Les hommes reviennent toujours dans les lieux où, à la faveur d’une première incursion, ils ont rencontré et pris des épouses
L’interprète, au garde-à-vous, écouta religieusement le capitaine blanc ; puis exécuta un salut, un demi-tour, trois pas cadencés, s’arrêta à deux pas du roi, s’esclaffa de la façon dont l’hyène, dans les nuits de la lointaine brousse, ricane en sortant de la caverne ; puis m’apostropha.
– Keita ! Keita ! Le savez-vous ? (L’impertinence du ton me stupéfia.) Le savez-vous ? Après le combat entre deux lutteurs qui ont tous les deux pour totem le caïman, le saurien du vaincu devient un vil margouillat. Le caïman-totem des Noirs s’est avili, réduit en margouillat ; celui de la France émerge en plein crocodile car, avec la capture de Samory, les nazaréens français instaurent leurs paix et force dans toute la Négritie, du sud au nord. Gloire et joie aux vainqueurs ! Malheur aux vaincus !
J’allais répliquer, mais l’interprète me fit signe ; je n’avais pas la parole.
– Le salut d’un Blanc français n’est pas Salam alekou comme chez nous les musulmans, mais « l’esclavage est fini ».
Il salua le drapeau français qui flottait au sommet du mât et, en nous le désignant, déclara :
– Regardez bien ce drapeau, aimez-le, retenez bien ses trois couleurs ; jamais plus il ne vous sera permis de les ignorer. Sur les terres et les mers sur lesquelles elles flottent, il n’y a pas d’esclavage ; pas un esclave dans un pays conquis par la France.
J’allais demander : « Comment sans esclaves peut-on dans un pays… » Mais l’interprète ne me permettait toujours pas de l’interrompre.
– Je traduis les paroles d’un Blanc, d’un Toubab. Quand un toubab s’exprime, nous, Nègres, on se tait, se décoiffe, se déchausse et écoute. Cela doit être su comme les sourates de prière, bien connu comme les perles de fesses de la préférée.
Le capitaine alla s’installer dans le hamac vide derrière lequel étaient alignés les gradés et au pied duquel se tenaient deux éventeurs. L’interprète s’approcha et admonesta le griot Diabaté. Il le laissait parler seul comme un esclave ; il n’accompagnait pas ses dires, ne les reprenait pas, ne les commentait pas comme ceux d’un noble. Le griot s’excusa ; il ignorait que le langage de la force et du pouvoir blancs avait besoin de la voix des griots pour s’imposer.
– Le pouvoir, qu’il soit toubab ou nègre, est la force. Les louanges sont indispensables à la force comme la parure l’est à la belle femme, rétorqua l’interprète avant de dire et commenter les instructions du capitaine.
Les deux Blancs, des sous-officiers mulâtres, des tirailleurs et lui-même, l’interprète resteraient définitivement à Soba : « Celui qui craint la destruction de ses épis par les singes demeure dans son lougan. » Et quand les Blancs et leurs suivants résidaient dans un pays, cela était un grand événement.
La loi de l’hospitalité exigeait des habitants qu’ils fournissent assez de grains, de légumes, de condiments, de volailles, de moutons et de bœufs. Un couple de porteurs et un hamac en permanence seraient affectés à chaque Blanc et à chaque gradé noir : « Donc à moi, Soumaré, j’ai le rang de brigadier-chef. » Les Blancs et les Noirs qui leur étaient proches ne marchaient pas à pied ; les tirailleurs n’avaient pas droit aux hamacaires : « Leurs pieds de Nègres ne souffrent pas des chiendents. » Les couples de porteurs destinés aux Blancs et aux mulâtres seraient complétés par des éventeurs : « Car la peau du Toubab, comme du beurre de karité, fond au soleil et celle des métis est à demi blanche. » L’interprète conseilla à Keita d’affecter, volontairement, des éventeurs aux gradés noirs qui, réglementairement, n’y avaient pas droit : « Ce n’est pas parce qu’on est nègre qu’on ne souffre pas du maudit soleil de notre damnée Négritie. »
« Ceux qui nous ont vaincus sont en sagesse et en savoir plus riches que nous. A plus sage et savant que soi, on offre ce qu’on a de mieux : les plus belles femmes du pays. » Vingt de ces femmes seraient des vierges et parmi ces vierges cinq seraient de jeunes Peules à la peau blanche et au nez droit.
« Ceux qui nous ont vaincus sont plus nobles et bénis que nous. A des héros bénis, on propose des demeures meilleures que les nôtres ; les leurs doivent être plus grandes et hautes. » Pour bâtir les résidences des Blancs et le camp, seraient réquisitionnés les meilleurs maçons, forgerons, sculpteurs, couvreurs du pays.
Trois jours après, le capitaine inspecta le tribut apporté par ceux de Soba. Manifestement, il parut content. Publiquement, l’interprète félicita le roi et les notables et en profita pour nous apprendre le nom de l’opération : les prestations. Les bêtes, les choses et les vivres fournis constituaient des prestations. Les hommes, les garçons et les jeunes filles réquisitionnés étaient des prestataires. Faute de trouver le mot correspondant en malinké, l’interprète utilisa dans notre langue le mot « prestataires » que le griot eut de la peine à articuler et à changer en pratati. Le roi eût aimé savoir ce qu’étaient des pratati, mais l’interprète lui fit signe d’attendre et se mit à converser avec le lieutenant. Brusquement, il commanda qu’on l’écoutât (nous étions déjà, tous, tout oreilles) et, dans une attitude de sermonnaire, se mit à regarder tour à tour le ciel et la terre. Plus tard nous saurions que c’était là son attitude favorite quand il avait une communication importante à traduire. Un moment il s’arrêta, regarda fixement l’assistance et ordonna au griot de répéter haut ce qu’il allait énoncer.
– Les Blancs sont bons. Qui sous un arbre dira le contraire verra la foudre fendre l’arbre.
– Le Blanc est bon, se contenta de crier le griot.
– Le nazaréen est bon, très bon : les hommes, les jeunes filles et les garçons réquisitionnés ne sont pas des esclaves. Le Blanc a aboli l’esclavage.
Nous fûmes heureux de savoir que nos enfants, sœurs et frères réquisitionnés ne seraient pas emmenés.
– La prestation dure deux semaines ; ensuite, le réquisitionné est relevé, libéré et renvoyé chez lui.
Le lieutenant sélectionna, parmi les filles peules vierges, les quatre ayant la peau la plus claire et le nez le plus droit ; elles furent réservées aux deux Blancs. L’interprète commanda qu’on les conduisît au marigot et les nettoyât dans tous les recoins et particulièrement sous les cache-sexe ; elles étaient trop sales pour être consommées crues.
Les prestataires furent regroupés et chargés de vivres. Les tirailleurs les encadrèrent, tirèrent une salve en l’air et démarrèrent. Nous les regardâmes monter vers le bivouac avec nos vivres, nos fils, nos femmes et nos enfants, et tout de suite nous comprîmes qu’ils allaient revenir. Les hommes reviennent toujours dans les lieux où une première incursion leur a fait gagner des épouses. Chaque conquérant, ce jour-là, s’était attribué une femme. Après la sélection des vierges destinées aux Blancs et aux mulâtres, l’interprète et les gradés noirs s’étaient réparti les vierges à la peau noire et au nez épaté. Le rébus constitué de jeunes femmes, généralement des esclaves, mais dont aucune ne totalisait plus de trois maternités, avait été comme des mousquetons, indistinctement distribué aux tirailleurs.
Nous n’attendîmes pas longtemps ; le vendredi suivant, Djigui et ses hommes trouvèrent l’interprète devant le bureau.
– Les Blancs et les mulâtres se consultent, expliqua-t-il. Le capitaine est satisfait ; il le dit. Tous les hôtes le sont ; on le voit. C’est vrai comme la paume de la grenouille ; en réglant les préoccupations nocturnes de l’hôte, on règle en grande partie celles du jour. Votre pays sera célèbre et vous deviendrez, vous, Djigui, un grand chef.
Le capitaine arriva.
– Les filles ont été extraordinaires ; beaucoup de mes tirailleurs, gradés et moi-même conservons comme épouses celles qui nous ont été envoyées pour quinze jours. C’est une chance pour elles et pour Soba. Nous ferons de nombreux mulâtres, des demi-Blancs pour Soba qui sera une grande ville et vous un grand chef.
L’interprète, qui était figé dans son interminable garde-à-vous, exécuta le repos, se retourna vers Djigui et traduisit les félicitations par :
– Vos prières sont exaucées, vos sacrifices acceptés. Djigui, vous avez de la chance ; on mettrait le monde entier dans une gourde, des chanceux comme vous y obtiendraient assez d’espace pour suspendre leur hamac. Le Blanc prédit de grands honneurs et même le titre de chef des chefs.
Il se remit longtemps au garde-à-vous, le capitaine lui parla puis le congédia.
– Diabaté ! Diabaté ! s’écria-t-il. Répète pour que Keita l’entende bien. Le Blanc a annoncé quelque chose d’important.
– Important et nombreux, ajouta le griot.
– Le Blanc a dit que les prestations ont réussi, mais qu’elles ne sont rien ; rien que la croupe d’un éléphant.
– Quand tu as entrevu, dans un fourrage, la croupe d’un éléphant, tu dois deviner que ce que tu as aperçu n’est qu’une insignifiante partie de la bête, commenta le griot.
L’interprète expliqua pourquoi les pratati du griot n’étaient rien. Elles ne faisaient pas gagner de l’argent. Elles n’étaient pas le grand dessein de la colonisation ; ce dessein s’appelait la civilisation que, faute de mot correspondant, il traduisit par « devenir toubab ». Les mots firent sursauter Djigui. L’interprète rassura tout le monde en expliquant que civiliser ne signifie pas christianiser. La civilisation, c’est gagner de l’argent des Blancs. Le grand dessein de la colonisation est de faire gagner de l’argent à tous les indigènes. L’ère qui commence sera celle de l’argent.
– Quand il t’échappera un pet avec de l’argent, tout le monde s’en accommodera ; mais, sans argent, on te rossera. Quand tu te coucheras et t’assoiras sans argent, tu ne seras ni couché ni assis.
– C’est encore plus que ça, ajouta l’interprète ; quand tu invoqueras… Sans argent.
– Quoi ! Même le Tout-Puissant ?
– Vrai comme une noix de cola blanche.
Avec le sourire, l’interprète regarda fixement Djigui et expliqua que sans argent les prières ne vaudraient pas les paroles futiles et mensongères d’un mangeur de haricots… Puis, avec le sérieux qu’exigeait la situation, il exposa que rien ne serait plus vrai ou bon ou bien sans argent et que pour être vrai, bon ou beau il faudrait posséder l’argent. Devant le regard interrogateur et sceptique du roi, il baissa le ton et minutieusement exposa ce qu’il appela « les paroles de l’argent du Blanc qui sont plus nombreuses que mille millets et leurs milliers de plumes ».
– La semaine prochaine, un Blanc tiendra un comptoir à Soba. Chacun pourra y échanger son or et ses ivoires contre des billets de banque et des pièces de cuivre. C’est cela, l’argent du Blanc, qui aura cours dans toute la Négritie et remplacera vos cauris et pièces d’or. L’argent sera dur à acquérir pour un Noir ; impossible pour un Nègre fainéant.
L’interprète un instant souffla, d’un rapide regard circulaire s’assura que tous les Nègres le suivaient.
– Comme le besoin d’évoluer n’a jamais résidé dans la tête du Noir, il faut l’amener à vouloir la civilisation, à rechercher l’argent plus que le gibier, plus que l’amitié et la fraternité, plus que les femmes et les enfants, plus que le pardon d’Allah. Et pour cela le Blanc a deux lois.
– Deux comme les deux lèvres de la féminité, s’écria Djéliba en souriant pour détendre l’atmosphère.
– Juste… juste…, acquiesça l’interprète. La première s’appelle l’impôt de capitation. Il sera demandé à chaque chef de clan de s’acquitter d’un impôt pour chaque membre du clan qui prend et lâche l’air. Cet impôt est l’impôt du prix de la vie.
Soumaré se tut un instant, se tourna vers Djigui, adopta son attitude sermonnaire et menaçante, puis en détachant les mots annonça :
– Celui qui n’a pas l’argent pour s’acquitter de l’impôt du prix de la vie le paiera quand même.
– C’est comme les paroles du refrain de la chanson.
En fredonnant, Djéliba récita :
Si tu n’en as pas : tu en auras quand même.
Si tu n’en veux pas : tu l’aimeras quand même.
Si tu ne peux pas : tu le réussiras quand même…
Soumaré démontra comment les chefs qui n’avaient pas d’argent parviendraient quand même à payer l’impôt du prix de la vie. Ils seraient enfermés dans des cases où on les enfumerait avec du piment et, si la toux ne parvenait pas à leur arracher l’argent, on mettrait des braises sous leurs pieds et dans leurs mains. Avec le feu et le piment…
– Soumaré ! Soumaré ! cria le griot pour interrompre et louanger l’interprète. Avec deux éléments les plus brûlants des matières, nul ne saura résister ?
– Avec le piment et le feu ils vendront leur or, poursuivit l’interprète. S’ils n’ont pas d’or, ils se sépareront de leur bétail ; s’ils n’ont pas d’animaux, ils vendront leurs filles, leurs femmes, leurs cache-sexe. Tout le monde doit savoir qu’il est préférable de consommer de son totem plutôt que de refuser de payer l’impôt de capitation. Allah pardonne ; le Toubab, jamais, au Nègre qui ne s’acquitte pas de son impôt.
– Soumaré ! Soumaré ! s’écria le griot.
– La deuxième loi du Blanc est la recherche du confort. Le Blanc « nazara » n’hésite pas à faire le bonheur de l’autre quand même celui-ci ne le désire pas. On ne circoncit pas sans mutiler et faire saigner. Les bienheureux seront les indigènes qui après le paiement de l’impôt de capitation auront de l’argent de reste pour se procurer du confort ! Ils pourront se civiliser en achetant au comptoir : des miroirs, parapluies, aiguilles, mouchoirs de tête, plats émaillés et des chéchias rouges avec des pompons, plus belles que celles des tirailleurs.
L’interprète salua le Blanc, exécuta un demi-tour à droite, continua à parler de l’argent et de la civilisation sur le même ton de prédicateur.
– Le paradis, c’est au ciel pour les élus. Sur terre ici-bas, ce qui est le plus rapprochant, c’est avoir de l’argent. Comme le Tout-Puissant pour ses fidèles, la France n’institue pas d’obligation pour ses indigènes sans leur donner les moyens de les satisfaire. Pour gagner de l’argent, trois besognes sont offertes aux Nègres. Trois comme les trois ?
– Les trois de la masculinité ; les deux… Et le magistral qu’on circoncit, s’exclama le griot d’un trait.
– Juste, juste. Et comme ces trois, deux rabougris et frustrés resteront toujours en surface. (L’interprète promena un regard pour trouver un œil ou un geste approuvant sa grossièreté, en vain.) La première besogne est le labour et la cueillette des produits de rente. Il sera demandé à chaque chef de clan, en même temps que l’impôt de capitation et avec les mêmes soins (c’est-à-dire avec le feu et le piment), de vendre au Blanc qui tient le comptoir des mesures de coton, d’arachide, de karité et de gomme. Celui qui n’a pas les quantités les aura quand même. Les paysans qui, par peur de la famine, consacreront beaucoup de journées à planter le mil et le manioc manqueront à la moisson de produits de rente et s’en mordront les doigts de regret. Les deux autres besognes pour devenir riches ne se disent pas – c’est un secret – mais se vivent.
La nuit, avant l’appel du muezzin, dans les concessions, le bruit courut que les Nazaréens avaient investi les portes de la ville et posté les tirailleurs le long du tata. Le matin, les premiers qui tentèrent d’aller au lougan revinrent nous apprendre que les tirailleurs ne laissaient sortir que les femmes et les enfants ; tous les mâles circoncis étaient systématiquement refoulés. En début de matinée, les patrouilles de tirailleurs, en tirant en l’air, descendirent dans les quartiers, les ratissèrent concession par concession. Les habitants terrorisés furent refoulés et regroupés au Bolloda.
A Soba, tout se comptait et se pratiquait par classe d’âge. Dès que le jeune garçon atteignait ses quatorze ans, il était circoncis et entrait dans l’association ton pour sept ans. Vers vingt et un ans, il était incorporé dans le lo, le service militaire. Vers vingt-huit ans, il participait à la danse n’koron avant de passer à trente-cinq ans pour un vieux qui, ayant tout appris, su, entendu et pratiqué, méritait le respect.
Tous les membres des ton, lo, n’koron et tous les vieux de Soba étaient là au Bolloda vers l’heure de l’ourébi. Les nazaréens arrivèrent : le capitaine en personne, le lieutenant, une douzaine de gradés mulâtres et noirs et l’interprète en hamac, portés par des prestataires. Lorsqu’ils mirent les pieds à terre, les tirailleurs qui les accompagnaient tirèrent une salve. Nous tremblâmes de peur. Guidés par l’interprète, les « Nazaras » se livrèrent aux salutations d’usage ; Djigui eut le salut digne de son rang. Le capitaine s’installa à droite du roi. Les vieux furent séparés et regroupés à droite. L’interprète, le lieutenant et l’infirmier-major procédèrent à un tri parmi les jeunes et les adolescents. L’interprète expliqua que les triés étaient désignés pour les travaux forcés.
Les travaux forcés étaient la deuxième besogne qui permettait aux Noirs d’entrer dans la civilisation. Les réquisitionnés iraient travailler pendant six mois dans les mines, les exploitations forestières et agricoles des Blancs. Les travaux forcés n’étaient pas l’esclavage : les travailleurs forcés seraient nourris, logés, vêtus et rémunérés. A leur départ, ils auraient un couvre-pieds ; au retour, un pécule, c’est-à-dire de l’argent, qui leur permettrait de s’acquitter de l’impôt de capitation et d’acheter des miroirs et des aiguilles ; autant de choses qui civilisent.
L’interprète et le major procédèrent à un choix parmi les triés, à une sélection parmi les choisis et élurent parmi les sélectionnés les quatre mâles ayant la taille de fromager, la poitrine de lion, la dentition de caïman et la santé de taureau. L’interprète les présenta au capitaine qui, après les avoir examinés, décocha un sourire de civilisé satisfait. Soumaré se tourna vers les élus et emphatiquement leur annonça :
– Vous avez gagné la troisième besogne, la virile, la meilleure. Vous entrerez dans les tirailleurs. Même dans les flammes de l’enfer, il existera un arbre qui prodiguera de l’ombre à quelques chanceux. Les tirailleurs appartiennent aux bienheureux qui seront à l’ombre pendant tout le règne du Blanc.
« Vous serez les mieux nourris, les mieux logés, les mieux payés. Vous pourrez arracher aux autres indigènes leur nourriture, leurs bêtes et leurs femmes. Ce ne sera pas un péché : Allah pardonne les fautes commises par les hommes qui ont les armes et le pouvoir.
Le fluet interprète commanda aux quatre mastodontes ; ils se penchèrent pour l’écouter ; il leur chuchota :
– Attention ! La taille, la poitrine et la santé ne suffisent pas pour être un bon tirailleur. On entre dans les tirailleurs comme dans un bois sacré ; on rompt avec son clan, sa famille, son groupe d’âge ; on vend son âme aux Blancs et on cesse d’avoir de la compassion pour le Nègre. Allah a fait le vaincu et a dans Ses mains le destin des défaits.
Les chefs de clan avaient été séparés des autres vieux et regroupés à droite du roi. Rassemblement de vieillards valétudinaires dont les mieux portants s’appuyaient sur des bâtons, alors que les autres pour qui le palabre semblait interminable somnolaient. L’interprète commanda au griot de commenter et de crier ce qu’il allait révéler, afin que tous, même les sourds, l’entendent bien et jamais n’ignorent ce qui serait énoncé.
– Maintenant qu’on vous a enseigné les lois des Blancs et les besognes des Nègres, vous êtes assez sagaces pour percevoir qu’un arbre qui produit des fruits a des branches ; que les branches sont sorties d’un tronc qui plonge par les racines dans un sol qui reçoit de l’eau. Vous avez deviné que les prestataires, les travailleurs forcés et les tirailleurs seront accompagnés de jeunes femmes solides pour cuire le mil et que ce mil et les condiments viendront de vos greniers. Vous êtes assez perspicaces pour percevoir qu’un margouillat ne se taille pas une culotte sans aménager un trou pour la sortie de la queue : vous avez entrevu que les prestataires, les travailleurs forcés et les tirailleurs ne pourront pas déserter. Ô Diabaté ! Que du nord au sud du grand Mandingue, les griots le chantent, les tam-tams des initiés le répètent, afin que nul ne l’ignore. Le chef du clan du déserteur recevra vingt coups de fouet et un des frères du déserteur sera requis. Que le déserteur soit sans frère, son chef de clan sera puni de cinq coups supplémentaires, chacun des oncles, de vingt coups, et un de ses cousins sera mobilisé. Que, par double malchance, il soit sans cousin, alors son chef de cour méritera cinq coups encore, les oncles, cinq coups supplémentaires, chaque chef de clan du village, vingt coups et un de ses frères classificatoires le remplacera.
Les vieillards se regardaient. C’était aussi vrai que l’eustache du circonciseur que personne parmi eux ne pourrait, après les épreuves du feu et du piment, survivre aux vingt plus deux fois cinq coups de fouet.
L’interprète expliqua que la désertion serait inutile. Elle ne pourrait jamais aboutir. L’indigène serait dans son canton comme un cob dans une brousse cernée par les archers et les chiens ; impossible d’en sortir sans se faire abattre ou capturer. Aucun Nègre ne pourrait quitter son canton, sans laissez-passer… sans laissez-passer… (le fluet bonhomme, obnubilé par l’expression, la répéta trois fois de suite) : le laissez-passer se porte comme une amulette et, comme l’amulette, protège contre le mauvais sort. Mieux, il sera le seul talisman qui sera efficace contre le mauvais sort que l’indigène pourrait encourir dans les terres conquises par le Blanc.
L’interprète s’approcha du roi et conclut : « Quand Soba appliquera les lois du Blanc et les besognes du Nègre et toutes leurs implications, vous deviendrez un grand chef ; les griots chanteront pour l’éternité le panégyrique des Keita. »
Ce fut là un mensonge aussi gros que les immeubles que le Blanc allait bâtir ; mensonge dont Djigui très souvent se souviendrait. Ce qui advint fut tout autre ; de l’urine de ceux de Soba sont sortis les crocodiles qui les ont mordus.
La première réalisation des nazaréens à Soba fut le bureau du commandant. On l’appela le « Kébi », ce qui signifie « les briques », parce qu’il fut le premier bâtiment en brique cuite du pays. Le mot fut adopté par tout le Mandingue et devint en malinké l’appellation des sièges des administrations coloniales.
Les gradés mulâtres et les tirailleurs noirs dirigèrent les travaux de la construction du Kébi avec des soins frôlant la manie. Ils se déplaçaient à travers les chantiers en hamacs ou à cheval et l’essentiel de leur travail consistait à chicotter les travailleurs forcés. Quand ils se lassaient de frapper, ils mettaient les pieds à terre et s’alignaient. Le premier se saisissait d’une brique, l’examinait, la passait au second qui l’inspectait à son tour et la transmettait au troisième, puis au quatrième et même parfois au cinquième et le plus haut gradé mulâtre rejetait ou retenait la brique.
Le Kébi de Soba existe toujours comme il a été bâti, sauf le toit de paille qui a été remplacé par des tôles ondulées. Grande bâtisse coloniale blanche avec, tout autour, de larges vérandas limitées par des piliers massifs qui soutiennent des arcades étroites. Des balustrades clôturent une terrasse large de plus de quinze pas qui va de l’entrée principale jusqu’à de vieux manguiers lépreux pleins de fourmis. On a de la peine à croire que sa construction ait été faite avec tant de soin, au prix de tant de souffrance, de peur et même d’une douzaine de morts.
Le Kébi monté et couvert, les visites de vendredi du roi de Soba aux nazaréens, la cérémonie la plus caractéristique du règne de Djigui, s’organisa et se figea dans des rites rigoureux.
Le dernier alphatia de la grande prière de vendredi prononcé, le roi changeait de visage. Les traits se creusaient, les yeux rougissaient, la respiration devenait saccadée. Un bref silence s’instaurait ; tous les yeux se levaient et interrogeaient Djéliba qui se redressait et, à pas mesurés, toujours dans un de ses grands boubous d’un blanc immaculé, contournait la mosquée, s’éclipsait après l’angle de la bâtisse, réapparaissait sur son cheval caracolant, et s’arrêtait au milieu du parvis. Là, Diabaté, l’ex-griot de Samory, égrenait quelques notes sur sa cora, brusquement s’interrompait, se redressait sur les étriers et, comme si c’était au ciel, à Allah même qu’il s’adressait, vocalisait de toute la force des nerfs du cou le chant des monnew. Djigui sursautait, se redressait en colère, abandonnait le tapis de prière, et se pressaient d’innombrables bras serviles pour le hisser sur la selle de Sogbê qu’un sofa précipitamment avait amenée à la porte de la mosquée. Tous mes séides et sofas m’imitaient ; le griot changeait de ton, d’allure, d’attitude, de rythme. En tête de tout mon monde, dans une folle calvacade et un nuage de poussière, évitant de justesse les acclamateurs trop hardis qui débordaient, nous montions au Kébi où l’interprète m’introduisait seul dans le bureau du commandant alors que, dehors, sous les manguiers, à mon signal, se taisaient les chants, la musique et les cris de louanges des Keita.
Je répétais lentement et de la même voix cassée et résignée :
– Le roi de Soba, Djigui Keita, vient vous saluer. Voilà renouvelé pour cet autre grand jour de vendredi, jour d’Allah par excellence, le serment d’allégeance de la dynastie des Keita. Dans ma bouche est le mot paix et celui de remerciement aussi ; rien ne vaudra jamais aussi grand et nombreux que la paix.
L’interprète me retraduisait la réponse du capitaine.
– Le Représentant de la grande Puissance victorieuse et miséricordieuse, la France, reçoit le serment, note votre fidélité à mon pays, votre amitié pour la grande œuvre humanitaire et civilisatrice que nous bâtissons au Mandingue.
Le Blanc énonçait des instructions et des ordres ; l’interprète les répétait et les commentait.
– Les lois du Blanc, les besognes des Nègres et leurs corollaires ont déjà été énoncés ; un petit remuement des lèvres suffit pour les faire entendre et les appliquer.
A un signe de l’interprète, pour un nouveau chantier, nous offrîmes des tirailleurs, des travailleurs forcés, des femmes à cuire, des vivres, des porteurs… Et des batteurs de tam-tams et de balafons, parce que Soumaré avait estimé que : « Ce qui ne se construit pas dans la fête ne se perpétue pas. » Il avait même ajouté : « Nous, les Noirs, nous avons été mal fabriqués : il faut nous chicotter au rythme des tam-tams pour nous faire bien travailler. C’est à se demander si Allah ne nous a pas créés après les autres races et par dérision. Ces dernières réflexions ne sont pas des dires du Blanc ; elles sont mes propres exégèses. De même que le mil ne se sert jamais sans assaisonnement, il ne faut jamais traduire les paroles sans commentaires. »
Le capitaine, une dernière fois, visita le chantier ; les pailles étaient de bonne qualité ; l’hivernage et les vents ne pouvaient pas les emporter. Il décida que le bâtiment serait l’école. Le maître blanc arriva. Nous l’accueillîmes et lui livrâmes tous les droits du Blanc, de la jeune fille peule vierge aux panca et aux tireurs de panca. Le panca était un écran de toile ou de papier qui se suspendait au plafond pour éventer la chambre.
« L’œuvre de la civilisation commence par l’instruction. Le premier écolier sera le prince héritier qui, dans quatre ans, partira pour l’école des otages, l’école des fils de chefs, expliqua l’interprète. »
Nous amenâmes le prince héritier ; l’interprète s’aperçut de la supercherie. Nous avions filé au maître blanc un petit esclave requinqué à la place du dauphin que l’interprète connaissait et qu’il alla dénicher au Bolloda. Une trentaine d’incirconcis dont beaucoup auraient dû être des fils chefs inaugurèrent l’école du Blanc avec Kélétigui, le premier fils de Djigui.
Malgré les avertissements de l’interprète, nets comme un clair de lune sur un brûlis de l’harmattan, des écoliers s’évadèrent ou furent enlevés. Ils étaient indispensables aux lougan ; ils protégeaient les cultures et les récoltes ; sans eux les récoltes étaient irrémédiablement perdues.
L’interprète resta ferme ; il ne voulut rien entendre, il décida de faire un exemple. Les parents des enfants insoumis furent déshabillés et publiquement fouettés. L’interprète aurait voulu, en plus, les envoyer sur les chantiers de coupe de bois, mais le Blanc s’y opposa et les condamna à suivre, pendant un mois, les cours d’alphabétisation avec leurs petits-enfants. Ce fut pour ces vénérables vieillards une humiliation. Tout le Mandingue en déduisit qu’il était préférable de perdre la moisson que de tenter de récupérer les garçonnets désignés pour l’école.
Nous cuisîmes des briques et édifiâmes deux autres bâtiments. Quand, pendant l’hivernage, il apparut qu’aucune fuite n’existait dans les toits et qu’aucun serpent ne se perdait dans les recoins, nous vîmes surgir de la brousse, dans un hamac porté par quatre gaillards et éventé par trois autres, un Blanc avec la barbe, la pipe, le casque colonial comme un toubib. C’était un vrai Toubab toubib ! Nous le gratifiâmes aussitôt d’un panca, d’un nouveau hamac, de porteurs, de chevaux, d’œufs, de filles peules et surtout… de malades pour son dispensaire. Oui, de vrais malades ! Que pouvaient-ils faire de nos moribonds ? L’islam nous interdit de laisser finir des coreligionnaires entre les mains d’infidèles. Des sorciers hardis – en dépit des monitions de l’interprète et des sicaires –, dans la nuit, se glissèrent entre les cases du dispensaire pour récupérer leurs agonisants. L’interprète trouva ces sorciers téméraires et sauvages ; il ordonna. Les fautifs furent fouettés, torturés et envoyés dans les chantiers du Sud. Nous sûmes que les ravisseurs de malades avaient, là-bas, ramassé les chiques, la toux et mille autres maux comme l’humidité et l’éloignement qui les avaient vidés de leurs sang, humeurs et de toute leur vie. Rien n’y fit, nous n’acceptâmes pas. Nous préférions mourir plutôt que de laisser nos moribonds finir entre les mains des nazaréens. Le toubib comprit et trouva la solution. Les sorciers ravisseurs de malades furent condamnés à vivre au dispensaire où, de visu, ils constatèrent que le Blanc ne vidait pas les malades de leurs forces vitales ni de leurs âmes pour les tuer, qu’effectivement il guérissait le pian, le pied, la main, et le ventre. Tout le Mandingue sut que les nazaréens ne consommaient pas les morts et en déduisit que le toubib et la civilisation guérissaient.
L’interprète, heureux, conclut par une de ses redondances favorites : « Chef Keita, vous êtes vous-même né dans le pouvoir et vous savez que tout cela est clair, licite et humain ; la force est la vérité qui est au-dessus des vérités. »
Ce deuxième vendredi du mois de sorgho, le Blanc parla et l’interprète euphorique s’exclama :
– Tjogo-tjogo ! Tjogo-tjogo !
– Que signifie tjogo-tjogo ? demanda le Blanc.
– Cela signifie coûte que coûte dans notre langue.
En criant le mot de ralliement tjogo-tjogo, tout Soba se rassembla, le lendemain matin de bonne heure, dans la brousse, à l’ouest de la ville. Les Blancs, les mulâtres et les gradés noirs dans des hamacs. Les Blancs étaient flanqués des éventeurs et suivis de leurs maîtresses peules en hamac également. Djigui, sa cour et les sicaires étaient à cheval. Les Blancs et les sous-officiers mulâtres alignèrent des piquets. Les griots chantèrent ; les tam-tams et les balafons jouèrent. Au rythme de la musique, les tirailleurs et les sicaires levèrent les chicottes et les abattirent sur les dos nus des habitants qui s’effarèrent. Les hommes coupèrent avec les machettes, débroussaillèrent avec des daba, abattirent avec des haches, cavèrent et fouirent avec les pioches. Les femmes et les enfants, comme des milliers de fourmis, chargèrent sur leur tête des paniers de pierres et de terre, remblayèrent les vallées et damèrent la piste de leurs pieds nus. La route petit à petit se dégagea et s’étira indéfiniment sur les monts, les rivières et les bas-fonds.
« C’est la plus efficace et la plus belle des réalisations : la route. Elle est le cordon du sac contenant les pieds et les yeux de la civilisation. C’est faute de route que le Mandingue n’a pas connu la civilisation », conclut l’interprète en guise de remerciement.
La route ouverte, nous vîmes débarquer, au milieu de la chaussée, un Blanc vêtu de blanc : le casque colonial, la longue soutane et les chaussures étaient tous d’un blanc immaculé. Il était couché dans un hamac balancé par quatre porteurs nègres, à l’ombre d’un parasol soutenu par un cinquième, et rafraîchi avec de larges éventails par deux autres. Il portait des lunettes noires, deux chapelets noirs (l’un à la main, l’autre en sautoir) et avait la barbe abondante. Ce fut l’évangélisateur. Il était précédé d’un Nègre marchant pieds nus et levant haut une croix noire, la croix triomphante. Quatre portefaix chargés de lourdes cantines de livres et de médicaments le suivaient, et deux tirailleurs, armes en bandoulière, l’escortaient. Au total, c’étaient quatorze accompagnateurs nègres qui s’empressaient autour de lui ; à cet effectif, nous mesurâmes l’importance du nouvel arrivant.
On nous commanda de l’appeler le marabout des Toubabs, de l’accueillir avec les fêtes que nous réservions aux hôtes de marque, de lui construire à l’entrée du quartier des Sénoufos animistes une mosquée nazaréenne et une école dans laquelle seraient envoyés les incirconcis des tribus non islamisées, et un dispensaire où tout le monde irait se soigner : musulmans et cafres.
La seconde étrangeté que nous apporta la route s’appela le commandant civil. Cette arrivée ne fut pas une surprise. Deux lunes avant, on nous l’avait annoncée.
« Maintenant que, dans les villages, les habitants vaquent tranquillement au travail de la paix et de la civilisation, que tous les envoyés du pouvoir sont accueillis avec les fêtes, votre pays est pacifié et cesse d’être une région militaire pour devenir un cercle qui sera placé sous l’autorité d’un commandant toubab civil. C’est un changement important, une notable promotion pour le pays et un insigne honneur personnel pour vous, Djigui. Le capitaine, le lieutenant et les tirailleurs quitteront Soba. Les gens en armes qui remplaceront les tirailleurs s’appelleront des gardes-cercles. Moi, Soumaré, je resterai, mais non plus comme militaire, je deviendrai un fonctionnaire. C’est une promotion que j’ai méritée pour mon rôle dans la pacification rapide, sans effusion de sang, des pays de Soba. »
Le lendemain matin, l’interprète se vêtit d’un ensemble « saint-louisien » blanc, comportant le bonnet, le sous-vêtement, le grand boubou proprement dit, le pantalon bouffant et les babouches ; mise que, d’ailleurs, tout le reste de la vie, il n’allait plus renouveler et qui, en enrobant son étisie, atténuait sa claudication et lui donnait en définitive, plus que la tenue militaire collante, la prestance, la contenance et la démarche qui seyaient à son autoritarisme, son regard flamboyant et sa voix cassante.
« Maintenant que je suis en boubou, donc civil, mon chef est le commandant civil que nous aurons à accueillir avec les plus grands honneurs et les plus grandes fêtes pour manifester notre contentement. »
Dès les premiers chants des coqs, le matin de l’arrivée, de la rivière au Kébi, nous alignâmes les tam-tams et les balafons et plaçâmes en éclaireurs bien loin après la rivière les chasseurs qui tirèrent des salves d’honneur quand le nuage de poussière annonçant le convoi se leva à l’horizon. Les habitants sortirent des cases pour voir leur nouveau maître et seigneur qui, dès la rivière, fut escorté par des cavaliers. Tout au long de la traversée de la ville, il resta assis dans son hamac porté par quatre gros Nègres en sueur, à l’ombre d’un dais de cotonnade tendu par quatre autres. La sécurité du convoi était assurée par un détachement de gardes-cercles, une théorie innombrable de portefaix chargés de cantines et de ballots le suivait. Notre commandant parut ravi de notre accueil ; de distance à distance, il nous faisait des signes, à nous simples curieux et aux danseurs et batteurs de tam-tams, qui, sous le soleil de feu, frappaient, sautaient, hurlaient, suaient, s’exténuaient comme des possédés.
Devant le Kébi, l’arrivant sauta de son hamac, serra les mains des Blancs : le capitaine, le lieutenant, le toubib, l’instituteur ; celles de quelques Nègres : l’interprète Soumaré en boubou le premier, Djigui, le grand marabout de Soba et un chef de village qui s’était trop avancé. Les deux commandants, le militaire et le civil, s’arrêtèrent l’un à côté de l’autre. Derrière eux s’alignèrent les gardes-cercles et les tirailleurs qui présentèrent les armes. Les Blancs se mirent au garde-à-vous. Les indigènes se décoiffèrent et ceux qui portaient des babouches se déchaussèrent. Le clairon sonna le salut aux couleurs. Rien qu’à la ressemblance entre les deux chefs blancs, le militaire et le civil, à la même application avec laquelle les gardes-cercles et les tirailleurs présentaient, au silence respectueux que nous avions observé pendant toute la cérémonie, et à ce maudit soleil de notre pays qui écrasait et étouffait au point que les vautours avaient déserté le ciel, nous dîmes que le changement ne pouvait et n’allait rien apporter, tout de suite vîmes et comprîmes que le régime militaire et le régime civil étaient l’anus et la gueule de l’hyène mangeuse de charognes : ils se ressemblaient, exhalant tous les deux la même puanteur nauséabonde.