J’étais dans un bus quelque part sur l’île de Fionie. Le bus s’est rangé sur le côté, et par la vitre un homme aux cheveux blancs m’a regardée. Je ne saurais dire pourquoi – il ressemblait à d’autres hommes –, mais quand le bus a redémarré j’ai eu la sensation désagréable d’emporter quelque chose de lui. Par la suite, il m’est devenu de plus en plus difficile de ne pas penser à lui. Je ne pouvais pas m’en empêcher, il fallait que je retrouve son visage. Il semblait surgir d’un rêve, se dressant devant moi sans que je puisse en saisir le moindre détail. Ce visage m’évoquait une ferme. Une ferme en bois, dont le mur d’enceinte m’apparaissait lisse et silencieux la nuit. J’aurais aimé oublier cet homme, mais sa présence continuait à trembler étrangement dans mon dos. J’étais suivie, mais c’était plus que ça : mon poursuivant s’était infiltré en moi comme pour mieux se regarder lui-même. Cela a duré quelques semaines, puis je me suis rendue à l’évidence : je devais retourner à l’endroit où je l’avais vu.

 

De la gare de Nyborg, j’ai descendu l’avenue déserte menant à la ville. J’ai acheté une bière dans une pizzeria et pour la boire je me suis assise face au château. Elle était tiède. Il n’y avait pas grand-monde dehors. Des petits groupes de gens qui marchaient ou s’asseyaient avec des glaces. L’eau basse dans les douves était immobile, la moindre libellule qui se posait à la surface suffisait à la faire frémir. Une couvée de canetons se blottissait sur une pierre chauffée par le soleil. Je me suis secouée pour repartir et chercher le bus que j’avais pris la fois précédente.

Évidemment, je ne l’ai pas revu. J’ai fait le voyage jusqu’au terminus. Quand le chauffeur s’est retourné et a compris que je ferais le trajet de retour jusqu’à Nyborg, il a désigné les sièges vides et m’a dit que moi, au moins, je savais profiter d’une belle journée. Nous étions presque revenus au point de départ quand je me suis levée précipitamment pour lui demander de s’arrêter. Il y avait une ferme au loin, et je devais descendre.

Une fois dans la cour, j’ai sonné à la porte. Personne n’a répondu. Une plaque indiquait ANNE-METTE, HENRIK, EMMA et LUKAS, mais aucun de ces noms ne correspondait à ce qui tremblait en moi et m’effrayait. Comment être certaine que cette ferme était celle qui hantait mes visions ? Je me suis assise sur un banc et j’ai fermé les yeux. Alors les choses ont commencé à se mettre en place. Par là-bas, il devait y avoir eu la grange, démolie depuis. Et c’est par là-bas aussi que Turner, la jument, avait dû paître. Kurt, c’est ainsi qu’il s’appelle, a dû devenir le patron, mais sans doute assez tard dans sa vie, car ce rôle ne lui colle pas encore vraiment à la peau, il reste fragile, en surface, comme une menace. Deux salariés, Lars et Fatih. La nuit, les murs sont lisses et silencieux, les moustiques pullulent, les bus se rechargent. Service de cars de Kurt : tel est tout simplement le nom de son entreprise. La nuit, quand les véhicules sont en charge, il y en a une qui veille, c’est Maggie.