Kurt et Maggie se sont rencontrés dans un pub. Maggie avait décidé de devenir chanteuse. Les cours de guitare avaient été épuisants, il y avait beaucoup trop de règles à appliquer si l’on voulait jouer d’un instrument, et quelque chose de vraiment vertigineux à devoir placer les doigts exactement à tel endroit et non pas n’importe où au hasard. C’est pour la même raison qu’elle avait été mise à la porte vite fait par l’épicier. On ne laisse pas le hasard faire les choses quand il s’agit d’argent, or sans le hasard elle n’a aucun moyen d’arriver à rien. Comment pourrait-elle savoir ce que fait cinquante moins trente-trois cinquante, c’est raté d’avance.

 

Pourtant, dans le cas de l’apprentissage de la guitare, elle avait surmonté la honte et pris le temps nécessaire quand sans arrêt elle butait sur des choses qu’elle ne comprenait pas. Tant pis, le professeur pourrait la prendre pour une idiote, elle s’était promis de ne pas abandonner. Mais, à un moment, elle a trouvé qu’elle en savait assez, et chanter, ça elle pouvait. À la différence de ce machin compliqué, c’était aussi facile que courir dans la mer. Elle avait persuadé le propriétaire du pub local de la laisser jouer quelques soirs d’affilée, et c’est après une de ces prestations que Kurt était venu la voir, lui avait posé sa main chaude sur l’épaule et l’avait remerciée pour la chanson. Elle avait su tout de suite. Ça ne s’explique pas. Dans son visage qui était très beau, elle avait vu son propre enfant.

 

Il allait boire ailleurs avec d’autres personnes et ne l’invita pas à les accompagner, mais il lui fit comprendre d’un regard appuyé que ce n’était pas faute d’en avoir envie. Elle se mit tout à l’arrière du groupe et discuta avec un homme ennuyeux qui ne pouvait pas s’empêcher de la mettre sans cesse en garde ; il savait ce qui se tramait, mais Maggie ne devait pas ignorer que son ami était bien marié et ne pouvait vivre sans sa femme, même s’il lui arrivait d’en avoir l’illusion en fin de soirée. Maggie proféra quelques paroles méprisantes sur le mariage, finalement pas tant que ça car elle était soûle et avait surtout envie d’entendre de quoi il parlait à l’avant du groupe.

 

Elle avait déjà été amoureuse une fois par le passé. Mais elle n’avait alors que seize ans. Elle ne croyait pas que cela pourrait lui arriver de nouveau. Ou alors elle avait oublié depuis ce que c’était de tomber amoureuse.

 

Ils trouvèrent un pub à Christianshavn, tout près de là où vivait Kurt. Elle se rapprocha de plus en plus de lui sur le banc, telle était la mission qu’elle s’était donnée, puisqu’il préférait rester convaincu qu’en tout cas il n’avait pas fait le premier pas. Pour compenser, il commanda de la bière, encore et encore ; le sol tangua sous leurs pieds à tous deux quand, à un moment, Kurt l’entraîna pour lui prouver qu’il avait vraiment été mousse en Argentine et savait danser le tango. Une table se renversa et ils furent mis à la porte.

 

C’était calme près des remparts, l’air était doux. Dehors, ce n’était pas pareil, ils ne pouvaient pas continuer à danser comme dans le bar, il y avait à l’air libre une autre gravité, celle des petits matins. Ils restèrent un moment sur un banc à regarder droit devant eux. Qu’est-ce que tu penses du mouvement des squatteurs ? demanda Kurt, et Maggie, qui ne voyait pas à quoi faisait allusion Kurt, répondit qu’elle ne savait pas. Puis elle n’y tint plus et grimpa sur ses genoux.

 

Le lendemain, elle avait le corps endolori d’avoir fait l’amour sur le banc, et des égratignures aux genoux. Elle décida qu’il la contacterait avant qu’elles aient eu le temps de cicatriser, il fallait qu’il en soit ainsi.

 

Il s’écoula quelques jours, puis la première lettre arriva. Une carte postale glissée dans une enveloppe :

Tu es merveilleuse. Est-ce que je peux te revoir ?

Kurt

Le lendemain, et avant que Maggie ait répondu à la première, la seconde lettre arriva :

Il faut que je te dise que j’ai une femme et des enfants. Mais tu le sais.

Kurt

Pour Maggie, une femme et des enfants étaient une abstraction. Un problème mineur qu’il faudrait régler. Dès l’après-midi, et au grand mécontentement de Kurt, il lui arrivait de s’asseoir sur le banc devant leur fenêtre. Si elle avait grimpé sur le banc, elle aurait pu jeter un coup d’œil dans le salon, mais elle s’était promis de ne pas le faire. Enfin, après le dîner, dans l’entrée la lumière s’allumait et c’était lui qui descendait l’escalier. Ils marchaient un moment, chacun d’un côté de la rue, le souffle court, jusqu’à être à distance suffisante pour se jeter dans les bras l’un de l’autre.

 

Un jour qu’ils étaient assis sur le quai, il déclara que cela avait peut-être été une erreur dès le départ avec sa femme. Ulla était tellement différente de Maggie. Rigide, gardant toujours son sang-froid, elle n’était pas la femme qu’il lui fallait. Et puis son visage s’était complètement fermé dans une douleur inconnue pour Maggie, elle qui ne connaissait absolument rien au mariage ou aux relations de longue durée. Je ne peux vraiment pas me permettre de la quitter, gémit-il, et la haine de Maggie envers cette Ulla s’embrasa. Mais elle donna l’illusion de comprendre et écouta patiemment tous les mots qu’elle ne saisissait pas ni ne respectait, et alors Kurt rouvrit comme à son habitude son beau visage pour elle.

 

Tu es sauvage, tu es tellement sauvage, répéta-t-il. Quand bien même il y aurait eu en Maggie un petit endroit, un cagibi pour avoir conscience qu’ils étaient en passe de l’ériger en un mythe qui la dépasserait toujours, elle ne se le serait avoué pour rien au monde.