Il n’en a vraiment pas la force. De temps en temps, quand il y a des choses que l’on ne supporte pas, on n’a pas d’autre choix que de laisser tomber. Pendant les mois que dure l’hospitalisation de Maggie, il s’éveille chaque matin en sursaut, se met aussitôt en mouvement. Il ne parvient pas à rester à l’intérieur, il faut qu’il sorte. Il oublie de manger plusieurs jours d’affilée. Brusquement, dans une station-service, la nourriture lui vient à l’esprit et son estomac crie famine, il montre du doigt presque tout ce qu’il y a dans la vitrine, l’emporte sur un banc, où il ne prend que deux bouchées du hot-dog, puis le pain sec gonfle dans sa bouche et il lui semble étouffer. Il recrache tout dans une poubelle, et y jette également le reste de ses achats.

 

Une fois à la maison il évite de s’arrêter, maintenant son corps en action, entrant dans la grange, faisant une ronde dans la ferme, pénétrant dans l’ancienne écurie et longeant les stalles remplies de tout un bric-à-brac, des trucs qu’il a cru pouvoir servir un jour ; cela paraît risible à présent, il se dépêche de sortir et s’approche du pré laissé à l’abandon où Turner s’ébattait autrefois, et où il n’a pas non plus la force de rester.

 

Puis il n’y tient plus. Il s’installe au volant de sa voiture et parcourt en trombe le court trajet jusqu’à Nyborg. Il s’en veut lorsqu’il monte les marches de cette cage d’escalier minable, il se déteste lorsque Lene ouvre, et on dirait que le voir ne constitue pour elle qu’un affront. Il se met à pleurer, il semble trop grand sur ce palier étroit, Lene doit renoncer à ce qu’elle s’était promis et le prend dans ses bras. Au début, c’est une étreinte pleine de réserve, ensuite elle se laisse attendrir à contrecœur et le serre franchement contre elle. La vie recommence à filtrer lentement en lui alors qu’il est allongé sur le canapé de Lene, sous une couverture. Cela monte des pieds et se répand dans son corps avec une sensation de chaleur ; il somnole.

 

Il s’est écoulé plus d’une demi-journée lorsqu’il se réveille. Tout d’abord, il ne sait plus où il se trouve et dresse l’oreille, puis reprend peu à peu ses esprits et parvient à distinguer les voix de Bent et de Lene. Bent approche une chaise du canapé et c’est bien qu’ils soient tous deux aussi gênés l’un que l’autre ; Bent regarde par terre et ne pose de questions que sur des choses simples. Si Kurt veut une cigarette, s’il veut une serviette fraîche sur le front. Kurt répond par la négative à la seconde question, bien que la transpiration ruisselle sur son visage.

 

Lene et Bent décident qu’ils ont tous trois besoin de quelque chose. Ils vont au kiosque et achètent des gâteaux et des chips, qu’ils balancent sur la table basse de façon désinvolte, non pas pour donner l’impression qu’ils sont indifférents, mais plutôt qu’ils peuvent retourner en chercher si nécessaire, et qu’ils sont conscients que la vie ça pue, mais ils veulent au moins acheter au kiosque tout ce qu’il faut.

 

Les heures passent, ils laissent la télé allumée, parlent par-dessus le bruit de l’appareil ou bien sont brusquement intéressés par quelque chose à l’écran et se mettent à le regarder. Rien n’impose que Kurt fasse ou dise quelque chose, il est reconnaissant. Mais dans la soirée la mauvaise conscience s’abat sur lui. Ce n’est pas lui qui va mourir. Ce n’est pas lui qui est alité à l’hôpital avec des tubes dans les bras ou je ne sais quoi dont a parlé Sofie l’autre jour. Il rentre chez lui à la ferme en voiture et son agitation le reprend aussitôt. Il passe la nuit entière dans les anciennes stalles. Il va falloir ranger maintenant.

 

Le pire, c’est qu’il ne parvient plus à se souvenir du visage de Maggie. Il a dû trop s’y habituer et à présent il ne réussit pas à le faire resurgir. Il essaie pourtant. Le nez, il doit être à peu près comme ça, les lèvres, non, il n’arrive pas à ce que ça aille ensemble, le visage disparaît. Un jour, au petit déjeuner, il raconte à Fatih la soirée où Maggie et lui se sont rencontrés pour la première fois, mais tout en parlant il se rend compte qu’il s’agit d’un récit vide de sens, de mots familiers devenus brutaux entre-temps puisqu’ils ont perdu tout contact avec elle. Il quitte la grange en colère et abandonne ses employés près des bus ; ils les démarrent de plus en plus rarement parce qu’il ne décroche plus le téléphone qu’en passant, et encore.

 

Pourtant il reste un souvenir bien ancré en Kurt. Il le garde jalousement, craignant qu’il ne s’évanouisse s’il fait trop souvent appel à lui. C’était un soir juste après leur rencontre, ils étaient à une fête. Maggie insistait pour qu’il reste où il était, elle voulait être seule sur la piste de danse tout en le sachant dans les parages. Il la vit monter l’escalier et se retrouva seul. C’était comme s’ils étaient encordés, ou bien, comment dire, comme si sa vie avait pris un sens nouveau, et c’était elle.