La lune s’était singularisée de façon qu’elle ne se présente qu’une ou deux fois à un homme dans une vie
Enfant, Djigui apprit à cultiver le silence : à écouter, à ne jamais commander de la voix quand un signe suffisait ; à ne jamais dire deux mots quand un pouvait tout énoncer ; et surtout à n’exprimer ses sentiments que par le sourire ou l’acquiescement. A l’approche des cent vingt-cinq ans, le silence devint pour lui une vertu. Il ne parlait guère plus de cinq fois par jour, toujours à voix basse, avec de courtes phrases. Nous, ses suivants et ses serviteurs, restions toute la journée le regard rivé sur ses lèvres pour saisir, dès qu’elles commençaient à remuer, les chuchotements d’une phrase. A son retour de France, il prolongea, alors qu’ils étaient déjà interminables, les moments de prières, de réflexion et de silence, de sorte qu’en dehors des sourires qui spontanément éclairaient son visage et reflétaient sa bonté, il arrivait que, dans la journée, il ne nous gratifiât que de deux phrases. C’était peu. Il se mit à éluder tout ce qui se rapportait au train, croyant qu’éluder le malfaisant l’exorcisait.
Le commandant et l’interprète, toujours enthousiastes, les vendredis matin parlaient des nouvelles montagnes qui venaient d’être fendues, des nouveaux fleuves aux cascades infestées de caïmans qui venaient d’être couverts, et du rail toujours rectiligne et éclatant sous le soleil qui, irrésistiblement, s’approchait de Soba et réclamait toujours des hommes, des femmes, des vivres, de l’argent. Les gardes, les collecteurs et sicaires toujours volontaires allaient par les marécages et les montagnes arracher aux villages les humains, les animaux, les vivres. Toutes les exactions s’effectuaient sous les ordres directs de l’interprète et du commandant. Djigui, absent et songeur, attendait qu’ils aient achevé de compter les avantages et les joies du rail pour placer le proverbe approprié, la prière convenable. Une fois, le commandant reprocha vertement au Centenaire son silence, son désintérêt pour le train, travail sans lequel son Soba ne serait jamais civilisé. Djigui répliqua par la prière : « Quels que soient le courage et les vœux des humains, c’est toujours en définitive la volonté divine qui se réalise. » L’interprète traduisit les propos par : « Allah finira par nous aider à construire le chemin de fer. » Un sourire condescendant de civilisé éclaira le visage du Blanc qui se heurtait là aux fainéantise, apathie et fatalisme congénitaux de l’indigène, travers contre lesquels ses professeurs de l’École coloniale de Paris l’avaient tant prévenu.
Cependant, une nuit (bien sûr, c’était un mercredi, puisqu’elle se révéla funeste), après la dernière prière, l’interprète en personne se présenta au Bolloda : le commandant mandait Djigui. C’était la première fois que notre roi était convoqué la nuit.
Au Kébi, tout le monde, autour des lampes tempête, s’affairait : le commandant, le docteur, l’instituteur, tous les commerçants – sauf les Levantins. Le brigadier-chef, des gardes et des fonctionnaires indigènes sur la terrasse, au pied de l’escalier et sous les manguiers murmuraient. Loin du cercle de lumière, d’autres fonctionnaires et des inconnus nombreux et silencieux peuplaient les abords du Kébi dans la pénombre et dans l’ombre, prolongeaient et épaississaient celle-ci jusqu’aux zombies de nos compatriotes inhumés sur les chantiers du Sud et dans les terres froides de France sans sépulture ni prière, qui, toujours en errance, hantaient les nuits de Soba. Dès qu’on m’eut descendu du cheval, l’interprète me guida jusqu’au centre du cercle ; le commandant me présenta un télégramme, d’une voix brisée et en martelant les mots, il annonça que les « Allamas » venaient de recommencer… la guerre.
Ils voulaient, cette fois, ces barbares et mécréants d’« Allamas », s’approprier tous les trains de France, transformer tous les Nègres d’Afrique en bêtes de somme, inventer des travaux forcés deux fois plus meurtriers et fusiller les déserteurs, les sans laissez-passer, eux, leurs pères, mères, frères, sœurs et leurs chefs. « Qu’Allah nous préserve de la calamité des “Allamas”», murmura le fluet interprète en terminant. Les Nègres, comme un seul homme, devaient se lever pour défendre la terre française, la civilisation, vaincre et annihiler définitivement l’hydre allemande. La France se souvenait encore, et les « Allamas » aussi, de la bravoure des gens de Soba. « C’est en témoignage de gratitude pour votre combat que les Blancs ont décidé de vous civiliser avant les autres races en apportant le train à votre pays. La construction du chemin de fer sera suspendue, les travailleurs et les emprisonnés pour manque de laissez-passer seront récupérés et gratifiés de chéchias, de gamelles, de couvre-pieds, de godasses et de fusils et embarqueront pour la France où ils seront nourris, logés, habillés gratuitement et payés deux fois plus qu’un travailleur forcé. Le ministre des Colonies et le gouverneur attendaient des Keita et surtout de Djigui qu’ils se mobilisent pour la civilisation : « Remonter à cheval pour aller dans le pays, haranguer les coreligionnaires, exalter tout le monde pour le combat de l’humanisme et de la liberté, pour une guerre qui est celle du Blanc et du Noir, du musulman et du chrétien. »
Au Bolloda, Djigui a assemblé gardes, sicaires, collecteurs, notables, griots, marabouts, et leur a décrit les trains qu’il avait vus à Marseille et Paris, trains que les cruels et sauvages « Allamas » envisageaient d’anéantir. Motivés, les gardes et sicaires se dispersèrent, retraversèrent les montagnes et les fleuves, racontèrent dans les villages ce qu’avait été le voyage du roi au-delà des mers, détaillèrent les atrocités que les Allemands appliqueraient en cas de défaite française. Mais ni les méthodes ni les discours ne convainquirent les paysans : les sicaires ne ramenèrent que peu de Nègres valides, que peu de récoltes, presque pas d’argent. Le commandant le reprocha à Djigui.
– Pourquoi n’êtes-vous pas allé vous-même palabrer dans les villages ?
– Moi, Djigui… moi, Keita en personne, même si j’avais fait chanter les griots dans chaque village, les prises n’auraient pas été plus substantielles. Les gardes, sicaires et collecteurs sont montés avec mes propres enfants, mes propres paroles, mes bénédictions et mes menaces. Mais le dénuement des villages… L’indigence des gens… Les pays de Soba sont devenus exsangues. La limite de la bête est sa queue ; il n’y a pas de forgeron qui à force de frapper transforme le cuivre en or et aucun éreintement ne peut faire tirer l’eau de la pierre.
L’astucieux interprète ne traduisit pas les proverbes du Centenaire ; directement, il répondit :
– La force, comme la lune, est haute et comme la lune elle ne peut suivre les soucis des minuscules fourmis perdues sur la terre. La ménagère arrange sur la claie de sa case les ustensiles selon leurs usages : près et à portée de la main, les usuels ; mais loin et haut, ceux réservés aux grands événements qu’elle ne peut toucher qu’en se hissant sur un escabeau. La guerre contre les « Allamas » est un grand événement, il faut monter sur l’escabeau pour atteindre ce qui ne s’utilise qu’exceptionnellement. Sinon, les Toubabs – je les connais bien – appelleront un plus haut, au bras plus long pour arranger leurs ustensiles, cuire leurs sauces. Quand une femme ne donne plus satisfaction, on en épouse une autre.
Djigui une fois encore a réuni les gardes, sicaires, collecteurs et recruteurs et une fois encore leur a décrit Marseille et Paris en danger de destruction par les « Allamas ». Il leur a reparlé de la cruelle guerre allemande avec les gaz, les bombes ; de l’intention réelle des « Allamas » de nous « misérer » davantage, de nous tuer davantage. Une fois encore, les hommes de Djigui, accompagnés des fils de Djigui, sont repartis dans les villages, mais sont rentrés avec des maigres butins. Les Nègres restaient sans sollicitude pour Marseille, Paris et les nombreux trains de France. Vendredi, Djigui trouva le commandant inquiet. « Les tirailleurs envoyés de Soba n’ont pas été assez nombreux ni assez courageux. La guerre commence à nous être défavorable. Les Allemands s’enhardissent. » Sans ménagement, il ordonna à Djigui d’apporter plus d’hommes valides. Djigui, malheureusement, au lieu de s’exécuter sur-le-champ, retourna au Bolloda pour travailler et préparer le voyage. C’est-à-dire qu’il alla consulter les sorciers, les marabouts et devins, tua des sacrifices appropriés, fit choisir les jours et heures fastes pour les départs et arrivées, dépêcha des commissionnaires pour truffer de sortilèges les chemins à parcourir et les villages à visiter pour mieux les posséder, rassembla les griots, les joueurs de flûtes et de tam-tams qui devraient l’annoncer, et les épouses qui devraient se partager les nuits d’étape. Ces préparatifs exigèrent des palabres que suivirent des palabres, du temps qui s’ajouta à des demi-journées et retardèrent le déplacement au point qu’à la fin des fins, lorsque Djigui se décida et sortit du Bolloda, monta à cheval, démarra, il n’alla pas loin, même pas jusqu’à Tombou, quand un garde nous rejoignit et nous annonça que la guerre en France était finie, que les nôtres avaient été défaits et que le commandant m’appelait.
Au Kébi, au pied de la terrasse, l’interprète m’attendait ; à brûle-pourpoint, il m’a demandé :
– N’avez-vous pas ce matin, aux chants des coqs, aux hurlements des cabots et surtout aux couleurs dont la lune s’était entourée, eu prémonition de l’événement ?
– Non, ai-je répondu. Je n’avais pas regardé la lune avant la première prière et mes marabouts ne m’avaient rien signalé.
Lui, Soumaré, avait pressenti. D’abord, il avait mal dormi : ses sommeils avaient été troublés par la chaleur et les cauchemars dont très souvent il m’avait entretenu. Il s’était levé en proie au mal que je savais et avait commencé, sous les manguiers, les habituelles promenades que je lui avais recommandées. Il avait alors vu pourquoi la nuit l’avait appelé. La lune s’était singularisée de la façon qu’elle ne se présente qu’une ou deux fois à un homme dans une vie. Il s’était arrêté pour comprendre et avait su que la journée allait être néfaste, que les nôtres étaient vaincus et que beaucoup de nos garçons ne rentreraient pas. Ce serait difficile ; lui, Soumaré, savait, pour avoir pendant trente ans guerroyé, qu’il n’y avait pas de lendemain de défaite heureux.
– Mais entrons chez le commandant. Les Blancs savent toujours exprimer toutes les choses, même les plus indicibles.
Le commandant qui les reçut dans la grande salle fut lointain et lapidaire. Il répéta sur un ton qui ne laissait percer aucun sentiment :
– La bravoure des nôtres a été surclassée par les feux des avions, des chars et des canons de la barbarie. Je commande que les indigènes s’abstiennent de danser pour prier et se préparer aux jours d’incertitude qui commencent.
Il se retira dans son bureau et s’enferma. Ce comportement constituait une remontrance, le commandant était mécontent : Djigui le sut aux commentaires du fluet interprète.
– C’est votre faute, Djigui. Si le jour de déclaration de guerre, vous étiez monté dans les montagnes, aviez parcouru les pistes, visité les villages et hâté la mobilisation, il y aurait eu assez de tirailleurs et les Allemands n’auraient pas vaincu, ils ne se seraient pas approprié Marseille et Paris.
Je rejetai l’accusation et descendis au Bolloda en tête de mon escorte, en silence. Je n’étais pas fautif : quel qu’eût été mon empressement, je n’aurais pu retirer du pays plus de conscrits. En authentique Keita, je ne répondais jamais aux hommes qui, surclassés sur l’aire de la lutte, rentraient se défouler sur leurs pauvres épouses. Au lieu de reconnaître leurs lâcheté et faiblesse, les Français se disculpaient comme le matou fainéant qui, pour excuser sa couardise, se plaint des souris qui mordent les chats dans les lèvres. Quand chacun doit se retourner contre moins fort, la bise souffle contre la calebasse vide : les Français étaient des cornus qui ne donnaient des coups qu’aux bêtes décornées.
Assurément, les sacrifices de Djigui ne semblaient pas avoir réussi, car quelques semaines après, ce commandant partit. Arriva un nouveau commandant avec le Renouveau.
Qu’étaient donc ce nouveau commandant et son Renouveau ? Tous deux étaient inconnus de Djigui comme le vermeil du flamboyant l’est de l’aveugle de naissance.
– Quoi ! Vous ne vous souvenez pas de moi ?
Le Centenaire, pour qui tous les Européens se ressemblaient avec leurs mêmes nez, oreilles, bouches, exigences, casques et barbes, ne se remettait pas son interlocuteur. Tant de commandants étaient arrivés et repartis qu’il lui était autorisé d’en oublier quelques-uns.
– Moi, je suis Bernier, le Blanc qui fut le quatrième instituteur de Soba. Vous ne me retrouvez toujours pas ? N’insistons plus. Ce n’est pas pour cela que je suis revenu. Je suis envoyé pour annoncer et appliquer le Renouveau français. La défaite, par certains aspects, a été salutaire : elle a conduit mes compatriotes à réfléchir, à se ressaisir et à appeler à la tête de la France un vieux aux cheveux blancs, comme les vôtres ; mais un homme qui vaut cent patriarches nègres comme vous. Il est Blanc, instruit, plus sage, courageux et respectable que tous les Nègres du monde. Il aime les enfants, les vieux et les Noirs, donc vous aussi, vous l’interprète et vous Djigui. Ce grand et honorable chef s’appelle maréchal Pétain. Le Maréchal a décidé de faire de vous des légionnaires. Le légionnaire est un ami du Maréchal, un de ses compagnons, un de ses soldats, un homme sur lequel il peut à chaque instant compter. Un légionnaire dit, vit, montre le Renouveau français en aimant d’abord la France, puis ses enfants, ses femmes et en travaillant beaucoup. Avec le Renouveau, les indigènes doivent cesser de dormir, de chanter, de danser et se consacrer au travail. La France étant occupée, cesseront d’arriver en Afrique les grains cultivés et récoltés par les travailleurs et courageux paysans français, les objets manufacturés par les habiles et consciencieux ouvriers français. Sous l’autorité de la poignée de Blancs isolés ici, les indigènes doivent tout réaliser : l’Afrique doit se suffire. Pour mériter l’amitié du maréchal Pétain, les Nègres de Soba doivent cesser de mentir, de marauder, de déserter, de paresser et produire, plus que par le passé, du riz, du mil, de l’arachide, du maïs, de l’huile de palme, du coton. Pour le Renouveau, ils doivent fournir du charbon, des peaux, des ivoires, du sisal, de l’or, du caoutchouc, des cornes, du soja, beaucoup d’enfants pour les écoles et le scoutisme, des malades pour les dispensaires et l’institut des grandes endémies, des femmes en attente pour les maternités, des hommes et femmes pour les chantiers et plantations, et des hommes sains et courageux pour l’armée coloniale qui pourchassera et châtiera les Nègres qui ne suivront pas les sages paroles du Maréchal. Le Renouveau ouvre une nouvelle ère ; commence avec le Renouveau un monde de ferveur patriotique, familiale. Une cérémonie de salut aux couleurs sera, chaque matin, organisée dans chaque hameau avant le départ des paysans aux champs. Tout l’Empire, comme un seul homme, au même moment, se lèvera et répondra : « Maréchal, nous voilà. » Le Renouveau doit être enseigné aux habitants par les légionnaires qui sont les soldats, les partisans, les suivants et les griots du Maréchal.
L’interprète, qui traduisait la déclaration, ajouta ces commentaires :
– Le Renouveau ne doit trouver personne assis », et, en aparté à Djigui : « Il y a des explications qui sont à donner sur le nouveau commandant et son Renouveau qui ne peuvent être dites au Kébi en présence du Blanc.
Djigui souffla un bissimilaï de découragement.
– Attendez-moi cet après-midi au Bolloda, annonça l’interprète en terminant.
Soumaré allait rarement au Bolloda, cinq ou six fois en trente ans, si on exclut les visites protocolaires des fêtes de Ramadan et de la Tabaski. D’ailleurs l’interprète sortait très peu, sauf la nuit où il marchait les longues promenades dont nous avons parlé, à cause du mal que nous savons. Ces promenades se limitaient aux environs immédiats du Kébi où, accompagné de deux gardes du corps, il visitait tous les chantiers ; comptait, à la lumière des torches, les briques, les bottes de paille et les plantes ; pénétrait dans les magasins de la société de prévoyance ; inventoriait le nombre de sacs de riz, d’arachide et de mil ; allait à la prison pour écouter le compte rendu du brigadier ; passait devant chaque poste de gardes ; notait les entrées et les sorties de nuit de chaque fonctionnaire et garde ; arrivait le premier à la mosquée pour la première prière ; le premier chez le commandant le matin avant l’ouverture des bureaux pour rapporter ce qu’il avait vu et répéter ce qu’il avait entendu. Soumaré était le nocturne clabaud du commandant.
Après la troisième prière, notre roi, démoralisé par l’entretien du matin, était couché sur son grabat, pensif, comptant les feuilles de l’arbre à palabres, et nous étions, nous, ses suivants, en train de regarder du côté de la grande rue, quand, à notre surprise, déboucha des environs de la mosquée, toujours dans sa marche fléchissante, le gringalet et recroquevillé interprète perdu dans son habituel grand boubou immaculé qu’il ne parvenait jamais à rassembler.
– Ce qui m’amène ressemble à la cause qui oblige le crocodile à sortir de l’eau pour aller lécher la rosée des herbes. Sauf la volonté d’Allah, le nouveau commandant ne semble pas venu pour la paix.
– C’est à Allah seulement qu’appartient la paix, répliqua Djigui. Pourquoi, Soumaré, n’avez-vous pas murmuré au Blanc que les villages sont incapables de fournir ce qu’il réclame ?
– C’eût été inutile, il ne m’aurait pas entendu.
– Il vous aurait entendu si vous aviez expliqué que, même en changeant la nuit en jour, les gens ne pourraient nous obéir.
– Le commandant ne m’aurait pas entendu.
– Le Blanc vous aurait écouté si vous lui aviez dit que, même en faisant pousser des fromagers dans les creux de la main, le pays ne pourrait pas accoucher de ce que réclame le Renouveau.
– Le commandant ne m’aurait pas entendu, nous ne l’aurions pas convaincu… Dites-moi, Djigui, au vrai, vous ne vous souvenez plus de Bernier, le nouveau commandant ? C’est pourtant facile : pour se souvenir de Bernier, il suffit de se remémorer l’époque de Journaud, votre ami, le commandant Journaud.
Journaud fut le sixième commandant civil de Soba et, de tous nos chefs blancs, le plus pansu ; il était aussi gros travailleur, multiforme, ubiquiste. Le matin, il arrivait qu’on pensât le trouver occupé d’en finir, dans sa garçonnière du camp de gardes, avec la dernière vierge qu’on lui avait apportée, alors que, déjà, il était sur les chantiers en train de gueuler ou dans la brousse à chasser des gibiers. Gibiers dont il gratifiait les Nègres les moins indolents. C’est Journaud qui traça tout le réseau routier des pays de Soba ; c’est sous sa férule que nous réalisâmes nos meilleures récoltes de riz, de coton, d’arachide. C’est lui qui, dès l’appel du muezzin, accompagné des gardes et de l’agent d’hygiène, pénétrait au même moment dans les quartiers, dans toutes les concessions, toutes les cases ; s’assurait de la propreté de tous les puits, des canaris, des habits et des recoins des habitations. Ces inspections, il est vrai, se terminaient souvent par de multiples viols ; mais ce fut, incontestablement, la seule époque de notre histoire où nous vécûmes sans moustiques, sans mouches, sans poux, sans punaises, sans rats, sans cafards ; la seule où le paludisme, les lopres, les pians, les amibiases, les maladies du sommeil et les maladies vénériennes reculèrent à Soba.
Djigui acceptait de se remémorer la grande époque du gros Blanc qui, un jour sur un chantier, à la place de son habituel verre de bière, se fit apporter une jeune Négresse et l’essaya. L’expérience le transporta et le transforma si bien que sa Blanche ne lui satisfit plus : elle devint pour lui froide comme un serpent, fade comme de la silure non pimentée, parce qu’elle ne l’enivrait pas comme la puanteur des fesses des jeunes Négresses, leurs peur, trépidations et cris.
– C’est Journaud, s’écria l’interprète.
Djigui voulait bien se rappeler que ce gros Blanc s’était constitué un harem de près de vingt têtes dans chaque canton et avait fabriqué des mulâtres qui systématiquement étaient arrachés à leurs mères et envoyés en pension au foyer des métis où ils se révélèrent tous de la bonne semaille, car ils devinrent les premiers instituteurs, commis et médecins de notre pays.
– Tous ces métis sont des enfants de Journaud, s’écria encore Soumaré, satisfait. Vous vous remettez bien Journaud et son époque, donc vous pouvez facilement vous souvenir de Bernier.
– Non, non !
C’était déjà trop pour Djigui, résolument, il refusait de « se sortir » Bernier. Pourtant… pourtant ! Celui qui se souvenait de Journaud et son époque n’avait pas grand effort à faire pour se remémorer Bernier.
Bernier était l’instituteur blanc qui, à l’époque, s’était enfui avec la femme du commandant Journaud. Djigui, avec un rien d’effort, pouvait se souvenir des cachotteries et de la fougue de Mme Journaud. Pendant que son époux bastonnait les Nègres pour les dégourdir et les civiliser, couchait avec les Négresses pour améliorer la race noire, elle pleurait au Kébi avec ses trois petits mignons de Blancs. Au commencement de la perversion de son mari, Mme Journaud multiplia les scènes, réalisa dépression sur dépression, rien n’y fit : son mari était irrécupérable. Elle ne retrouva son appétit et n’arrêta les pleurs qu’en rentrant chez l’instituteur Bernier, un vrai derviche, qui n’avait jamais pu se faire à la puanteur du Nègre pour s’accoupler avec une Négresse et qui, nuit et jour, tournait dans sa case au milieu de ses livres.
Comme tout instituteur toubab, Bernier avait débarqué avec la haute mission de civiliser, de ramollir les têtes granitiques des négrillons. Besogne qui se révéla ingrate, quasi irréalisable et rebutante au point qu’il envisagea, les premiers mois de son séjour, de retourner dans son Bugey natal, et ne se ravisa que lorsqu’il eut analysé la société coloniale. La réalité était simple et évidente : seuls les Nègres – c’était leur destin – et quelques Blancs idéalistes – c’était leur vouloir – travaillaient. Le climat interdisait aux autres Toubabs qui, lorsqu’ils n’étaient pas des imbéciles, étaient des bandits, de s’exténuer sous les tropiques. Les imbéciles gouvernaient et les bandits s’enrichissaient. S’il est difficile de s’improviser bandit, se transforme qui le veut en imbécile et Bernier décida de le devenir. Il refusa de travailler, de perdre son temps et sa salive à blanchir des têtes crépues, absolument indécrottables, et se cloîtra dans son bureau. Chaque matin, un élève du cours supérieur préparant l’entrée au Groupe scolaire de la capitale frappait à la porte, entrait avec des manuels. Bernier marquait les devoirs sur lesquels les jeunes Nègres devaient se civiliser au lieu d’aller dans la journée chaparder le maïs, les mangues et les poulets des pauvres paysans. Ensuite, il se lavait les mains, ouvrait le gros livre dans lequel étaient consignés, chapitre par chapitre, les devoirs de l’homme blanc à l’endroit de son inférieur noir, instructions qu’il devait apprendre pour entrer à l’École coloniale de Paris qu’il appelait l’École des imbéciles.
Deux fois par semaine, son ami, le toubib de Soba – d’accord avec lui sur l’analyse de la société coloniale – passait, prenait le pot et gribouillait des ordonnances qui prolongeaient les congés. Bernier eût, dès la première tentative, réussi le concours si sa répugnance pour les Négresses n’était restée toujours vivace et entière, et si Mme Journaud n’était pas entrée chez lui tous les matins. Elle s’agenouillait à ses pieds, pleurnichait, geignait et se plaignait de son répugnant de mari, goulu de petites Négresses puantes. Il l’avait délaissée, elle, une « Toubabesse » avec ses trois enfants blancs dans cette sauvage et lointaine Afrique. La commisération de Bernier pour cette mère chrétienne se mua en grand amour. Mais l’infâme mari qui s’était négrifié jusque dans la mentalité et les mœurs ne supportait pas qu’on consolât une épouse avec laquelle il n’avait plus de relations : il fit rapatrier sa femme et expulser son amant. A Paris, l’instituteur termina ses études à l’École coloniale, retrouva son amante ; ils se marièrent.
Bernier était rancunier. Dès qu’il eut le grade de commandant de cercle, il sollicita le poste de Soba, dans la seule intention de venir apprendre aux indigènes à distinguer un pur Blanc d’un faux et corriger l’image que les errements, les débauches et cochonneries de Journaud avaient laissée de l’Européen. Un pur Blanc français est conscient de sa responsabilité, de sa respectabilité et de sa supériorité morale et intellectuelle sur l’indigène. Il est bon père de famille, bon chrétien, bon patriote et ne se rabaisse pas à coucher avec les femmes des Noirs qui sont d’ailleurs – entre nous, il faut le dire – repoussantes. Journaud n’était pas un Aryen, un vrai Français. Il avait du sang juif, ce qui expliquait son comportement. Depuis l’arrivée du Maréchal au pouvoir, les Juifs avaient été écartés de tout commandement et internés. Comme vous, indigènes, les Juifs sont voleurs, retors et dissimulateurs.
En feuilletant les archives du Kébi, le nouveau commandant avait retrouvé le rapport que Journaud avait envoyé au gouverneur. Il expliquait que c’était sur votre demande à vous, l’interprète et le chef Djigui, que lui Journaud réclamait le rapatriement immédiat de son épouse et de son amant, parce que, justifiait-il, les Nègres n’aiment point obéir au mari trompé. L’interprète a immédiatement démenti. Le commandant Bernier a souri : Journaud a pu mentir. Les Juifs comme les Nègres naissent menteurs.
Assurément… Assurément, le commandant Bernier – il faut le redire – n’était pas venu pour la paix. Il ne restait qu’à se préparer et en appeler à la bonté divine contre les difficultés, les dangers et la honte que portaient ses dires et intentions, comme les nuages charrient l’orage et le tonnerre.
Avec insistance, Soumaré conseilla à Djigui, en dépit de son grand âge, de remonter à cheval pour aller expliquer aux habitants ce qui se nomme le Renouveau du maréchal Pétain. Autrement, le nouveau commandant pourrait vous « misérer », vous malfaire.
Djigui ne le pouvait plus et ne le voulait pas.
– Vous allez le vouloir et l’accomplir, répondit Soumaré qui, frère de plaisanterie des Keita, poursuivit en badinant. Je dis que vous allez le vouloir et l’accomplir, parce que, sans grand effort, vous saurez redire les paroles du Renouveau qui sont des propos du Maréchal et de Bernier, deux hommes qui doivent être, vu leur impudeur, du clan des Keita.
– Non, non, répliqua le Centenaire qui, depuis de nombreux mois, pour la première fois souriait. Non, non, nous refusons Pétain et Bernier dans notre parentèle. Ce sont des Blancs, nous, les Keita, classons tous les nazaréens dans le clan des Soumaré et leur attribuons le nom totémique Soumaré. Comme vous, ils ne connaissent pas la honte, et ont pour second totem la vérité.
Toute la cour sourit comme son roi.