Maggie retourne la cuillère pour voir si l’eau l’a bien débarrassée de toute trace de bouillie, mais oublie ce qu’elle est en train de faire, et contemple longuement ce truc brillant dans l’espoir qu’il finisse par la tirer de sa rêverie. Puis elle secoue violemment la tête et repasse la cuillère sous le robinet. La maison est entourée de champs de chaume. Il y a bien un arbre rabougri ici et là à la limite des terrains, mais sinon tout est plat et a été tondu par l’engin agricole. Maggie pense aux asiles, si toutefois on les nomme encore ainsi, une vie insensée bouclée dans une cellule carrée, et son regard se porte sur le paysage, lui aussi découpé en carrés, et elle ne voit bientôt plus la différence entre le dedans et le dehors.
L’autre jour, par hasard, ou plutôt sciemment, elle a rapporté chez elle un magazine du salon de coiffure. Elle négligeait ses cheveux depuis plusieurs années, les avait laissés s’emmêler et devenir secs, et elle redoutait le moment où elle croiserait le regard de la coiffeuse dans le miroir. Ayant pris place dans le fauteuil, elle a soudain vu clairement ses cuticules écorchées et tenté de dissimuler ses doigts sous l’hebdomadaire. Elle s’est retranchée derrière une niaiserie pour justifier de sa mauvaise hygiène, a laissé son regard errer dans le vague et accepté n’importe quelle idée de la coiffeuse, cheveux relevés ou laissés libres, l’un ou l’autre, cela ne faisait pas de différence, et, puisqu’elle s’était déjà couverte de ridicule, elle pouvait tout aussi bien à présent glisser le magazine dans son sac avec l’air de ne pas savoir que cela ne se faisait pas. Arrivée à la maison, sous le coup de la honte, elle s’est mise à lire ce qu’on disait sur les chapeaux de la saison et, à chaque nouveau chapeau qui passait sous ses yeux, sa rage s’étrécissait un peu plus pour devenir plus aiguë.
D’une certaine manière, c’était plus facile quand Sofie était petite et que Maggie, au four et au moulin, frôlait l’évanouissement quand le soir elle posait la tête sur l’oreiller. Désormais, elle a le temps de faire des rêves qui tous donnent dans le grotesque. Il lui arrive d’imaginer une pièce entière avec simplement des chapeaux, des étagères de plusieurs mètres de long, avec des chapeaux en velours rouge et des chapeaux à incliner sur la tête, de longues cigarettes élégantes, et des décorations florales s’ouvrant comme des gueules de dragons au pied d’un large escalier pour déverser devant elle des fleurs rouges et orange. Il lui arrive de s’imaginer dans la peau d’une tout autre femme, celle qu’elle aurait pu devenir si seulement tout s’était passé un peu différemment, et cette femme est encore très belle et non pas ravagée par la vie comme elle-même, et cette femme est surtout très calme, elle prend son temps pour répondre, elle puise les mots à une source douce, fait descendre sa corde et remonte les mots et ce sont des mots simples : vélo, chair de poule, ponton de baignade.
Les pires images qui lui viennent concernent le peu de choses qu’il aurait fallu pour que tout se passe autrement. Une hésitation un soir, un incident soudain mais sans importance qui l’aurait déviée de sa trajectoire au lieu de la jeter dans les bras de cette vie balbutiante avec Kurt.
Que faire ? Elle peut remonter loin dans le temps. Très soigneusement, et pour les retarder, arrondir sa bouche autour des mots qui sinon lui échappent trop rapidement et qui, ensemble, constituent son premier souvenir :
Ses cheveux sont tressés, tout le monde fait cercle autour d’elle, adultes et enfants sans doute, mais elle ne se soucie pas des enfants, c’est cette mer de visages adultes, dissous dans le mouvement, qui l’imprégnera de sa tonalité trouble et chaleureuse pour le restant de sa vie. À proprement parler, elle ne sait pas combien de temps ils sont restés dans le bunker, elle n’a personne à qui le demander. Mais elle a l’impression d’avoir diverti l’assemblée des heures durant. Elle a joué tour à tour le cheval, le cavalier et le chien, elle a pris peur et sursauté quand le chien a mordu le cheval à la jambe, puis elle s’est mise à chanter. Bien sûr, elle le sait à présent, la dévotion dont les adultes ont fait preuve envers elle était une dévotion envers la vie elle-même, envers l’enfant en tant que tel, et elle a dû se sentir trahie quand, l’alerte terminée, tous ont de nouveau détourné le visage. Mais elle a également compris dès cette époque qu’elle était devenue artiste, que ce n’est pas à la portée de n’importe quel enfant de se faire aimer des adultes. Peu après, la guerre a pris fin et c’est le seul souvenir personnel qu’elle en garde. Tout le reste, elle a dû l’apprendre au fur et à mesure, lentement, ou l’encaisser par à-coups, l’accepter et le rejeter à nouveau.
Le tiroir est coincé et ça lui rappelle qu’elle a demandé plusieurs fois à Kurt de le réparer, mais il ne s’intéresse pas à ce qui ne relève pas de la mécanique, et il ne vient pas à l’idée de Maggie d’essayer de résoudre elle-même le problème. Elle se résigne à s’échiner chaque jour à tirer dessus et verse les preuves au dossier qu’elle constitue en silence contre Kurt.