose : il s’agit autant d’écarter des possibilités que de collecter des informations.
– Quelles possibilités ? demanda-t-elle, avec une soudaine intensité dans la voix.
Joubert changea de posture, car la chaise était inconfortable. Il demanda :
– Ça vous ennuie si j’enlève ma veste ?
Ruse pour gagner du temps : il ne savait pas encore à quel point il pouvait se permettre d’être franc avec elle.
– Bien sûr que non, répondit-elle aussitôt.
Il se leva, et elle déclara solennellement :
– Monsieur Joubert, j’ai consulté les statistiques sur Internet : mille cinq cents enfants disparaissent chaque année…
– Quatre-vingts pour cent sont retrouvés par la police.
– C’est bien ça, le problème. La police et les médias se concentrent sur les enfants, mais qu’en est-il des adultes ? L’année dernière, il y a eu plus de deux mille enlèvements.
Il hocha la tête et se rassit. Pour lui, il s’agissait là d’une interprétation tendancieuse des chiffres. Mais elle revint à la charge, la voix altérée par l’émotion :
– Tout ce que j’essaie de dire, c’est que je me rends compte que Danie… enfin, je veux dire… Dix-huit mille meurtres ont été commis dans ce pays l’année dernière. Vous… Soyez franc avec moi, c’est tout ce que je vous demande. J’ai déjà réfléchi à toutes les possibilités.
Elle serrait si fort ses doigts croisés que les veines de ses maigres avant-bras saillaient.
Il vit sa volonté à tenter de se maîtriser. Il déchiffrait le message de son corps fragile et de son expression concentrée : la solitude et l’attente, l’incertitude dévorante de ces trois mois, l’épuisement contre lequel elle luttait maintenant. Il se rappela combien il lui avait été difficile, alors qu’il était encore enquêteur dans la police, d’entrer dans le rôle du messager de mauvais augure, car il n’arrivait pas à prendre ses distances par rapport aux situations. Au cours des cinq ou six dernières années, il avait été protégé contre cela. Mais, maintenant, il voulait tendre la main à Tanya Flint et l’aider, dans la mesure où il le pourrait, à surmonter l’épreuve.
Il prit une profonde inspiration et se lança :
– Je veux que vous sachiez que je comprends ce que vous avez traversé, et ce que vous traversez encore maintenant…
– Ça va, ne vous inquiétez pas, répondit-elle, sur un ton peu convaincant.
– Je ne pense pas que Danie… ait disparu volontairement, dit-il, traversé soudain par la désagréable idée qu’il parlait trop vite.
– C’est vraiment ce que vous pensez ? l’interrogea-t-elle, les yeux rivés à lui tant elle voulait le croire.
Il répondit :
– C’est… peu probable. Ça ne collerait pas.
– Merci, dit-elle.
Ses mains se dénouèrent, ses épaules retombèrent, comme si on venait de la décharger d’un grand poids.
Alors les larmes se mirent à couler.
Elle alla chercher une boîte de mouchoirs en papier dans sa chambre, revint et lui dit toutes ses craintes : qu’elle avait peur d’avoir éloigné son mari à cause de son perfectionnisme, de sa manie de tout contrôler, de sa volonté de réussir à tout prix dans son entreprise. L’année avait été difficile, elle avait travaillé très dur, des heures et des heures, à n’en plus finir. Alors, bien sûr, il lui était arrivé de le négliger. Souvent, elle était absente, sans doute physiquement, mais mentalement aussi. Et puis elle serrait trop le budget. Depuis sa disparition, elle s’était dit mille fois qu’elle aurait dû le laisser installer son petit bar, et la chaîne dans son Audi parce que, du fait de son métier, il y vivait presque, dans cette voiture. Et les larmes coulaient, coulaient le long de ses joues, elle reniflait, se mouchait, froissait un mouchoir après l’autre en les alignant soigneusement à côté de son ordinateur.
Il lui redit qu’il comprenait, ajoutant qu’elle ne devrait pas se tracasser autant.
Puis il entreprit de décrire les autres possibilités qu’il avait essayé d’imaginer sur le parking. Mais ce n’était qu’une théorie, lui expliqua-t-il. Il soupçonnait que quelque chose s’était passé là-bas, devant Virgin Active, juste après que Danie était sorti de la voiture, avant qu’il ait pu prendre son sac de sport, ou bien après sa sortie de la salle de sport alors qu’il venait de déposer son sac sur la banquette arrière – car le système de contrôle des cartes pouvait parfois être défectueux.
Un certain nombre d’éléments suggéraient qu’il n’y avait pas eu de vol sur le parking – la disparition de Danie, le fait que le sac et la voiture y étaient restés, la présence permanente de passants, celle des surveillants du parking et puis la proximité du poste de police. Ça laissait deux possibilités : la première, que Danie était allé à pied au centre commercial retirer de l’argent, par exemple, et qu’en chemin il avait été entraîné ou impliqué dans quelque chose. L’autre possibilité était que quelqu’un l’avait attendu, quelqu’un qui, pour une raison ou pour une autre, voulait lui nuire. C’était peut-être une personne qui le connaissait, en qui il avait suffisamment confiance pour partir avec elle.
Elle hocha la tête négativement.
– Vous n’êtes pas d’accord ?
– Danie n’avait pas d’ennemis, répliqua-t-elle, sur un ton d’assurance définitive.
– Mais il a dû virer des chauffeurs de bus, n’est-ce pas…
– Vous êtes allé voir Neville ?
– Oui, il dit que Danie était très aimé. Mais le monde est ainsi fait : parfois il suffit d’un déséquilibré…
Elle prit le temps de la réflexion.
– Peut-être, acquiesça-t-elle.
– Je pense que je vais demander à consulter les archives d’ABC. Il va falloir que je fouille le bureau de Danie, et ça pourrait ne pas leur plaire, expliqua-t-il.
– Laissez-moi téléphoner à M. Eckhardt, dit-elle. Il s’est montré très compréhensif jusqu’ici.
Il ajouta :
– Et puis je voudrais jeter un coup d’œil à l’Audi.
Il vit qu’elle regardait sa montre.
– Vous voulez voir comment on ouvre la porte du garage ? Il faut que je retourne au travail. Il y a quelques commandes…
– Naturellement. Avez-vous utilisé la voiture depuis ?
– Pas du tout. Je n’y ai pas touché depuis que je suis allée la chercher. Je vais vous donner les clés.
Avant qu’elle parte, ils convinrent qu’elle appellerait M. Eckhardt, le directeur d’ABC, pour lui demander l’autorisation dont il avait besoin, et qu’il lancerait la demande de profil du téléphone. Elle le mena au garage et lui indiqua l’interrupteur qui ouvrait automatiquement la porte. Elle resta immobile un instant, se retourna vers lui, posa une main sur son bras et déclara, sur un ton de grande sincérité :
– Merci, merci beaucoup.
Puis elle s’éloigna vers sa Citi Golf dans un cliquetis de talons.
Plongé dans ses pensées, il regarda la voiture sortir en marche arrière et s’éloigner. Puis il se secoua, se dirigea vers le petit établi à droite au fond du garage, et resta là un moment à étudier l’espace. Danie Flint n’était pas bricoleur. Le garage servait plutôt de lieu de stockage. Des boîtes en carton étaient appuyées contre un mur, des étagères en acier contre un autre, avec de vieux pots de peinture, des journaux jaunis, une bouilloire cassée, un demi-sac de bûchettes pour barbecue, quelques outils, une roue de vélo de course.
Joubert prit son téléphone mobile et ouvrit son bloc-notes pour y chercher le numéro de Dave Fiedler.
– Dave, c’est Mat Joubert, de Jack Fischer.
– Salut, frangin.
– Il nous faut un profil à partir d’un IMEI.
– OK, balance les infos.
Joubert lut le numéro lentement.
– Pigé. Je t’appellerai, avec du bol, demain en fin d’après-midi.
Joubert referma son bloc-notes et se retourna pour examiner l’Audi.
Il mit un petit moment à se rendre compte qu’il ne disposait pas de l’équipement nécessaire. Il faudrait qu’il retourne chercher son kit « scène de crime » à la maison – gants en caoutchouc, sachets en plastique pour les preuves, pinces, grattoirs, coton hydrophile, scotch, poudre noire et poudre blanche pour empreintes : le tout avait été remisé depuis cinq ans ; Margaret saurait sans doute où. Mais là, il allait devoir se débrouiller autrement.
Il fit le tour de la voiture, en inspectant soigneusement l’extérieur, en quête d’éraflures ou de bosses récentes et d’éclaboussures de sang.
Il ne trouva rien : juste l’impression vague que quelque chose lui échappait. Il s’arrêta pour réfléchir. Mais non, il n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
Il prit un mouchoir, souleva délicatement la poignée de la portière de façon à ne pas brouiller les empreintes.
Puis il se pencha et regarda à l’intérieur.
L’habitacle était raisonnablement propre. Il y avait du sable et du gravier sur le tapis en caoutchouc à la place du conducteur, rien d’inhabituel. L’intérieur de la portière ne portait pas de traces récentes d’éraflures qui auraient pu indiquer une lutte, quelqu’un qu’on entraîne contre sa volonté.
Il chercha sous le siège du conducteur. Il n’y avait rien ; juste de la poussière.
Il se glissa à l’intérieur, s’assit sur le siège, mais garda les pieds dehors et ne toucha à rien.
Garnitures en cuir noir, système de navigation par satellite, fenêtres à commande électrique, régulateur automatique de vitesse… « Toutes options », comme disent les vendeurs de voitures.
Et puis, tout d’un coup, ce qui lui échappait tout à l’heure lui apparut : cette voiture, comparée à celle de Tanya… Une Audi A3 Sportback rouge pétant, avec un tas d’accessoires, à côté de la pauvre Citi Golf d’un bleu banal. Tanya avait dit que Danie avait acheté sa voiture d’occasion, mais, même d’occasion, l’Audi n’était pas exactement bon marché, ça cherchait dans les 250 000 rands, alors que la VW en valait 70 000 à tout casser.
Une grosse différence. Il mesura cette information à l’aune de ce qu’il savait du mariage, mais cela ne l’avança guère. Puis, avec le mouchoir, il ouvrit la boîte à gants et se pencha pour en examiner l’intérieur. Il y avait une enveloppe de plastique contenant le manuel d’utilisateur de la voiture et le carnet d’entretien ; il la prit. Il y avait aussi des lunettes de soleil sport dans un étui, des Adidas Xephyr. Il les posa sur le siège du passager, à côté du manuel. Il découvrit aussi un chargeur de téléphone HTC et une prise pour l’allume-cigares, ainsi qu’un stylo à bille bon marché, deux bons d’essence jaunis de l’année passée et un demi-paquet de chewing-gum.
Il remit le tout en place avec soin et sortit. Puis il fit le tour de la voiture, ouvrit l’autre portière et lorgna sous le siège.
Rien d’utile dans le coffre non plus.
Joubert posa les clés sur l’établi comme Tanya le lui avait indiqué, appuya sur l’interrupteur pour ouvrir la porte et sortit rapidement.