7

Les vautours évitaient de le survoler, les soleils ne se couchaient plus pour lui et il n’approchait pas une femme plus d’une fois pour lui appliquer un enfant

– Au nom d’Allah, est-ce cela la totalité du train ?

– Ne vous paraît-il pas suffisant ? Qu’attendiez-vous ? Une montagne ? N’est-il pas plus gros que le plus gros des éléphants et aussi long qu’un fleuve ?

– Au nom d’Allah !

– Il peut tirer les habitants de trente villages et tous leurs biens, en moins de cinq voyages il peut déménager tout Soba.

– Mais, pourquoi est-il si ?…

– Il est si meurtrier parce qu’il ne navigue pas, ne se faufile pas, ne contourne pas, ne descend pas. Il faut avant qu’il arrive couvrir les eaux, percer les forêts, éventrer les montagnes et remblayer les vallées.

Le Blanc guidait Djigui et ses suivants dans la petite gare. Les échanges étaient entrecoupés de silence. Le bâtiment proprement dit était encore en chantier ; un train qu’on avait chauffé pour la démonstration soufflait en bout de rail. Le Blanc sauta dans un wagon-trémie, s’y assit, en descendit avec une agilité qui amusa tous les Nègres. Ensemble ils s’approchèrent de la locomotive ; les Nègres avec des pas hésitants. L’effroyable bête bouffait du feu, pissait, fumait, suait, ronronnait et puait. Le Blanc expliqua tous les prodiges qu’un train savait réaliser. La locomotive siffla ; Djigui et ses compagnons sursautèrent en béant d’étonnement et recherchèrent activement la gueule de la bête. Dans un grincement de ferraille, la bête démarra ; tout le monde s’affola et les gardes eurent toutes les peines du monde à rattraper deux suivants qui avaient détalé vers la lagune. La visite se poursuivit. A la sortie du hangar, le Blanc, avec des gestes amples, expliqua que la gare de Soba serait dix fois plus haute et large que tout cela.

Les longues explications du Blanc, l’enthousiasme de l’interprète et du griot ne convainquirent pas le roi ; tout le monde constata avec découragement que Djigui dissimulait mal un certain désenchantement. Ils poursuivirent vers la mer où le roi de Soba avait d’autres chantiers à visiter.

Cinq requins géants happèrent Djigui qui dégagea ses jambes tuméfiées par des chiques grouillantes et sautillantes. Des éclats de pierres le déchirèrent, par mille plaies béantes et répugnantes ; l’humidité lui monta dans le corps, ballonna son ventre, termita ses poumons. Il cria au secours, tua des sacrifices ; des flots de sang l’emportèrent. Il prononça des prières qui ricochèrent sur des amoncellements de cadavres, sur les pires malédictions et sur les soupirs de souffrance. Il eut faim ; ne se restaura pas ; son couscous était plein de bris de dents mortelles de requins. Il eut soif ; ne se désaltéra pas pour ne plus reprendre l’humidité. Il désira écouter les louanges et la musique de Djéliba ; ne l’entendit pas ; ses oreilles bourdonnaient des souffles des agonisants. Des foules de morts en quête d’Allah apparurent, le cernèrent et le menacèrent des tortures des damnés. Il tenta de crier, de courir. Sans succès ; son cheval s’enfuyait dans le lointain : Djigui était perdu. Dans les affres du désespoir, il risqua un suprême effort… Ses yeux s’ouvrirent. Djigui était en nage ; le lit était mouillé. Il se leva, poussa la fenêtre : la nuit était avancée ; les coqs ne devraient pas tarder à chanter. Il réveilla ses compagnons ; ensemble, ils courbèrent la première prière, montèrent sur les chevaux. La lune apparut.

Ils montèrent sur Soba. Le chemin du retour fut long. Des jours et des nuits, Djigui chevaucha muet et pensif, ressassant continûment les images de son rêve, n’acceptant de s’arrêter que pour prier Allah par de longs offices.

Il faut remonter aux réjouissances de la fête de la victoire. Les indigènes avaient eu raison de danser les pas de crabes pour ne pas se laisser surprendre. Les sicaires et les gardes, après la fête, s’étaient camouflés en danseurs, mêlés aux joueurs de tam-tams et de balafons, et avaient pu entrer en catimini dans les villages où, brusquement, ils s’étaient démasqués et avaient prétendu organiser de grandes palabres sur la grande guerre et expliquer comment la France avait gagné grâce à la bravoure des nôtres. Le stratagème n’avait pas réussi ; la foule escomptée ne s’était pas présentée… Les paysans n’avaient pas collaboré ; ils étaient restés dissimulateurs, menteurs et déserteurs, et les prises n’avaient pas été substantielles. Le maigre contingent constitué avait été envoyé au Sud. La construction du chemin de fer avait repris, mais le travail était encore retardé par des montagnes qu’il fallait excaver, des montagnes constituées de roches granitiques et de surcroît peuplées de mille djinns. Sous les pointes des pioches des travailleurs, les éclats de granit jaillissaient, meurtriers, et le sang coulait.

Djigui, au Kébi, avait posé sa sempiternelle question. Il lui avait été répondu qu’on manquait de manœuvres pour éventrer la chaîne de montagnes, pour poursuivre la pose des rails. Le roi n’avait pas commandé sissa-sissa, incontinent. Le commandant lui avait alors dit :

« Chef et noble Keita, le gouverneur de la colonie vous décorera le 14 juillet prochain. Nous descendrons ensemble au Sud et visiterons les chantiers où sont envoyés ceux de Soba. »

La première visite avait été réservée à une petite gare où la démonstration du train avait fait fuir les suivants du roi. Djigui en était sorti déçu mais non affligé. C’est ensuite qu’il avait été horrifié. Dans les autres chantiers : le port, les carrières et les exploitations forestières ; la souffrance, la misère, les maladies, la mort des coreligionnaires envoyés au Sud étaient plus laides que ce qu’il avait imaginé, pires que ce que l’interprète lui en avait dit. Dans un chantier, des enfants de Soba l’avaient menacé ; dans un autre, ils lui avaient tendu les mains en pleurant et chantant des sourates.

C’était à un Djigui accablé que le gouverneur avait accroché la Légion d’honneur. Il lui avait reparlé de la magnificence et de la bonté de la France et lui avait révélé que le Blanc Marc Simon avait été expulsé de la colonie. Le Toubab Marc exploitait un chantier à quelque distance de la capitale et avait une curieuse pratique pour sanctionner les Nègres déserteurs, voleurs et menteurs ; il les faisait grimper sur des branches et les descendait à la carabine comme on descend un gibier dans une partie de chasse. Ceux de Soba s’étaient soulevés et avaient tous déserté. Marc avait été embarqué comme rapatrié sanitaire.

C’est après la réception au palais, dans la nuit, que Djigui avait été réveillé par le rêve accablant qui l’avait obligé à quitter précipitamment la capitale. A son retour, dès que Djigui fut entré dans le Bolloda, les devins et onirocritiques furent interrogés sur le sens du songe qui avait fait fuir le roi. Leur sentence fut unanime : le grand sacrifice. Djigui ne voulait pas en entendre parler. Le grand sacrifice était une institution de la dynastie, la suprême des adorations qu’un chef Keita pouvait exposer. C’était un engagement total, une gageure qu’il ne devait oser que dans des cas exceptionnels. Le roi, pendant la manifestation, devenait un médium, était dans un état de grâce, obtenait des esprits tout ce qu’il sollicitait ; ou toutes les prières dites étaient exaucées, ou c’est le roi qui mourait et un grand malheur s’abattait sur le pays. Plusieurs rois de Soba avaient vécu et régné sans le risquer. Djigui jeune l’avait, une fois déjà, organisé quand il s’était aperçu que les devins de la cour ne prophétisaient plus. Jamais il ne l’aurait encore tenté si les sorciers, marabouts, devins et sorciers n’avaient pas été unanimes : « Il ne reste que le grand sacrifice pour sauver le peuple et le pays de Soba, pour annihiler les travaux forcés et la colonisation nazaréenne. »

Un grand sacrifice commence toujours par une visite du harem afin que les épouses et les enfants du roi en soient les meilleurs bénéficiaires. Djigui attendit que les altercations des pèlerins se disputant des places le long des itinéraires lui parvinssent ; il poussa un puissant bissimilaï, souffla et se sentit un autre, eut l’impression que rien ne saurait lui résister, que tout était à sa portée comme s’il était couvert d’une carapace et possédait la terre ; jamais il ne s’était senti aussi grand, aussi lourd. Il sortit de la peau de prière et, encadré par deux eunuques, s’immobilisa devant la première case du harem. Moussokoro, la préférée, en sortit et prit la tête du convoi. Apparurent le long du parcours des femmes et des enfants ; ils présentaient des suppliques, criaient leur admiration pour leur maître. Aux uns, Djigui distribuait des sourires, aux autres la compassion, à tous la sollicitude et la promesse des avantages du grand sacrifice qu’il partait exposer. A un détour, des fa puissants éclatèrent et une épouse en larmes, un enfant pleurnicheur au dos, se prosterna au pied de Djigui :

– Maître, je suis votre épouse Mayagbê. Le nourrisson que voici est votre sang. Mes parents m’ont offerte à Votre Majesté parce qu’ils le devaient, mais aussi pour espérer la protection d’un gendre. Qui suit l’éléphant ne doit plus essuyer la rosée matinale des hautes herbes, de la piste. Mes parents sont trempés par la rosée, mal protégés, mal récompensés. Ils sont atteints par la misère, la honte. Alors qu’ils sont sans nouvelles de notre aîné envoyé au Sud, les sicaires ont la semaine dernière enlevé le cadet, l’ultime soutien de la famille. Depuis, mon père et ma mère pleurent, votre sang et sa mère pleurent. Faites arrêter, essuyez, par une généreuse décision, nos larmes.

– Rentre, rentre dans ta case, Mayagbê, vos larmes sécheront, annonça la préférée.

Djigui acquiesça et ajouta qu’il dirait le nom des parents dans les prières et qu’Allah les aiderait.

Tout le long de la visite, des scènes semblables se renouvelèrent. A toutes les femmes Djigui promettait des ressources pour des parents que la misère terminait au village et l’aide d’Allah que le grand sacrifice qui serait exposé favoriserait. Aux enfants, il prodigua des bénédictions ou des dons, et promit aussi les bénéfices du grand sacrifice. Puis ce fut le rassemblement des femmes et des enfants malades. Qu’ils aient des maux dans la tête, le ventre, la poitrine ou dans le pied, Djigui pour tous indistinctement récita des incantations, des psaumes, puis les traita un à un par les crachats ou les attouchements appropriés qu’Allah allait nourrir des bénéfices du grand sacrifice.

Ils arrivèrent à l’écurie ; Djigui se dirigea vers Sogbê, sa monture, la reine des chevaux. Elle était bien pansée ; il la gratifia de tapettes sur la croupe et les tempes ; reconnaissante, elle hennit et lui fit une fête. Entre les cases, à l’est du harem, il y avait des manguiers, puis un monticule d’où l’on avait vue sur un bout de la ville ; suivaient les kapotéraies du planteur blanc, la rivière, les bois sacrés, des cases et, au-dessus, le soleil déjà magistral de Soba. Il redescendit vers son palais, toujours entre les cases, toujours dévoré par les gros yeux des épouses et des rejetons dont certains de distance en distance se jetaient sous ses pieds, se prosternaient et récitaient des supplications et des sollicitations auxquelles satisfaisaient toujours la générosité, le savantisme et la sorcellerie de Djigui. Il atteignit la sortie est du Bollada où étaient alignées une douzaine de femmes avec des nouveau-nés dans les bras. C’étaient des épouses du roi ou des femmes du clan qui présentaient leurs bébés. Djigui remercia Allah d’avoir accru le clan, bénit les bébés, dicta (la prérogative n’appartenait qu’à lui, le patriarche) leurs prénoms et annonça que le glorieux sacrifice sur le chemin duquel il marchait serait la fête de leur baptême.

La préférée et les eunuques se prosternèrent et repartirent.

Les devoirs familiaux et privés étaient terminés, Djigui pouvait se consacrer aux obligations publiques ; il était digne de répondre à la musique de Djéliba, à l’appel des autres griots et des laudateurs qui, depuis le lever du jour, s’égosillaient sur la place du Bolloda. Dès qu’il apparut, les voix montèrent, les tam-tams et les balafons. Suivi par ses courtisans habituels, le roi de Soba, le grand sacrificateur, Djigui, marcha, à grands pas au milieu d’une foule grouillante de lépreux, aveugles et affamés, du Bolloda à l’arbre à palabres ; passa cet arbre ; s’arrêta près des autels dressés au bord de la rivière. Sous la vigilante surveillance de Fadoua, le victimaire officiel du régime, les bœufs et moutons étaient à l’attache, la volaille tassée dans des paniers. Les victimes avaient été fournies en partie par les parcs et les poulaillers du roi, et en partie prises dans la nuit à l’habitant. Djigui honora le trône adossé à un arbre. Le silence s’instaura. Le roi se leva et prononça un puissant alphatia. Ces dires furent repris, criés, expliqués et commentés par l’équipe des griots groupés autour de Djéliba Diabaté.

D’un trait il raconta son rêve ; il en avait déduit qu’il fallait un grand sacrifice. Ce second sacrifice de son règne n’était pas pour la gloire, il s’imposait pour annihiler la solitude, la souffrance et la mort dans l’irréligion des Sénoufos, Bambaras, Malinkés qu’on inhumait dans le Sud sans les prières salvatrices. Pour endiguer la disette qui conduisait des sujets à dresser des embuscades aux collecteurs d’impôts et aux recruteurs. Pour stopper les désertions : désertions des travailleurs des chantiers, des enfants des écoles, des lépreux et sommeilleux des dispensaires. Pour moraliser la cohorte des déplacés errant sans laissez-passer et créant sur tout notre terroir l’insécurité qui nuit à la bonne réputation des pays de Soba. Pour mieux inspirer le Blanc pour le Nègre, afin que le premier exige moins d’hommes, de femmes, de récoltes et d’impôts de capitation. Le premier grand sacrifice du règne avait profité au roi seul ; il l’avait grandi et honoré. Djigui avec insistance cria : « Allah fait que les avantages de ce sacrifice aillent d’abord aux victimes de la subjugation. »

« Amen », s’écria une femme en guenilles. Elle raconta son dernier rêve qui avait été traversé par la voix de Djigui et félicita le roi d’avoir pris la décision d’exposer un grand sacrifice. Des exclamations de surprise suivirent sa déclaration. Trois autres femmes et quatre hommes, tous des humbles, tour à tour racontèrent des rêves qui avaient été troublés par des fantômes de fils, de pères, de sœurs ou de frères morts au Sud. Ils complimentèrent Djigui pour ce glorieux et grand sacrifice qui calmerait toutes les âmes errantes. Des exclamations, après chaque déclaration, fusaient de la foule.

Un homme exhibant un poulet s’écria : « Le coquelet que voici a chanté au milieu de la nuit et a pondu un œuf de lézard. » C’était le premier du groupe des témoins des événements insolites et des mauvais augures. Chacun tenait un animal ou un objet insolite.

« Voilà la patte du singe rouge que nous avons surpris dans le fourré lapant des termites rouges d’une termitière rouge. » « Cette chèvre a mis bas ce petit cochon. » « Ma femme a accouché de ce python. » « Une silure de la pluie de silures qui s’est abattue hier soir sur notre village. » « Chez nous, l’hyène est descendue en plein jour des montagnes et a, par des maléfices magiques, déterré, sans fouir la tombe, un sorcier que nous avions enseveli. Voilà le linceul. » « Chez nous, ce n’est pas l’hyène, mais le serpent sacré du bois sacré qui s’est transformé en ce pangolin. » « Cette natte est celle dans laquelle dormait le bébé adultérin que le crocodile sacré a enlevé dans une case close de notre village. » Toutes les déclarations étaient écoutées dans un silence de mort, puis saluées par une sourde clameur de stupeur. Personne à Soba n’avait soupçonné que le pays fût si profondément atteint dans ses fondements par la malédiction et la transgression des tabous. Les onirocritiques, les sorciers, les marabouts et autres augures et illuminés révélèrent les sacrifices à exposer, les offrandes à proposer.

« Nous avons assemblé assez de bœufs, de moutons, de poulets à immoler, assez de cauris, d’habits, de calebasses, de nattes, de colas à offrir. Nous en avons assez pour combler Allah, les saints, les mânes. Assez pour écarter les djinns et les fantômes. Assez pour mieux inspirer le Blanc et lui introduire assez de pitié et d’humanité dans le cœur pour le Nègre », déclara Fadoua prosterné aux pieds de Djigui. Il fit un signe, Djigui le suivit en prononçant des sourates. Emboîtèrent le pas au roi les marabouts, les sorciers récitant également des évocations et la cohorte de ceux qui avaient rêvé ou témoigné. Djigui s’arrêta au point qui lui était réservé, lui le premier sacrificateur du pays. Juste après se plaça Djéliba, qui se connecta au roi en saisissant un pan de son boubou. A Djéliba se connecta un dignitaire, à ce dignitaire un troisième ; ainsi de suite jusqu’au dernier dignitaire. Puis se connectèrent les notables, les humbles, les mendiants, les malades (déments, lépreux, aveugles), les vieilles femmes qui étaient sans nouvelles d’un proche disparu. Longue queue qui serpenta dans toute la ville, interminable queue d’un peuple asservi, en quête d’hypothétiques refuges ou échappatoires, connecté à son roi pour bénéficier de la force des immolations et offrandes du glorieux sacrifice. Les sicaires amenèrent les victimes ; Fadoua les présenta l’une après l’autre. Djigui caressait des deux mains la croupe des bovins et des ovins, les ailes de la volaille en les bénissant, en invoquant Allah, les saints, les mânes, les fantômes errants des morts. En criant des vœux que tous ceux qui lui étaient connectés répétaient en mille prières. Les sicaires maîtrisèrent la première victime. Djigui et, avec lui, l’interminable queue se connectèrent à l’égorgeur, le victimaire Fadoua qui immola la bête et attendit que le message signifié par les ultimes convulsions et la position finale de l’animal ait été nettement perçu par les devins et haruspices avant de la jeter à terre et d’égorger la suivante. Petit à petit, les vapeurs du sang versé embaumèrent le Bollada. L’enivrement fut tel qu’après le dernier sacrifice prescrit, alors que ceux de Soba ne devaient plus rien, des cris fusèrent de la queue.

« Continuez à égorger d’autres bêtes encore ! » « D’autres en plus ! » « Parce qu’un sacrifice n’est jamais perdu ! » « Parce qu’un humain ne saurait prévenir toutes les embûches qui peuvent surprendre son destin ! » « Parce que ici à Soba personne ne sait le nombre de coreligionnaires dans la détresse ! » « Dans la souffrance ! » « A l’agonie ! »

Djigui s’écria : « Vrai ! Vrai ! J’ordonne que la tuerie continue. Je commande qu’on apporte des bêtes ! » Les sicaires se précipitèrent dans les quartiers, poursuivirent les bêtes (n’importe lesquelles, les premières qu’ils rencontraient), les attrapèrent et les apportèrent pour alimenter l’hécatombe. Arrivèrent avec les sicaires, leur obole à la main, des paysans squelettiques et déguenillés qui espéraient des bénédictions et des miracles pour sauver ou retrouver des fils, frères, sœurs ou disparus au Sud. On égorgea, continua de répandre le sang à profusion jusqu’à ce que le ciel fût couvert par les vols des charognards appelés par le fumet du sang, que les meutes de chiens parussent menaçantes pour la cérémonie. Djigui fit arrêter la tuerie. L’univers était suffisamment troublé ; Allah et les divinités satisfaits des générosités du roi de Soba.

A coups de pierres, de bâtons et de gros et obscènes jurons, les sicaires dispersèrent les cabots et les rapaces dandinant autour des bêtes qui gisaient dans le sang. La contre-attaque l’emporta ; l’aire de la cérémonie fut reconquise ; Djigui avec prestance se dégagea. Les consommateurs de sacrifices se précipitèrent et s’arrachèrent les pièces hâtivement découpées. Consommer les sacrifices n’est ni recommandable ni honorable ; c’est une chère qui fainéantise, vauriennise et affaiblit. Elle était traditionnellement réservée aux mendiants et aux hommes de caste. En raison de la dureté de l’époque, à ceux-ci se joignirent d’authentiques fils de guerriers et de nobles avilis par la subjugation et achevés par la famine. A tous, en plus de la chair, furent distribués des grains, des noix de cola, du linge et divers effets personnels de Djigui, des morts ou disparus au Sud et en France.

Djigui traversait la place. Les aveugles, les lépreux et sommeilleux qui attendaient le long du passage le pressèrent ; certains tentèrent de se coucher sous ses pieds. Les inhumains sicaires voulurent les faire reculer avec des chicottes. Djigui, miséricordieux, arrêta les frappeurs dans l’action, s’approcha des malheureux, les consola, les aima comme Allah le recommande, attoucha les plaies suppurantes des lépreux, caressa les visages purulents des aveugles, se pencha sur les grabataires, les paralytiques et les impotents en récitant des versets ésotériques. Sans se soucier des effets des prestiges, il marcha jusqu’à la limite nord où l’attendaient Sogbê, sellée et impatiente, et le cortège royal. Des bras en quête de bénédictions et de privilèges le hissèrent sur la jument et, au trot, il arriva à la mosquée noire de prieurs où, après s’être lavé les mains, il s’installa à la place d’honneur, juste derrière l’Almamy. La messe s’éleva ; les prières de Djigui montèrent plus vite, plus puissantes, distinctes et éclairantes sur les autres murmures de ses coreligionnaires, comme dans la nuit sur les ténèbres d’un ciel sans lune se repère une étoile filante. Cela, c’est l’Être suprême lui-même, lui seul, qui l’avait voulu. Dès que l’alphatia fut prononcé, comme c’était vendredi, il se leva de la peau de prière sans distribuer comme les autres jours ses salutations aux pèlerins et admirateurs, et, sans jamais se retourner (ce sont les méfiants, les hésitants, ceux qui ne croient ni à leur aura ni au Tout-Puissant, qui regardent après eux), il arriva au Kébi où l’attendait l’interprète Soumaré pour l’introduire chez le commandant blanc.

« Maintenant que je viens d’exposer un grand et glorieux sacrifice, dites-moi quand m’arrivera mon train ? »

Djigui espérait beaucoup du second grand sacrifice du règne. Les bénéfices tardant à se manifester – la désagrégation de la société se poursuivant, et les demandes du Blanc ne diminuant pas –, il fit venir un marabout du Nord et l’interrogea.

Même un grand sacrifice n’avait pas pu et ne pouvait pas transformer les nazaréens ni adoucir leurs faits. C’étaient eux qui étaient désignés dans le Coran sous le vocable « égarés ». Ceux qui avaient délibérément choisi de posséder le monde au prix d’être voués à l’enfer le jour de la résurrection et qui pouvaient donc, ici-bas, se permettre toutes les inhumanités sans qu’aucun sacrifice puisse mieux les inspirer, les détourner, les dissuader, les moraliser.

Djigui ne le crut pas et nous, ceux de Soba, non plus. Tant de tueries, de sang, de charité, d’aumônes et de générosités ne pouvaient pas être vains. Les sacrifices n’ont pas été inutiles ! Non ! Et non ! Ils ont grandi Djigui, en humanité, en sagesse, en force et en beauté. Grâce aux sacrifices, ses paroles sont devenues multidimensionnelles et, notre ignorance aidant, il a paru et s’est cru incommensurable. Grâce aux sacrifices, ses laudateurs ont proclamé et nous avons cru qu’il était le seul chef nègre dont on parlait ; le seul que les Blancs venaient voir ; le seul que le gouverneur recevait et distinguait ; le seul dont les photos apparaissaient dans les livres et les magazines ; le seul de tout le Mandingue qui pouvait juger et condamner ses sujets sans en référer au commandant ; le seul de chez nous qui méritait de marier toutes nos femmes. A cause des vents qu’il remuait dans ses déplacements, des lumières qui sans cesse l’éclairaient, des flots de paroles qui le célébraient et surtout de la force et du pouvoir qu’il tenait, nous, ceux de Soba, ses sujets, nous sommes un instant arrêtés et retournés pour le regarder monter à cheval et avons été surpris de constater que notre chef avait changé, beaucoup changé. Nous n’avions pas remarqué sa mutation plus tôt, parce que nous les subissions tous les jours, lui et ses sicaires, et étions sans cesse occupés par la misère, les réquisitions et les conscriptions.

Oui, il avait changé. Les vautours évitaient de le survoler. Les soleils ne se couchaient pas pour lui ; il n’approchait pas une femme plus d’une fois pour lui appliquer un enfant. Il a rapidement atteint cent vingt-cinq ans.

– Cent vingt-cinq ans ! cent vingt-cinq ans ! s’étonna le commandant en se tournant vers l’interprète.

– Les Nègres de Soba ne savent pas calculer leur âge, expliqua Soumaré. Ils pratiquent une culture itinérante et décomptent le nombre d’exploitations mises en jachère depuis la naissance de l’individu. Ce nombre est multiplié par cinq ; le champ étant supposé être cultivé pendant cinq ans, alors qu’il arrive que les lougan soient délaissés après quatre et même trois ans quand la sécheresse sévit.

Le toubib interrogé lapidairement répondit :

– Les Nègres sont des menteurs. Djigui a au plus soixante-quinze ans, ce qui pour un indigène n’est pas rien ; par manque d’hygiène, les Noirs atteignent rarement la cinquantaine.

Agacé, il souffla, pour éloigner les mouches, deux bouffées de fumée et rejoignit ses lépreux.

Rien n’avait ébranlé ceux de Soba dans leur calcul ; pour eux, Djigui avait cent vingt-cinq ans, pas un de moins. Cent vingt-cinq, âge fatidique, maximal qu’aucun humain de chez nous ne doit dépasser. Dire à Soba d’un vieillard qu’il a plus de cent vingt-cinq ans, c’est lui jeter un mauvais sort. Aussi la politesse et les menaces des sicaires nous apprirent à répéter, année après année, que Djigui s’approchait des cent vingt-cinq ans. Le sang, les colas et la fumée avaient donné à sa barbe le jaune des poils d’un antédiluvien rat de la case de la séculaire grand-mère qui sommeille nuit et jour près du feu. Ses rêves sortaient aussi clairs et sûrs que la lame de l’eustache de l’inciseuse. Ses paroles éloignaient les criquets, rendaient fécondes les femmes stériles, ruinaient et appauvrissaient les orgueilleux et les impudents. Il devint immense comme la savane du Djoliba et parut, plus que tout autre, avoir recueilli de bénédictions, avoir été, plus que tout autre, lavé contre les mauvais sorts. Oui, il sembla le plus dur de tous, comme il le voulait. On l’appela le plus ancien de nos régions parce qu’il l’était en effet et aimait que chacun le sût. Il désira être un sorcier, et aussitôt posséda les ombres et le jour, la sorcellerie et la magie, mieux que les professionnels réputés (mais n’en abusa pas). Il voulut devenir le guérisseur, aussitôt ses salives apparurent chaudes et heureuses. Les lépreux, sommeilleux, aveugles et impotents qui, le jour du grand sacrifice, avaient recueilli les crachats de Djigui, les avaient léchés ou s’en étaient frotté les parties morbides, se levèrent et furent surpris de se voir guéris.

Les sicaires, témoins de ces miracles, ont crié les premiers et nous ont commandé de les imiter. Nous avons crié plus fort qu’eux, avons frappé le tam-tam, avons propagé la nouvelle dans tout le Mandingue. Les semaines suivantes, des villages et même des lointaines terres étrangères, sont arrivés à Soba d’autres aveugles, d’autres paralytiques que les sicaires ont conduits au dispensaire où le médecin blanc, heureux et surpris, fut fier de les accueillir comme des Nègres intelligents ayant de leur propre initiative abjuré le sauvage et mensonger charlatanisme africain des sorciers pour venir se confier à la science des Blancs. Le toubib se trompait ; en réalité, les malades séjournaient au dispensaire (sous la sévère surveillance des gardes) jusqu’au vendredi. Le vendredi matin, les sicaires venaient les récupérer et allaient les installer le long du parcours de Djigui, l’itinéraire Bolloda-Mosquée-Kébi. Il avait été prouvé que c’était les vendredis que les prestiges, bénédictions du patriarche étaient les plus héroïques et efficients.

– Mon commandant, quand arrivera mon train ?

Le train… le train était… le train était arrivé au Centre, à Bouaké, la capitale du Centre. Plus de la moitié du parcours était construit ; on réalisait dans cette ville d’importants travaux ; tout le matériel et toutes les machines qui permettraient de tirer le rail jusqu’au Nord, jusqu’au Bolloda, y étaient stockés.

– C’est toujours l’insuffisance de la main-d’œuvre, sa paresse, sa fausseté, sa gourmandise, la lâcheté des travailleurs nègres qui retardent l’achèvement des travaux indispensables à la construction du rail et à l’arrivée du train. Les travailleurs forcés continuent à déserter. Le Centre n’est pas le Sud ; le climat y est sain, l’humidité ne gonfle plus les blessés, pourtant vos compatriotes s’entêtent à devenir grabataires, à crever comme si la mort pouvait être une échappatoire, une réplique, une fin pour un croyant.

Et l’interprète Soumaré de conclure par une de ses antiennes favorites :

– Comme je n’arrête pas de vous le dire, le train est une grande chose, la plus haute et la plus longue des choses mobiles. Le tirer jusqu’à Soba est une œuvre titanesque, plus essoufflante que tirer du bief un crocodile centenaire, plus prétentieuse que de promettre d’arrêter la foudre avec la paume de la main. Vous avez sollicité ce qui n’a jamais été offert à un Nègre. Pour l’acquérir, il faut fournir des hommes, des grains. Ce qui a été réalisé jusqu’ici n’est pas à la hauteur de vos ambitions. Nous jugeons, le commandant et moi, que vous devez arrêter d’immoler, d’offrir des sacrifices, essayez de raccourcir les prières, et de sérieusement parcourir les pistes, de remonter dans les montagnes, de réquisitionner plus de travailleurs et de grains pour les chantiers du chemin de fer. Celui qui déteste l’escalade ne construit pas son habitation au sommet d’un mont.

Les antiennes de Soumaré avaient fini par m’agacer ; vertement j’ai répliqué :

– Cher frère de plaisanterie, dites au Blanc que j’en fais pourtant, j’en fais plus que vous ne pouvez l’imaginer avec mes sacrifices et mes prières, je ne cesse de peiner ; si cela n’apparaît pas, c’est parce que ni la sueur ni les larmes ne se reconnaissent sous la pluie.

L’interprète resta interdit. C’était la première fois que je lui répondais par autre langage que le silence ou l’acquiescement servile. Il n’y était pas préparé. Plus tard, j’allais savoir que l’interprète n’avait pas, sur-le-champ, traduit mes paroles et ne l’avait fait tardivement qu’à la demande du commandant. Le Blanc, sans comprendre un seul mot de nos propos, avait su, au regard et au silence de l’interprète, que mes dires avaient pris une forme inhabituelle. Le Blanc, informé, n’avait pas lui non plus apprécié ma réplique. Les vendredis suivants, le Blanc et l’interprète me reçurent fraîchement, éludèrent mes questions sur le train et écourtèrent les visites jusqu’à ce matin, où à ma grande surprise, tous les deux vinrent à ma rencontre sur la terrasse. Avec le sourire, ils m’annoncèrent deux bonnes nouvelles. Le travail du train à destination de Soba avait avancé ; le gouverneur et le ministre des Colonies m’invitaient à l’Exposition coloniale à Paris.

J’allais enfin connaître le pays des Blancs que les anciens combattants m’avaient tant vanté. Je descendis au port. La nacelle dans laquelle nous nous assîmes fut arrachée ; nous fûmes balancés, bernés et jetés dans une embarcation qui, en tanguant, navigua jusqu’au flanc du paquebot où une seconde fois nous fûmes balancés, bernés et posés sur le pont. Djigui eut le mal de mer et voulut demander à retourner à Soba, mais la sirène retentit et le navire appareilla. Ce ne fut ensuite que la mer ; le soleil et la lune sortirent de la mer et s’y renoyèrent ; de sa surface de temps en temps surgirent pour y replonger de gros marsouins. Parfois, le matin, des oiseaux blancs apparaissaient à la droite, volaient et se perdaient dans l’immensité du ciel à gauche. Deux fois, nous jetâmes l’ancre pour admirer des villes avec des maisons blanches aux toits de tuile en partie enveloppées de manguiers, puis ce fut Marseille, la France et toutes leurs merveilles.

Je voulus tout voir, tout connaître, tout toucher, tout admirer ; mais partout je ne trouvai que des trains. Nous prîmes le train pour en rencontrer d’autres ou nous faire dépasser par d’autres trains. Nous admirâmes les tunnels, les ponts, les palais construits pour le train. A Paris, les trains circulaient sous et sur terre ainsi que dans le ciel. Il y avait aussi de nombreuses automobiles ; mais elles allaient à la gare ou en revenaient. Des foules sortaient des gares ou y entraient. Nous visitâmes de vastes lougan dont les moissons étaient évacuées par des trains, des fabriques qui transformaient des trains entiers de matières premières en marchandises qui étaient réexpédiées par des trains.

A l’exposition, arrivèrent par le train de nombreux visiteurs pour admirer ma prestance, la blancheur immaculée de mes boubous contrastant avec les habits bigarrés de mes suivants. A tous les curieux, le commandant de Soba, qui avait fait le voyage, expliquait que mes salives ne tombaient pas.

De son séjour en France, Djigui aura surtout vu et retenu le chemin de fer ; réalisation immense, innombrable, enchevêtrée, multiforme. Le train de France était dix fois plus gros que celui d’Afrique. De retour à Soba, le commandant annonça qu’après l’arrivée du petit train d’Afrique au Bolloda, la France allait attribuer aux Keita un train aux dimensions françaises. Djigui s’empressa de refuser ; il n’aimait pas les gros trains. Le petit train qu’il s’était promis se révélait déjà comme une gageure aussi irréalisable que de tirer de la forêt un buffle vivant. Qu’aurait coûté le train de France ?

« Dans le Livre, il est écrit qu’un croyant ne sera jamais chargé d’un fardeau au-dessus de ses forces. Allah, toi le miséricordieux, décharge-nous du fardeau du train ou gratifie-nous des moyens supplémentaires pour le porter. Amen ! »