Le soleil est haut dans le ciel, Kurt descend à l’enclos. Sofie n’est encore qu’une petite boule humaine qui roule dans la cour et s’égratigne les genoux, montrant quelque chose de très terrestre chaque fois qu’elle rit. L’autre jour, elle est venue vers lui sur la pelouse, où il était allongé, s’est assise sur son ventre et a fait pipi. Oh, la coquine, a-t-il dit en plongeant son nez dans ses cheveux chauds, submergé par un amour ivre de soleil.

 

Dans l’enclos, il s’agenouille devant Turner et pose sa tête contre son poitrail. Elle le laisse faire, courbe l’encolure et frotte un peu son museau contre sa joue. Elle est son unique confidente. Il ne lui parle pas avec des mots, mais lui fait tout savoir par d’autres moyens. Personne à part lui ne peut la monter. Elle devient rétive, refuse tout net d’avancer ou se cabre. Il s’excuse pour son cheval impossible et se réjouit en secret de leur pacte.

 

C’est Ib, leur voisin, qui voulait l’envoyer à l’abattoir. Elle était ingérable, ses filles n’en tiraient aucune joie, elle essayait de les mordre dès qu’elles arrivaient avec l’étrille. Kurt était passé chaque jour sans rien ressentir devant la jument dans l’enclos. Il pensait que sa place était là. Lorsqu’il a compris que la bête était devenue indésirable, il a vu qu’elle avait un amour intransigeant et radical pour la vie que voulait détruire Ib. Il a donc offert une somme incroyablement élevée à Ib, qui souhaitait punir l’animal de ne pas s’être soumis à ses filles ; il fallait ça pour qu’il accepte de déplacer la jument vers un autre enclos, à côté de celui où elle avait été jusque-là.

 

Maggie lui lance un drôle de regard chaque fois qu’il descend le sentier en direction de l’enclos de Turner. Il se demande si elle n’est pas jalouse qu’il pose sa joue contre le poitrail chaud, au poil ras. C’est une femme étrange qu’il a traînée jusqu’ici. Elle ne prête guère attention aux autres personnes. Si on la présente à un ou une amie, elle tend la main mais on sent bien que cela la traverse sans laisser de trace. Pourtant elle s’intéresse à la relation qu’il entretient avec Turner. Son regard en dit long quand il revient de l’enclos, mais Kurt ne veut pas se donner la peine de chercher à comprendre ce qu’il y a derrière. Si Maggie ne comprend pas, c’est son problème, lui ne peut réfléchir au calme qu’avec Turner.

 

Une idée a commencé à germer en lui. Il veut être libre. Dès que le soleil se lève, il décide sans hésitation de quitter une fois pour toutes sa vie d’employé. De cesser de conduire les bus des autres. Il veut mettre un peu d’argent de côté chaque jour, quitte à faire un autre boulot en plus, le soir s’il le faut, comme ça il finira par avoir les moyens d’acheter un vieux bus et de monter sa propre affaire. Ses pensées s’échappent vers Turner, il sent qu’elle aussi veut être libre.