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La réunion était différente de ce qu’il attendait.

Quand Joubert entra, Mildred lui dit :

– N’oubliez pas, monsieur, c’est le passage en revue ce matin.

Il s’attendait à retrouver la tradition de la vieille Brigade criminelle, à l’époque où cela signifiait brainstorming, quand les enquêteurs partageaient leurs dossiers avec le chef et leurs collègues, en quête de conseils, de critiques constructives et d’idées neuves.

À présent, il était assis autour d’une table avec les cinq autres enquêteurs du cabinet. Fanus Delport, le contrôleur financier, parcourait l’ordre du jour et Jack écoutait attentivement. Chacun à leur tour, les enquêteurs indiquaient le nombre d’heures qu’ils avaient comptabilisées pendant la semaine et présentaient des projections de recettes potentielles pour la semaine suivante.

Joubert en connaissait trois, d’anciens collègues à lui. Willem Erlank, avec qui il travaillait encore un an plus tôt à la Brigade provinciale, deux autres, Fromer et Jonck qui, venaient respectivement du Nord-Ouest et du Gauteng. C’étaient d’anciens flics, on ne pouvait pas s’y tromper : âge moyen, baraqués, burinés par le climat, en légère surcharge pondérale. Il leur aurait ressemblé si Margaret n’avait pas été là.

Ils s’étaient bien préparés : d’une voix profonde, la mine solennelle, chacun exposait d’amples projections détaillées.

Tandis que les autres parlaient, il fit en hâte la somme de ses heures et décida de ne pas mentionner le temps qu’il avait passé à étudier les documents la veille au soir : ce serait autant d’économisé pour Tanya Flint, car c’était elle qui avait fait le boulot, après tout. Puis il pensa aux options qui se présentaient à lui pour les prochains jours et fit une estimation approximative, tout en se demandant comment il était possible de dire combien d’heures il allait falloir pour résoudre une affaire.

– Alors, Mat, où en est le dossier Flint ? lui demanda enfin Delport.

– Cinq heures hier, dit-il, plus le profil IMEI, qu’on devrait avoir cet après-midi, et avec ça on décidera s’il faut tracer les numéros de mobile.

– Je vois que tu n’as pas encore entré ton kilométrage dans le système.

Il avait oublié les frais de déplacement.

– Je vais le faire ce matin, répondit-il, gêné.

– Pas de problème, reprit Delport, on est tous passés par là. Combien d’heures penses-tu qu’il y a dans cette affaire ?

Joubert consulta ses notes avant de répondre :

– Difficile à dire… Encore trente-six environ.

Delport et Fischer hochèrent la tête, satisfaits.

– Je veux faire un relevé d’empreintes sur la voiture de son mari, expliqua Joubert. Avons-nous un contact pour l’identification, si je trouve quelque chose ?

– Excellent, excellent, commenta Fischer. Mais pour relever les empreintes on utilise un indépendant. C’est un ancien du laboratoire de criminalistique, il est free-lance maintenant, et il propose un service complet. Il a un contact à la police, on a les résultats en vingt-quatre heures. Nortier…

– Cordier, corrigea Delport. Il est dans la base de données.

Joubert pensait qu’il aurait pu faire ça lui-même : il aurait demandé à Benny Griessel de rentrer les empreintes dans le système, ça aurait fait une économie. Il intervint :

– Jack, Tanya Flint n’a que 30 000…

Fischer passa sa main sur sa moustache et déclara avec un sourire :

– C’est sa première affaire…

Les autres eurent un rire indulgent.

– Ils disent tous la même chose, Mat, reprit Fischer. C’est un jeu. S’il lui faut plus de fric, elle en trouvera… Bien, messieurs, j’ai un M. Benn…

– Bell, rectifia Delport une fois de plus.

– C’est ça, Bell. Des Nigérians l’ont arnaqué pour un million quatre, avec un 4-1-9. Qui aurait envie de booster un peu son bonus ?

 

Tout en enregistrant son kilométrage dans le système informatique, il se disait que pour Tanya Flint tout cela n’avait rien d’un jeu. Il avait vu sa situation financière. Cette fixation sur l’argent le gênait. Il faudrait qu’il prenne le temps d’expliquer à Jack sa façon de voir les choses. Mais, d’abord, il devait assumer ses responsabilités.

Il téléphona à Tanya. Elle semblait fatiguée.

– J’ai parlé à M. Eckhardt, lui annonça-t-elle, il dit que vous pouvez fouiller le bureau de Danie quand vous voudrez. Ils feront tout pour vous aider, il suffit d’arranger ça avec Neville.

Joubert la remercia, puis lui parla de son intention de relever les empreintes sur l’Audi. Elle répliqua :

– Ça va coûter combien ?

– Je vais me renseigner. Je vous rappellerai.

– Vous pensez que c’est vraiment nécessaire ? Est-ce qu’il ne faudrait pas attendre le traçage du téléphone mobile ?

– Ça pourrait être une bonne idée, répondit-il.

Il appela ensuite Jannie Cordier, le technicien en criminalistique. Il lui expliqua qui il était et ce qu’il voulait.

– Aujourd’hui, je suis pris toute la journée, répondit l’autre, mais je peux vous caser ce soir si vous voulez.

Sa voix était haut perchée, excitée.

– Qu’est-ce que ça coûtera ? demanda Joubert.

– Vous voulez l’intérieur et l’extérieur de la voiture ?

– Oui.

– 1 500, plus 600 par lot d’empreintes que vous voudrez identifier.

– Bon, je vous tiens au courant.

Ensuite, Joubert prit rendez-vous avec Neville Philander, à midi au dépôt d’Atlantic Bus Company. Puis il parcourut la liste des numéros de téléphone préparée par Tanya Flint et entreprit d’appeler les amis de son mari. Et de poser les mêmes questions, encore et encore : Danie avait-il eu un comportement étrange pendant les semaines qui avaient précédé sa disparition ? Aurait-il mentionné des problèmes – au travail, avec sa femme ? Avait-il des ennemis ? Aurait-il été impliqué dans un conflit, une bagarre ? Aurait-il pu avoir une raison de disparaître ? Et les réponses, pleines de bonne volonté, aussi coopératives que possible, étaient toutes cohérentes. Danie était « quelqu’un d’adorable ». Il était joyeux, de caractère égal. Il était loyal, ami avec tous. Il aimait s’amuser, c’était un boute-en-train. Ce qu’il aimait dans la vie, c’était sa femme, son travail et les fêtes.

Après son dernier appel, il se renversa en arrière dans son fauteuil et se mit à réfléchir sur le thème de la sanctification de la victime. C’était un syndrome répandu, induit par la culpabilité des survivants et par ce sacro-saint principe universel qui veut qu’on ne dise jamais de mal des morts et qui empoisonne la tâche de la police, parce que ça revient à replâtrer toutes les fissures. Et pourtant, il y en a toujours, des fissures.

À 11 heures, il téléphona à Mme Gusti Flint, la mère de Danie, pour lui demander s’il pourrait venir lui parler.

– Vous êtes le bienvenu, répondit-elle. Je suis là toute la journée.

Et elle lui donna son adresse à Panorama.

 

Dans le bureau de Neville Philander, avec un téléphone qui sonnait et la clim lancée à plein régime, Mat Joubert demanda s’il pourrait examiner les dossiers de tous les chauffeurs de bus licenciés par Danie Flint entre le 1er septembre et le 25 novembre.

– Seigneur, répliqua Philander, debout à côté de son bureau.

– Je sais que c’est embêtant, dit Joubert.

– Neville ! cria la voix de femme à l’autre bout du couloir.

Philander répondit : « Minute ! », l’œil fixé sur son téléphone, comme sur un serpent. Il dit à Joubert :

– Rendez-moi un service. Les dossiers personnels sont au siège, s’il faut que je m’y mette maintenant pour essayer de les avoir, c’est ma journée qui sera foutue. Vous ne voulez pas y aller vous-même, puisque vous avez la bénédiction de M. Eckhardt ?

– Naturellement. Où est le siège ?

– Neville !

– Santasha, par pitié !… C’est à Epping Industria, Hewett Street, merci, mon vieux. Venez, je vais vous montrer le bureau de Danie.

La voix de Santasha s’impatientait :

– Neville, mon chou, c’est aujourd’hui ou demain que tu vas répondre ?

Joubert suivit Philander dans le couloir alors qu’il disait :

– Je ne répondrai pas du tout si tu me parles sur ce ton !

Il disparut dans l’encadrement d’une porte, suivi par Joubert, et Santasha continua de crier :

– Je ne te parle pas sur un ton, mon chou, j’essaie de te motiver un petit peu !

La pièce était séparée en quatre espaces par des cloisons à mi-hauteur. Chaque box contenait un bureau et un placard en bois clair. Les deux bureaux que l’on apercevait étaient en grand désordre, couverts de papiers et de dossiers, et personne n’y était assis.

– Alors motive un peu ce type qui appelle pour qu’il ne raccroche pas ! cria Philander tout en contournant une cloison, jusqu’à une fenêtre, indiquant le bureau de Danie. C’est son box, dit-il, à peu près exactement comme il l’a laissé.

– Merci, dit Joubert.

– Bon courage, amusez-vous bien, dit Neville, tournant les talons et partant au petit trot en direction de son bureau.

Joubert examina la table, le placard, le fauteuil. Tout était simple : le tapis gris, le bureau avec trois tiroirs sur la gauche ; en dessous, l’unité centrale de l’ordinateur ; dessus, la souris, le clavier et l’écran, ainsi qu’une pile de papiers et un bloc fixé sur un support ; une chope avec le logo Porsche et un peu de café desséché au fond. Des photos et des notes avaient été épinglées sur l’étoffe bleu passé de la cloison.

Il s’assit dans le fauteuil de Danie et regarda les photos. Au milieu, il y en avait une prise devant le dépôt, sans doute le personnel administratif, six hommes et trois femmes. Philander se tenait au centre, Danie était le deuxième en partant de la droite, affichant un grand sourire. Joubert se demanda laquelle des trois femmes métisses était l’insistante et diplomate Santasha du téléphone.

À côté, une autre photo était punaisée : Danie et Tanya Flint, à l’occasion d’une fête d’entreprise. Elle avait alors le visage plus rond. Amusée, elle regardait Danie qui portait un drôle de petit chapeau, une bière dans une main, hilare. Il y avait encore une photo de Danie, en bateau, sur une rivière, tenant deux amis par les épaules. Ainsi que trois photos de voitures de sport découpées dans des magazines : une Audi R8, une Ferrari F430 Spider et une Lamborghini Murciélago LP 640. Des Post-it jaunes ponctuaient la cloison : des noms et des numéros de téléphone griffonnés, des rappels de réunions et des dates de remise de rapports. Le nombre de points d’exclamation dénotait le degré d’urgence.

Il approcha de lui la pile de papiers et les examina. Des formulaires ABC officiels, avec des chiffres et des références qui concernaient vraisemblablement des autobus. Un dossier beige, avec le logo d’ABC, le mot « Candidatures », et dessous : « Retourner aux RH, SVP, madame Heese ! ! ! » en lettres rouges coléreuses. Le dossier contenait des candidatures de chauffeurs de bus, chacune assortie d’une photo, d’un bref CV et d’un rapport des RH.

Il repoussa le tas de papiers, tenta d’ouvrir le tiroir du haut, mais il était fermé à clé.

Il ouvrit le deuxième tiroir. Il contenait une corbeille métallique avec des compartiments de différentes tailles : des stylos à bille bon marché, deux crayons, une agrafeuse, une boîte bleue avec des agrafes, une gomme encore neuve, un rouleau d’adhésif, des ciseaux, un guide des codes postaux, trois paquets de Post-it, un chargeur de téléphone Nokia, des trombones, un briquet Bic qui avait perdu sa mollette, un porte-clés Ferrari et deux prises multiples.

Dans le tiroir du bas non plus, il n’y avait pas grand-chose – le disque Windows XP d’origine de l’ordinateur, un manuel d’imprimante à jet d’encre, deux vieux numéros du magazine FHM, un de Sports Illustrated Swimsuit Edition, un Auto Trader et deux numéros de Car.

Joubert déplaça le fauteuil pour ouvrir la porte coulissante du placard – plein de dossiers beiges, rangés par date, de 2004 à 2006 ; il y avait aussi deux annuaires téléphoniques. Il prit un dossier et le feuilleta. C’étaient des documents ABC, indéchiffrables.

Où était donc la clé du tiroir ? Sur le porte-clés Audi – disparu avec Flint ?

Il ne restait plus qu’une chose à vérifier : l’ordinateur. Il lorgna sous le bureau, trouva le bouton, appuya dessus. L’ordinateur s’alluma, il regarda l’écran, attendit que toutes les icônes apparaissent – Outlook, Word, Excel, Explorer, PGRC.

Il fixait l’écran. Cela poserait-il un problème s’il ouvrait le programme e-mail ? S’il avait encore été dans la police, il aurait appelé à la rescousse un expert en informatique, et puis quelqu’un pour déverrouiller le tiroir, et en une demi-heure il en aurait examiné le contenu. Mais, désormais, chaque nouvel obstacle signifiait encore une dépense et il tâchait de mesurer les résultats potentiels par rapport aux coûts.

On ne peut pas mener une enquête comme ça.