Il a dix-huit ans quand pour la première fois il se retrouve dans le long couloir rebutant d’une maternité et attend qu’on lui laisse voir sa femme. L’enfant a été emmené quand il entre dans la chambre. Bodil doit se reposer, mais aucun signe ne dit qu’elle va le faire. Il veut lui prendre la main, mais elle la retire et le fixe comme s’il était un revenant.
Cela lui paraît irréel lorsqu’un soir, quelques mois après la naissance, Bodil lui annonce qu’elle veut les quitter et s’en va pour de vrai. Kurt s’assoit près de la porte et tend l’oreille, s’attendant à tout instant à entendre les pas de Bodil dans l’escalier, mais elle ne revient pas.
Lorsque l’enfant se réveille au milieu de la nuit et pleure, Kurt n’a aucune idée de ce qu’il doit faire. L’enfant gigote entre ses mains quand il le soulève pour le prendre dans ses bras, sa tête se renverse, il doit la tenir et la poser contre sa poitrine. Puis l’enfant se met à chercher le téton. Kurt pense avec anxiété à la nourriture. Comment ouvrir le réfrigérateur en tenant l’enfant ? Il le pose doucement sur le fauteuil et grimace de le voir à présent secoué par les pleurs. Ils n’ont pas de lait. Il ouvre désespérément tous les placards sans savoir ce qu’il cherche, puis il sort une bouteille de jus de fruits. L’enfant pleure encore plus quand il essaie d’en faire couler dans sa bouche quelques gouttes, par petites doses, à l’aide d’une cuillère. Il est clair que cela ne le rassasie pas. Les pleurs résonnant dans la tête, il fait bouillir le jus de fruits avec un peu de farine, attend impatiemment que ça refroidisse, puis il donne ça à manger à l’enfant. Ça aide. Ils s’endorment ensemble dans le fauteuil, l’enfant sur le ventre de Kurt, tous les deux épuisés.
Le lendemain matin, il est obligé de se présenter au travail l’enfant dans les bras et de démissionner. Les gens s’écartent en silence sur son passage quand il traverse l’entrepôt de la fabrique. La pitié dégoûtée qu’il sent à son égard lui donne envie de se débarrasser de l’enfant, mais il le tient fermement, monte l’escalier et pousse la porte du bureau où, récemment, il a signé son contrat. Sur le chemin du retour, il s’arrête à la pharmacie et achète un biberon. Du lait caillé mélangé avec de l’eau, c’est le mieux, dit le pharmacien qui, au soulagement de Kurt, ne pose aucune question.
Après le lait, l’enfant s’endort dans ses bras. Il le porte doucement dans son lit et s’allonge à côté. L’enfant s’appelle Flemming, mais il ne s’est pas encore habitué à ce prénom, et Kurt non plus. Il regarde le petit visage, la petite bouche dont sort un rot. À présent qu’il n’a plus de mère, il comprend que cet enfant est en vie, qu’un cœur bat dans cette poitrine. Il reste longtemps éveillé à le regarder dormir, tantôt incrédule, tantôt submergé par une douleur qui est de l’amour.
Un matin de givre, il casse son dernier billet de cinquante couronnes chez l’épicier, rentre le long de Sankt Peders Stræde avec du lait caillé et le cœur débordant d’amour pour cet enfant qu’il lui incombe de nourrir. L’autre nuit, il a rêvé que Flemming faisait ses dents, mais c’étaient des pièces de cuivre pourries qui sortaient de sa bouche au moment où il laissait échapper un rire affreux de vieillard. À la maison, Flemming reste allongé dans son berceau et suce ses orteils, tandis que Kurt le regarde et peine à comprendre ce qu’il a fait pour donner vie à cet être. Il le prend et le serre contre lui, et ils font le tour des deux pièces de l’appartement pendant que Kurt réfléchit aux possibilités qui s’offrent à lui. Il a entendu dire que des hommes vont chercher des hommes sur la place de l’Hôtel-de-Ville, c’est la meilleure solution. Flemming dort en règle générale quatre heures d’affilée, avant de se réveiller en pleine nuit, au moment où Kurt devrait être de retour à la maison. Sinon il faut laisser un biberon dans le berceau en espérant que Flemming réussisse de lui-même à boire un peu.
C’est une double offense, la trahison de Bodil et maintenant la nécessité de porter cette trahison sur son corps au vu et au su de tous, sous forme d’un costume séduisant. Il arpente la place en blouson de cuir et pantalon moulant. Si après un certain temps personne n’a mordu, il rentre chez lui en courant. Une fois devant la porte, il hésite. Il redoute de trouver Flemming mort à l’intérieur, il s’imagine tendre la main dans le berceau, la poser sur la poitrine de l’enfant et comprendre que cette poitrine ne bouge plus. Mais Flemming dort paisiblement. C’est juste insensé de ne pas savoir s’il l’a réclamé à cor et à cris pendant son absence.