Les insectes bourdonnent au-dessus de l’eau basse des douves de Nyborg. Les lilas exhalent presque une puanteur sur la place où une famille, épuisée par la chaleur, mange chacun penché au-dessus de sa pizza.

 

Dès que j’ai vu la ferme, j’ai su que l’homme aux cheveux blancs n’en avait plus pour longtemps. Il m’a donné ce qui restait de lui-même pour pouvoir plus facilement s’en aller. Je crois que c’est pour aujourd’hui. Ce sera une mort dense et silencieuse dans sa chambre de maison de retraite médicalisée.

 

Il s’allonge pour la sieste et disparaît à ses propres yeux.

 

Pour l’instant, il est assis dans le fauteuil. Ce n’est pas vraiment comme ça qu’il dresse le bilan de sa vie. Il se contente de faire négligemment des allers et retours entre les personnes qu’il a perdues.

 

Il a vu Bent la dernière fois à l’enterrement de Jovan. C’était peu après la mort de Maggie. Terrible d’être assis une nouvelle fois sur un banc aussi dur, près d’un cercueil.

 

Il régnait une atmosphère fébrile, nerveuse, à ces repas de funérailles. La plupart avaient su seulement après sa mort que Jovan avait le sida. Personne ne savait trop quoi se dire par-dessus les tables. Puis les gens avaient discuté en petits groupes à voix basse pour savoir qui avait été avec qui et dans quelles conditions.

 

Bent et Kurt s’étaient rendus ensuite au Mågen, un nouveau bar sur le port qui ressemblait à tous les autres lieux où ils avaient leurs habitudes.

 

Ils s’étaient querellés pour une question d’argent. Qui au fil des années avait payé le plus ? Ils avaient fini par se réconcilier. Aucun d’eux n’y accordait de l’importance du moment que l’autre faisait de même. Le reste de la soirée s’était déroulé agréablement. Il y avait une tendre gravité dans la boisson, une humilité d’être encore en vie et d’avoir l’autre sur qui compter.

 

Mais, dans les mois qui suivirent, aucun des deux n’appela. Ils perdirent l’habitude d’être ensemble et l’idée de se revoir leur parut de plus en plus incongrue. Il leur arrivait de se croiser, mais Kurt ne sortait plus guère, puis Bent déménagea à Odense.

 

Kurt ne sait pas quand ses propres parents sont morts, mais ils doivent être morts à l’heure qu’il est.

 

Il s’est fâché avec tous ses frères et sœurs. Contrairement à lui, ils ont réussi à passer outre leur colère vis-à-vis de leurs parents. C’est plus facile d’avancer dans la vie si on oublie.

 

Mais Kurt ne parvient pas à oublier ; d’ailleurs il était le petit dernier, celui qui a occasionné le plus de dommages, puisque c’est surtout à cause delui que l’argent ne suffisait pas. Surtout à cause de lui, car s’il n’était pas né tout le monde s’en serait mieux sorti.

 

Lui-même a mis trois enfants au monde.

 

Il y a Flemming. Mette, qu’il a eue avec Ulla. Et Sofie, la seule qu’il voit de temps en temps.

 

Il a dû confier Flemming à un orphelinat. Il avait réussi à tenir trois ans, puis il n’avait plus supporté d’infliger à l’enfant d’avoir à peine de quoi manger et, le plus souvent, de rester le ventre vide.

 

L’orphelinat était situé dans un grand bâtiment en briques rouges. Une femme les avait accueillis, conduits dans le dortoir jusqu’au lit où le nom de Flemming était écrit sur une petite pancarte. Kurt posa le sac à dos au pied du lit et fit de son mieux afin de ne pas penser que c’était tout ce qu’il laissait à Flemming.

 

Main dans la main, Flemming et lui suivirent la femme qui ouvrait les portes les unes après les autres, faisait un geste du bras en nommant les différentes pièces. Dans le dortoir, Kurt prit son enfant dans ses bras. Flemming se cramponna à lui, Kurt pleura, mais sans bruit afin que Flemming ne s’en aperçoive pas.

 

Comment a-t-il réussi à s’arracher à cette étreinte ? Cette question n’a cessé de le tarauder. Pas comme ça directement, mais comme une douleur lancinante qui part de sa poitrine et descend jusque dans son bas-ventre.

 

Il se dégagea, ses entrailles crièrent quand il ouvrit la porte et fit un signe de tête à la femme qui attendait dans le couloir, oui, Flemming et lui avaient pu se dire au revoir maintenant.

 

Devant l’entrée principale, la femme s’agenouilla et posa un bras sur les épaules de Flemming, ils agitèrent tous deux la main en voyant s’éloigner Kurt qui, dès qu’il eut quitté le jardin et tourné au coin de la rue, s’effondra sur le trottoir et vomit, la tête à moitié enfoncée dans une haie.

 

Pendant longtemps il se réveilla la nuit, en sueur, croyant avoir entendu crier Flemming. Il cherchait à le prendre dans ses bras, à l’endroit où le lit avait été et comprenait, une fois de plus, que Flemming n’était plus là.

 

Il s’était écoulé moins d’un an quand il reçut une lettre de l’orphelinat. Un couple désirait adopter Flemming. C’étaient de bonnes personnes, écrivait la responsable, lui était pasteur et elle était maîtresse d’école, ils vivaient à Rungsted et possédaient un jardin magnifique. Difficile, ainsi se terminait la lettre, d’imaginer meilleur foyer.

 

La dernière phrase était particulièrement tyrannique. Le meilleur foyer n’aurait-il pas été celui que Kurt aurait pu donner à Flemming, si seulement il avait eu un peu d’argent ?

 

Mais Kurt ne pouvait rien trouver à objecter ; il pleura quand il écrivit dans sa réponse que c’était un bonheur de lire la lettre de la responsable.

 

Il ne sait pas ce qu’il est advenu de Mette.

 

Elle devint l’enfant d’Ulla quand il quitta Ulla.

 

Tous les six mois, il demandait à un ami de remettre à Ulla une enveloppe avec tout l’argent dont il pouvait se passer désormais et, comme toujours, selon l’ami, elle l’acceptait rageusement.

 

Les quelques fois où il venait à Copenhague, il évitait de croiser le regard des jeunes filles qu’il supposait avoir l’âge de Mette.

 

Par ailleurs, Maggie devenait de plus en plus aigrie et supportait de moins en moins tout ce qui pouvait rappeler son précédent mariage. Il ne voulait pas entraîner Mette dans cette aigreur.

 

Sofie aussi lui échappe.

 

Il ne se résout pas à lui téléphoner.

 

C’est au-dessus de ses forces de se projeter plusieurs semaines à l’avance pour convenir d’un rendez-vous avec elle, qui habite Copenhague et ne peut donc pas venir lui dire bonjour en passant par là. Le temps n’est plus le même pour eux ; le sien est interrompu, n’est plus caractérisé par des mots différents, alors qu’elle peut lui poser la question, que dirais-tu de la semaine 37, samedi, et Kurt ne sait pas ce qu’elle entend par là, ni s’il ne sera pas mort avant.

 

Sofie lui téléphone parfois.

 

Alors il est assis dans un fauteuil en osier dans le couloir à l’endroit où se trouve le téléphone pour les résidents, et il se sent mal à l’aise car il y a toujours des gens pour écouter, d’autres personnes silencieuses qui sont aussi assises dans des fauteuils en osier et tricotent ou vous regardent fixement.

 

Il n’a rien à dire dans le téléphone. Lui qui autrefois parlait sans arrêt, n’avait qu’à se lever pour que les mots jaillissent de sa bouche, il n’a rien à dire dans ce combiné stupide.

 

Il regarde le couloir. Il y a quatorze chambres. Des plaques nominatives à côté des portes où il est facile d’effacer le nom et de le remplacer par un autre.

 

Tu devrais avoir un téléphone portable, lui dit Sofie.

 

Il pourrait lui dire qu’il déteste les bidules sans touches, que ça l’effraie qu’on ne puisse pas les ouvrir et jeter un coup d’œil à la mécanique, que personne, selon lui, ne devrait renoncer à contrôler les choses, mais il se contente de répondre que mouais, peut-être.

 

Il est endeuillé depuis si longtemps qu’il ne sait plus ce qu’il fait. C’est devenu une habitude, mais une habitude qui n’a pas pu être remplacée par d’autres, car il est réellement en deuil.

 

C’est la mort de Maggie qui a tout fait basculer. Flemming s’est remis à crier dans les rêves de Kurt et, petit à petit, dans ses journées aussi. Il s’est enfermé dans la chambre à coucher et a tenté de faire sortir les larmes de sa tête en la secouant.

 

Seule la réprobation de Maggie l’avait fait rester à sa place. Quand son regard ne se posa plus sur Kurt pour le maintenir sur terre, il n’y eut plus de frontières ; il se disloqua complètement.

 

Peu de temps après sa mort, ce fut la faillite. La banque le possédait jusqu’aux caleçons. Elle avait le droit de prendre tout ce qui était à lui. Il fut contraint d’abandonner la ferme.

 

Pendant pas mal d’années, il vécut dans un petit appartement du centre de Nyborg.

 

Il passa un accord avec l’épicier pour que les marchandises lui soient livrées, il n’était plus vraiment nécessaire qu’il sorte.

 

Quand le monde extérieur se rappelait à lui, c’était le plus souvent sous forme d’enveloppes à fenêtre. Il posait les lettres sur la table basse et ne les ouvrait pas. Parfois, il les balayait du bras, sans les regarder, et les faisait tomber dans un sac plastique qu’il refermait vite et jetait.

 

L’argent qu’il avait eu autrefois se moquait de lui sous l’aspect d’un téléviseur qu’il possédait encore et qui, à l’époque, avait été le modèle le plus cher du magasin.

 

Puis on lui coupa l’électricité. En arrivant un soir à l’improviste, en frappant à sa porte et en voyant Kurt lui ouvrir avec une lampe frontale et la faire entrer dans l’appartement sombre, Sofie décida que tout son courrier lui serait dorénavant réexpédié.

 

Ce fut aussi Sofie qui insista pour qu’il aille en maison de retraite médicalisée.

 

En réalité, c’est une agression d’aller vivre dans un tel endroit, où il sent qu’à tout moment quelqu’un peut s’imposer près de lui et faire des révélations à son sujet. Sa vie ici se réduit à une suite de positions – lui-même dans le fauteuil avec les jambes relevées, lui-même allongé dans le lit, lui-même tenant un couteau et une fourchette – qui servent à éviter qu’on voie ce qu’il veut réellement ; il ignore lui-même ce que c’est.

 

Quand il a emménagé, il n’a voulu emporter qu’un seul carton. Il n’a voulu dire à personne ce qu’il contenait. Ce sont des reliques. Une cuillère que Maggie a laissée sur la table de la cuisine, le matin où elle est partie pour l’hôpital. Une petite trousse de maquillage qu’il a rarement ouverte, de peur de laisser échapper quelque chose et de le perdre. Mais il sait ce que les rouges à lèvres sentent, c’est une odeur indéfinissable, bleutée, rien d’autre ne sent comme ça. Dans le carton, il y avait aussi le dessin de Sofie d’un tigre. Il l’a accroché au-dessus du lit. Il aime bien s’imaginer avoir la vie du tigre, cette vie libre au milieu des palmiers. Les rares fois où Sofie vient lui rendre visite, c’est une des choses qu’il fait. Il montre du doigt le dessin et dit : C’est toi qui l’as fait. J’y suis très attaché.

 

Et maintenant, il va donc mourir.

 

Je ne sais pas si lui-même le remarque car il dort. Sa poitrine s’immobilise, il n’inspire plus d’air.

 

Sofie arrive quelques heures plus tard. Elle se force à caresser les cheveux de son père mort. Elle a la tête vide. Ou, s’il y a quelque chose dedans, c’est un océan, une infinité de mollusques transparents.

 

Puis elle échange quelques mots avec une infirmière. Un peu sur le défunt, sur la mort, comment elle est survenue, et un peu plus sur les démarches pratiques qui l’attendent, sur l’endroit où son père doit désormais être transféré et combien de temps ils pourront le garder là-bas.

 

Quelque chose se précipite en elle et s’écoule par-derrière quand elle referme la porte, laissant son père dans le lit.