Le voilà à présent dans la grange. C’est un très grand local qu’il a traversé pour arriver jusqu’au mur du fond où sont empilées les bottes de paille. Elles avaient été achetées pour Turner, mais elle est morte subitement. Subitement, se dit Kurt, même si Turner était âgée et si sa robe était tachetée de gris, même s’il ne la montait plus et se contentait de lui passer le harnais pour la promener le long des champs et dans les bois. À Maggie, il disait qu’il continuait à monter, ne pouvant admettre l’idée de la faiblesse de Turner. Il taisait sa vieillesse, à lui-même surtout, ou plutôt il s’était coupé en deux : le Kurt sachant mener, caresser sa vieille jument pour lui dire au revoir, et le Kurt ne comprenant pas ou ayant oublié ce que cela signifiait.
Une forme de solennité se dégage de ces quatre murs. Surtout l’hiver, quand le froid mord et vibre davantage dans la grange qu’à l’extérieur, mais même maintenant, dans cet air tiède et immobile. Quelle que soit la désapprobation de Maggie, Kurt a fait quelque chose dont il ne se serait pas cru capable : il est resté. Avant de venir ici, il n’avait fait qu’errer. C’était à peine un homme, il n’avait que ses deux mains et elles n’étaient bonnes à rien. Il pouvait tomber amoureux de n’importe qui ou presque, et ce fut Maggie, la dernière d’une longue série. Il vivait la nuit, se faisait de nouveaux amis qui tous rêvaient d’argent facile et d’amour, de quelque chose à quoi se consacrer, mais ce n’était pas ce qu’on leur offrait. Les lits changeaient, les idées de la veille paraissaient trop compliquées au matin ; par où commencer ? Sa fine couche d’euphorie pâlissait sur le chemin du retour, et, à la maison, le soupçon lui tombait dessus : personne ne m’aime, suis-je un paria ? Il lui fallait donc ressortir. Son épouse, Ulla, s’en accommodait, n’attendant pas davantage d’un autre homme et craignant de remplacer Kurt par quelqu’un qui aurait été plus présent, car elle adorait les heures passées seule le soir et le lit, grand et paisible sans un homme dedans. Elle avait fait le compte et, même s’il buvait en grande partie ses revenus fluctuants, elle restait mieux lotie dans le mariage qu’elle ne l’aurait été dans le divorce. De plus, elle appréciait qu’il y ait toujours de la bière dans le réfrigérateur. Alors quand Maggie est entrée dans sa vie, c’est d’abord le manque d’argent et la perspective de rentrées quasi nulles, avant la question de l’honneur et de l’humiliation renvoyée par le corps plus jeune de Maggie, qui lui a fait jeter ses tartines de pain de seigle à la tête de Kurt. Ce dernier, resté debout, bouche bée, a fini par éclater et crier que c’était elle qui avait fait de lui ce qu’il était devenu.
Kurt s’assied sur une caisse. Il emplit ses poumons d’air chaud, retient sa respiration, expire. C’est le moment important de la journée. Sa tournée dans la grange. C’est ici, comprend-il, qu’il a vécu, qu’il a eu quelque chose entre les mains. Je n’ai pas été si mauvais. Pas si mauvais. Il en arrive chaque jour à ce constat. Mais il lui semble devoir l’arracher au feu et le porter, comme un enfant innocent, loin, à distance suffisante des flammes pour pouvoir jouir de ses deux minutes de paix.
Puis il pense à son compte bancaire, aux bénéfices qui commencent à rentrer et voilà que sa nature agitée et anxieuse reprend le dessus. L’entreprise a connu trois bonnes années consécutives et tourne bien, il a pu économiser et cela lui fait presque mal au cœur d’investir cet argent. Il ne veut pas investir dans le passé, il rêve de quelque chose de totalement nouveau.