87

Il retourna à Virgin Active, car c’était sur son chemin pour rentrer chez lui à Milnerton. Repartir en ville à une heure de pointe n’aurait eu aucun sens. Et puis il était déjà 16 h 30 et il voulait se rendre compte de ce qui se passait au club de sport en fin d’après-midi, à l’heure où Flint avait disparu.

Il y avait beaucoup moins de places de stationnement disponibles. Il en trouva une, arrêta le moteur et resta assis là un moment à observer. Puis il ouvrit le dossier de Tanya avec les numéros des contacts et parcourut la liste. Un nom retint son attention : Inspecteur Keyter, SAPS, Table View. Tanya, toujours minutieuse, avait écrit à côté le numéro de l’affaire.

Était-ce Jamie, l’inspecteur qui avait rejoint la Brigade criminelle juste avant son démantèlement ? C’était très probable car, s’il se rappelait bien, Keyter, auparavant à Table View, avait été promu. En plus, Tanya Flint lui avait parlé d’un enquêteur qui tripotait sa frange.

Il prit le dossier, sortit de la Honda, la ferma à clé et marcha jusqu’au commissariat. Le vent du sud-est soufflait, retroussant les rabats de sa veste et le forçant à plaquer le classeur contre sa poitrine.

Table View n’avait jamais figuré parmi ses commissariats préférés. Avec Margaret, il avait habité pas loin, dans Frere Street, après leur mariage, avant qu’elle se mette à racheter des vieilles maisons pour les restaurer. Il allait alors chercher des fax ou des formulaires au commissariat, ou bien se connecter à l’ordinateur de la police. Déjà à cette époque, il y en avait trop qui jouaient aux cow-boys et roulaient des mécaniques.

Dans la salle d’accueil, très animée, il faisait chaud. Il attendit son tour, et demanda si Jamie Keyter était là. Et si son souvenir était bon, il fallait prononcer Jaa-mie et non Jay-mie. L’agent, un Noir, lui dit qu’il allait se renseigner. Il revint peu après et annonça :

– L’inspecteur arrive.

Joubert se mit à l’écart. Il aurait bien voulu desserrer sa cravate et regrettait de n’avoir pas laissé sa veste dans la voiture. Il attendit, debout, cinq minutes, attentif aux bruits de cet endroit où deux mondes se rencontraient – le public et la police. Chaque commissariat avait son rythme, son atmosphère, des sons bien à lui. Les voix des plaignants résonnaient – les unes chargées de colère, les autres défaites ; des mots prononcés forts, ceux d’une dispute, s’échappaient d’un bureau ; des sonneries de téléphone se mêlaient au bruit des pas des agents en tenue qui allaient et venaient patiemment derrière le comptoir. Le plus souvent apaisants, rassurants, à pied d’œuvre depuis sans doute déjà six heures, ils se penchaient pour aider les usagers à remplir des déclarations. Leurs gestes, lents, étaient ceux de la routine.

Keyter arriva, l’air maussade parce qu’on venait encore le déranger, puis, voyant Joubert, son expression changea instantanément.

– Sup ? interrogea-t-il.

Il avait l’air coupable.

– Jamie, répondit Joubert en lui tendant la main. Je ne suis plus dans la police.

Keyter lui serra la main, déconcerté.

– Sup ? demanda-t-il une nouvelle fois.

C’était trop inattendu, il n’assimilait pas l’information. Joubert remarqua qu’il n’avait pas beaucoup changé : comme toujours, il portait un polo de coton ajusté, les manches retroussées sur des biceps saillants – aujourd’hui, le polo était noir avec le logo Nike argenté sur la poitrine –, un jean et des Nike noirs.

– Vendredi, c’était mon dernier jour, expliqua Joubert. Je suis chez Jack Fischer et Associés maintenant.

– Ah, oka-a-ay.

Quelque chose dans le ton de sa voix hérissait Joubert.

– Je travaille sur un 55 : un certain Danie Flint, qui a disparu l’année dernière. Sa femme dit que tu t’es occupé de l’affaire.

– Danie Flint ?

Il se gratta la tête.

– L’année dernière, fin novembre. Sa voiture a été abandonnée ici, devant Virgin Active.

– Ah, oui, celui-là.

Keyter avait eu un flash. Il regardait Joubert, avec l’air d’attendre quelque chose.

– Je voulais juste te demander si tu n’avais pas des idées à me refiler, Jamie.

– Des idées, Sup ?

– Je ne suis plus un Sup, Jamie, c’est fini.

– OK… Va falloir que j’aille aux archives, mais si je me rappelle bien… Il n’y avait rien. Le type a disparu, c’est tout, évaporé.

Joubert réprima un soupir.

– Oui, apparemment, c’était le problème d’origine. Tu as parlé avec quelqu’un à son boulot ?

– Je… Non, enfin, ce type… Il n’était pas… Sup, vous savez comment c’est, ils vont à la pêche avec leurs copains, sans prévenir bobonne… Je veux dire, sa voiture était là…

Joubert hocha la tête et plongea sa main dans la poche intérieure de sa veste. Les yeux de Keyter suivaient ses mouvements, méfiants. Joubert sortit son portefeuille, en retira une carte professionnelle et la lui tendit en disant :

– Si tu te rappelles quelque chose, si tu trouves quoi que ce soit, Jamie…

Celui-ci répondit :

– OK, Sup, je vous appelle aussitôt.

– Je ne suis plus Sup…

 

Il s’assit dans la Honda et sa théorie se confirma peu à peu.

Le parking se remplissait, les gens se dirigeaient vers la salle de sport avec leurs sacs, ou vers la bibliothèque en portant des livres. Par moments, tout était calme, mais pendant deux ou trois minutes seulement : suffisantes pour que quelque chose arrive à Danie Flint si l’agresseur était sûr de lui et efficace. Mais sinon… qu’il y ait eu ici une bagarre qui serait passée inaperçue, cela lui paraissait de plus en plus improbable.

Il resta assis là, jusqu’à plus de 18 heures. Il pensait à Jamie Keyter et au dossier Flint. Il savait comment ça se passait chez les flics des commissariats, et surtout chez les plus flemmards comme Keyter : trop d’affaires, pas assez de temps, du coup il y avait toujours quelque chose qui leur échappait. Tanya avait raison, les adultes disparus n’étaient pas une priorité, sauf s’il y avait une preuve évidente de crime. Sinon, les affaires tombaient dans la catégorie « conflits domestiques » – il en avait connu des kyrielles, trente ans auparavant, quand il était simple flic.

Mon Dieu, comme le temps passe…

Il rentra à Milnerton, Tulbach Street, là où il vivait avec Margaret depuis six mois : leur cinquième maison en cinq ans, mais ça lui était égal de déménager parce qu’elle prenait tant de plaisir à ses « projets ». Elle cherchait de bonnes affaires, des maisons solides, dans un voisinage agréable, mais qui avaient été négligées : « La maison la moins bonne dans un bon quartier », telle était sa devise. Ensuite, elle les rénovait, elle avait l’œil et du goût, et quand les travaux étaient finis, ils emménageaient. Une maison se vend plus facilement si elle est occupée – l’activité, des odeurs agréables, un joli mobilier, tout cela attire les acheteurs. Quand il y avait des visiteurs, elle faisait chauffer de la vanille dans le four, ou mettait un gâteau à cuire, et puis elle passait une musique gaie en sourdine, elle s’assurait que la maison était fraîche en été et chaude en hiver, avec du feu dans la cheminée. Elle s’apprêtait déjà à acheter la suivante, dans le bas de Constantia : elle pourrait l’avoir pour presque rien, le marché étant déprimé.

 

Il alla s’asseoir avec elle à la cuisine pendant qu’elle préparait le dîner, et il lui raconta sa journée.

La première chose que Margaret demanda fut : « Est-elle jolie ? », car elle était effroyablement jalouse. Elle l’avait toujours été, depuis son premier mariage qui lui avait brisé le cœur.

– Non, répondit-il. Mais elle est courageuse. Et c’est une Nissan !

Il dut lui expliquer ce que cela signifiait.

– Et moi, qu’est-ce que je suis, alors ?

– Ma Mercedes.

Elle rit et lui demanda :

– Ça s’est bien passé au bureau ?

Il secoua ses larges épaules.

– C’est très différent. Jack est… Enfin, avec l’argent, il ne plaisante pas. Mais je suppose qu’il faut bien ça. Et puis tout est assez protocolaire.

– Tu t’y habitueras.

– Bien sûr. Et tes acheteurs ? Ça a été ?

– Ils veulent réfléchir.

Il alla faire de l’exercice pendant quarante-cinq minutes sur le rameur installé sous la véranda de derrière, à côté de la piscine ; puis il alla se doucher et leur servit un verre de vin rouge à chacun pour le dîner – des pâtes avec des morceaux de poulet cajun, de la féta et des tomates séchées. Elle lui raconta sa visite à sa fille Michelle, et ses projets pour le lendemain : elle passerait la plus grande partie de la journée à Constantia.

Il prit les dossiers de Tanya Flint et vint s’asseoir à côté de Margaret dans le salon, tandis qu’elle regardait Antiques Roadshow et Master Chef Goes Large sur la chaîne Modes de vie de la BBC. Elle posa sa main sur sa jambe. Il travaillait sur les dossiers Budget et Téléphone mobile.

Un peu plus tard, elle éteignit la télévision et demanda :

– Tu ne veux rien ?

Il posa les papiers sur le canapé, à côté de lui.

– Non… Je ne sais pas. Il y a sûrement un schéma ici, mais rien qui nous dira ce qui lui est arrivé… Le problème, c’est qu’il n’y a rien de caractéristique dans cette disparition. La grande majorité des hommes adultes qui disparaissent entre leur lieu de travail et leur domicile sont victimes de rapines. La voiture est attaquée, l’homme est contraint de donner son code PIN, on lui prend sa carte bancaire, enfin tout ce qu’on peut, et soit on le laisse partir, soit on le tue : et dans ce cas on retrouve le corps et la voiture quelque part, un jour ou deux plus tard… Mais là, il avait une carte de crédit dans son portefeuille, et aucune transaction n’a été effectuée après sa disparition. Le sac de sport a été abandonné, et la voiture impeccablement garée…

– Humm, dit-elle.

– L’autre possibilité, c’est qu’il ait voulu disparaître. Mais dans ces cas-là il y a toujours une trace : il est parti chez une autre femme, il y a eu des préparatifs, de l’argent a été dépensé… À moins qu’il ne soit très intelligent, et je ne crois pas que ce pauvre Danie… D’ailleurs, pourquoi aurait-il juste laissé son sac ? Et sa voiture, c’était son bien le plus précieux…

– Qu’est-ce que tu as trouvé comme schéma ?

– Oh… pas grand-chose. C’est juste une impression, mais… Il a une Audi qui a dû coûter un quart de million, alors que sa femme n’a qu’une petite Citi Golf. Et puis leurs relevés bancaires… Si on met à part les trucs habituels, l’eau et l’électricité, le ravitaillement, l’essence, elle a dépensé très peu pour elle-même. Mais par contre, pour lui : vêtements, coiffeur, CD… J’ai vraiment l’impression qu’elle le gâtait – ou qu’elle s’appliquait à le rendre heureux.

Il s’assit, absorbé dans ses pensées, puis se rendit compte que Margaret le regardait avec un sourire tendre, et que ses yeux dépareillés brillaient.

– Oui ?… interrogea-t-il.

– J’entends même tes engrenages cliqueter, dit-elle, tout en lui pinçant la jambe affectueusement. Quand tu te mets en mode détective, j’adore.

Il lança :

– Ces engrenages ne cliquettent pas, ils grincent.

– Bêtises… Mais non, tu vas réfléchir à tout ça et trouver, comme toujours.

– Les pignons sont rouillés, dit-il.

La main de Margaret remontait vers le haut de la jambe de Mat.

– Si… r-r-rouillés que ça ? dit-elle.

Quand elle roulait ses r pour faire plus afrikaner, il trouvait ça terriblement sexy.

Il entoura de son bras les épaules de sa femme.

– Madame Joubert, je pourrais vous arrêter pour indécence.

– Mais tu es un détective privé… tenta-t-elle.

Il répliqua :

– Ah, non : je suis consultant principal, autorisé à procéder à des enquêtes judiciaires ; d’ailleurs j’ai une carte professionnelle.

– Oh, mon Dieu !… Et si je résistais ?

– Alors, il faudrait que je sois… physique, dit-il en l’attirant contre lui.

– Sors ta grosse patraque, murmura-t-elle.

– Matraque, la corrigea-t-il.

– Ce n’est pas l’orthographe qui compte, mais l’usage…

– Madame, répliqua-t-il sévèrement, vous ne me laissez pas le choix…

– Je le sais, répondit-elle dans un murmure, se blottissant contre lui.

Alors, il l’embrassa.

 

À 23 h 30, ce soir-là, alors que le corps souple et chaud de Margaret endormie était lové contre le sien, les pignons se mirent à tourner lentement dans la tête de Joubert.

Ce n’était pas sur le parking de Virgin Active que ça s’était passé… C’était arrivé ailleurs. Et la voiture avait été garée là par la suite.

Et ça voulait dire qu’on connaissait les habitudes de Danie. Donc qu’on le connaissait.

Il devrait donc rechercher des empreintes sur l’Audi.

Il allait devoir ressortir son kit de scène de crime.