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Le ruisseau désert des lavandières et des éclats de rire des sous-bois sans lesquels il n’y a pas de villages proches

C’est lundi matin, à l’heure de l’ourébi, qu’il se redressa et se mesura ; il était toujours haut. Le patriarche se désenroua par un puissant souffle ; le toussement provoqua un léger vent qui souleva la poussière, et les gendarmes s’envolèrent de l’arbre à palabres, le fissandjiri légendaire et sacré du Bolloda. Mais le bruit n’atteignit pas comme jadis le mont de Soba pour se prolonger dans les multiples échos d’antan. Le Centenaire caressa sa barbe, rajusta sa coiffure et plongea sa main droite dans la grande poche chargée de mille fétiches et gris-gris impossibles. A ce geste, tous les gendarmes regagnèrent leurs nids. Donc il pouvait encore. De la prière, de la démarche et du revers de la main, il rejeta l’âge, la décrépitude et les monnew. Nous qui toujours l’avions admiré, tout de suite, l’entendîmes. Nos multiples bras accoururent pour le hisser sur Sogbê qui quoaillait.

Djéliba entonna un vieil air des grands jours du règne ; les xylophones, les tam-tams et les coras résonnèrent ; le convoi s’ébranla. Djigui, bercé par la voix de son vieux griot, s’abandonna aux cadences de Sogbê, refusa d’écouter les nombreux murmures qui sourdaient de la terre en marmottant.

« Ne pars pas pour une localité où tu n’arriveras pas, on n’arrive jamais où il n’y a ni vivant, ni mort, ni jour, ni nuit, ni hivernage, ni harmattan, ni bruit, ni silence. »

 

Le Centenaire de toute sa hauteur dédaigna les prémonitions funestes, il croyait les avoir toutes exorcisées par les puissants sacrifices d’avant le départ : il se trompait.

Dès que les susurrements s’arrêtèrent, apparut le premier zombie : une femme serrée dans un pagne en coutil blanc. Il la vit venir de loin, elle volait plutôt qu’elle ne marchait à notre rencontre jusqu’à deux pas du cheval de Djigui, avant de s’atténuer, de s’écarter, de s’enfoncer dans la brousse et de réapparaître à quelques aunes du fossé, à demi cachée par les hautes herbes, où elle s’arrêta et nous épia. C’était habituel, connu et courant chez nous : les zombies de ceux qui viennent de mourir quittent le village, marchent et sont souvent rencontrés et vus par les voyageurs. Pour se rassurer, Djigui se pencha et désigna le revenant à un de ses compagnons : aucun des suivants ne le voyait ! Cela aussi était habituel et connu : le revenant, très souvent, ne se fait voir qu’au plus ancien, le plus sorcier des voyageurs et, incontestablement, Djigui valait plus que le plus savant de ses suivants.

Mais l’étrange commença quand il compta un, deux, trois, cinq, vingt, des centaines de revenants qui se suivaient, volaient plutôt qu’ils ne marchaient à sa rencontre, et qui, l’un après l’autre, arrivés à deux pas devant lui, dans un mouvement quasi automatique, s’atténuaient, s’écartaient et réapparaissaient à demi cachés dans les hautes herbes, où, à deux aunes du fossé, ils constituèrent une véritable double haie de femmes et d’hommes, tous serrés dans le même pagne de coutil blanc. Cela n’était pas vrai, cela ne devait pas exister : cela signifierait que tous les habitants de tous les villages étaient en train de mourir. C’étaient donc des mauvais zombies ; il fallait les exorciser. Djigui le fit en tirant de sa poche un gri-gri approprié qu’il agita : les abords de la route furent dégagés.

Ils arrivèrent au premier ruisseau du premier village. Le ruisseau était désert des lavandières et des éclats de rire des sous-bois sans lesquels il n’y a pas de villages proches. Mais, étrangement, tout le décor était en place : les ballots de linge sale dans les calebasses, les morceaux de savon sur les galets, le linge lavé qui séchait, les canaris et les gourdes des porteuses d’eau alignés près de la chute. Certainement… certainement, les lavandières et les porteuses d’eau n’étaient pas loin ; elles s’étaient réfugiées dans le bois à notre approche. Djigui ordonna à ses hommes de descendre de cheval pour commander aux ménagères de sortir des cachettes et saluer le roi. Les suivants s’exécutèrent : il n’y avait personne ! Personne après les troncs d’arbres ! Personne dans les herbes ! Un suivant se courba pour ramasser une calebasse de linge sale : la calebasse et son contenu étaient en poudre ! Tout était en poudre : les pagnes, les canaris, les gourdes, les morceaux de savon ; comme si tout avait été laissé là sur les berges et les rochers pendant des décennies, exposé aux intempéries qui avaient tout pulvérisé et lévigé. L’eau courante que le convoi traversa était d’une limpidité exceptionnelle pour la saison, avec, dans le lit et sous les eaux de la rivière, des objets blancs que le patriarche ne chercha pas à identifier et qui, de loin, ressemblaient à des ossements humains, à d’innombrables crânes humains.

Après la rivière et le petit monticule, apparurent les cases du village ; il était désert. Entre les concessions ne circulaient pas d’animaux domestiques : ni chiens, ni chèvres, ni poulets ; et dans les touffes des manguiers, des caïcedras, des fissandjiris, des fromagers, pas non plus de ces gendarmes qui toujours existent dans les arbres des villages habités. Pourtant, sur les sables des ruelles séparant les cases, se distinguaient les traces des pas des habitants ; des chaumes des toits montaient les fumées des foyers ; dans la mosquée, les nattes étaient étendues ; dans le cimetière, s’alignaient de nombreuses tombes fraîchement couvertes. Sans doute, à l’approche du roi et de ses suivants, les habitants s’étaient-ils réfugiés dans la brousse. Cela était d’autant plus vraisemblable que nous sentions, comme autant de piqûres, les milliers d’yeux qui nous épiaient et que nous n’arrivions pas à repérer. Les piqûres devinrent méchantes, obsédantes. Djigui cria pour annoncer la présence effective du grand chef et grand patriarche Keita et appela les habitants à réintégrer les cases. Personne ne répondit, rien n’apparut. Il fit chanter Djéliba et ordonna qu’on frappât les tambours, sans succès non plus. On refusait d’obéir, on le défiait et, comme ses suivants se plaignaient eux aussi des dards des regards, il ordonna aux gardes et aux sicaires de débusquer les habitants. Ceux-là, avec leur habituelle brutalité, arrachèrent les herbes, mutilèrent les arbrisseaux, abattirent les termitières cathédrales, sans rien découvrir. Sans rien changer aux effets des regards qui, au contraire, du moins en eut-on l’impression, semblaient s’être armés de fragments de miroirs qui reflétaient le soleil, aveuglaient le Centenaire et menaçaient de nous griller.

Djigui, courroucé, fit signe aux sicaires qui mirent le feu aux brousses environnantes. Sans qu’on ait compris comment cela se passa, les flammèches voltigèrent des herbes aux toits des cases ; tout le village s’embrasa. De hautes flammes coururent sur le sable, de toutes les venelles elles convergèrent sur les visiteurs qui n’échappèrent au péril que grâce à Djigui. Le roi prononça les plus dures des plus fortes paroles magiques qu’il savait dire contre les maléfices. Nous avons vu arriver de tous les horizons, guidés par les origous et les vautours huppés géants, des centaines de charognards qui plongèrent dans les flammes, les étouffèrent de leurs ailes et les éteignirent. Se découvrirent, çà et là, quelques pans de murs lépreux au milieu d’une fumée exécrable de plumes et de chair calcinées. Le vent tourna, la fumée d’un trait se dissipa, un soleil radieux se dévoila, un silence dense, que nos efforts pour parler et nous mouvoir ne parvenaient pas à troubler, occupa l’univers. Et nous fûmes surpris de voir toutes les places, toutes les venelles et les cours du village jonchées de milliers de charognards morts dans la même attitude, couchés sur le dos, les pattes en l’air, déplumés, têtes brisées de la même manière. Les pressions et les piqûres des regards humains cessèrent de nous incommoder.

Djigui voulut s’arrêter, se féliciter et se faire louanger pour l’efficacité de sa savante sorcellerie ; il n’en eut ni le temps ni les moyens, car réapparurent les revenants. Ils étaient tous, hommes et femmes, serrés dans les mêmes pagnes de coutil blanc, tous dans la même attitude implorante ; et ils formèrent une double haie des deux côtés de la ruelle centrale du village ; Djigui et ses compagnons comprirent qu’ils étaient congédiés, ils obtempérèrent et s’évadèrent au galop. Le Centenaire ne discuta pas les ordres des revenants ; il n’en avait plus les moyens physiques, moraux et magiques ; sa science magique, la plus vaste qui ait été donnée à un homme de chez nous, était épuisée. En s’enfuyant, les vaincus et congédiés découvrirent au passage dans un flou lointain, comme dans un rêve, le cimetière noir de pleureuses, et, à la sortie du village, les berges et le lit du ruisseau pullulant de lavandières, muettes, qui attendaient notre éloignement pour reprendre les lavages. Puis ce fut la double haie de zombies jusqu’au mont, d’où s’entrevoyaient, entre les feuillages, les toits de Soba et du Bolloda, et où les chevaux essoufflés purent s’arrêter.

Djigui, las, s’écroula sur la selle et le garrot, prononça des litanies, se redressa. Au loin, sa ville restait dominée par son palais qui, comme sa vie, était inachevé. Djigui était défait ! avait été congédié par ses sujets. Il ne se retourna pas, c’eût été lâche. Et il n’est pas vrai qu’il pleura ; il n’avait plus une goutte de larme dans le corps. Il accomplit ce qu’il faisait quand une colère dont il ne tenait pas le responsable l’emportait. Il se mordit l’auriculaire, le mordit au sang ; il l’eût sûrement tranché si Djéliba n’avait alors psalmodié les louanges qui l’obligèrent à lâcher prise. Il cracha du sang ; du sang dégoulinait de sa main droite. Cela l’apaisa. Il interrogea et s’interrogea. Autour de lui tout était indifférent, muet, vide ; jamais le pays de Soba, patrie des Keita, n’avait été aussi silencieux et indifférent à ses préoccupations. Toujours en tête de ses compagnons, il voulut descendre sur sa capitale mais, brusquement, le crépuscule tomba et comme c’étaient l’harmattan et le mois du ramadan, la lune parut, le brouillard se leva et le sifflement du silence ; Djigui et ses hommes se découvrirent dans le péché des croyants qui n’avaient pas accompli la quatrième prière et n’avaient pas coupé le carême à l’heure prescrite. Ils étaient désorientés, s’étaient égarés. Ils déambulèrent dans la lumière blafarde à travers des bois, des champs et des pistes, et débouchèrent sur des ruines qu’ils reconnurent, c’étaient celles du tata, les fortifications de Soba où tant de victoires avaient été célébrées, tant de sacrifices tués et enterrés. Là, un jeune héraut essoufflé et effronté leur coupa la route et annonça au Centenaire :

– En votre absence, vos femmes, vos enfants, parents, amis et protégés n’ont pas été nourris. Toutes les calebassées qu’on leur a préparées ont été disputées, enlevées, avalées par une multitude de villageois affamés et gloutons, travestis en étrangers.

Djéliba répliqua et expliqua que cela était permis, vrai et juste, parce que la fière devise des Keita dit : « Arrivant au Bolloda, assieds-toi et rassasie-toi jusqu’à en vomir, sans aucune considération, sans regarder ni t’en soucier. On n’a pas cuit pour toi ; on cuit toujours suffisamment pour les arrivants, qu’ils soient ou non annoncés, qu’ils viennent ou non. Ce que tu mangeras aurait été là que tu sois ou non arrivé au Bolloda. C’est une vieille devise qui ne peut être trahie ou démentie par un Keita quelle que soit la misère dans laquelle il se débat. »

– Non, assurément non, chuchota Djigui dans un chuchotement affligeant.

Et l’impudent messager, toujours haletant, plus insolent que jamais, de poursuivre :

– Roi, n’allez pas au Bolloda : personne ne vous y attend, il n’y a rien pour déjeuner. Toutes les calebassées de bouillie de mil préparées pour couper le carême ont été disputées, enlevées, avalées par une multitude de paysans affamés, travestis en mendiants.

Djéliba encore répliqua et expliqua que ce pillage était autorisé, vrai et juste. Le devoir des Keita était depuis des siècles de garantir le déjeuner du ramadan à tous les musulmans qui n’avaient pas le moyen de couper le carême. C’étaient leurs aumônes et dîmes, ce devoir ne pouvait être trahi ni démenti par un Keita quelles que soient les peines qui l’assaillaient.

– Non, assurément non, murmura Djigui dans une litanie insupportable.

C’est à ce moment que la lune disparut, vaincue par les aboiements et les nuages. La nuit de ramadan s’épaissit par le manque de senteur de bouillie sans laquelle il n’y a pas de soirée de jeûne. Les ténèbres et le brouillard se solidifièrent, et toutes les issues en même temps se confondirent et parurent interdites, sauf une, enseignée au loin par une flammèche vacillante de lampe à huile. Djigui s’y engagea, nous le suivîmes. Qu’Allah en soit loué ! Elle nous conduisit à la mosquée sur les tombes des aïeux Keita. Là nous étions en lieux connus, et pouvions être secourus : de nombreux bras empressés descendirent le Centenaire de son cheval et le déchaussèrent. Il se livra à la prière jusqu’à ce qu’il eût repris ses esprits ; au lieu de rompre aussitôt, de se libérer, de sortir, il s’assit d’abord à croupetons, puis en tailleur et continua à réciter son chapelet. Les autres prieurs imitèrent le patriarche, et sortirent de la nuit des centaines de fidèles qui, sans préciser s’ils étaient des hommes ou des ombres, se joignirent à eux, les entourèrent, les étouffèrent, occupèrent la mosquée et son parvis. Alors, les vacarmes des aboiement des chiens baissèrent ; spontanément s’organisèrent des cercles de lecture du Livre, et commença cette très longue veillée de prière que le patriarche avait tant recherchée, nuit que les griots biographes de Djigui appelleront plus tard la « nuit de retournement ».

Aux premiers chants des coqs, Djigui avala une gorgée d’eau pour couper un jeûne d’une journée et d’une nuit révolues, et s’attaqua à une nouvelle journée de pénitence. Ensemble, nous courbâmes la première prière du matin, et nous dîmes encore notre chapelet quand le soleil eut surgi au milieu des barbouillis cuivrés de l’horizon. Gloire à Allah ! Le Centenaire compta que c’était vendredi : il voulut monter au Bolloda et au Kébi pour s’acquitter de ses obligations et visites du vendredi. Il n’avait rien pressenti ! Lui, le plus intelligent et le plus savant du pays, il n’avait rien entendu, n’avait pas su que ce n’était plus possible. En une nuit, toutes les années vécues et vaincues étaient revenues, l’avaient assailli, vieilli, décrépi, modifié. Les forces chassées de son cœur, de ses yeux, de ses veines s’étaient enfouies dans le sol et l’avaient cloué à terre. Il lui fallait ou un bâton ou une épaule pour se lever, alors que le troisième pied est interdit à un roi. Personne ne le secourut : il resta impuissant dans sa peau de prière, continua de psalmodier, toute la matinée jusqu’à la grande messe de midi. C’est ensuite que nous eûmes quelque pitié pour notre roi : l’assistâmes et le hissâmes sur sa jument Sogbê qui, affolée, galopa en direction du Kébi. Tous les dignitaires, sans les chants, tam-tams et balafons habituels, suivirent Djigui qui, enfin, montait décidé. Il allait annoncer au commandant, au gouverneur, à la France que lui et Soba avaient vieilli, étaient épuisés et exsangues : ils renonçaient au train. A persister, le rail ne passerait que sur des tombes et le train n’aurait âme qui vive pour l’accueillir. Djigui ne voulait plus de train ! Les travailleurs forcés allaient rentrer ! Les conscriptions et prestations allaient cesser ! Djigui supputa, supputa jusqu’à croire au retour des temps anciens où il était seul maître de Soba. Ces illusions et rêves firent rire l’interprète aux éclats. D’une façon bruyante qui déclencha mille autres rires moqueurs, un véritable vacarme qui abasourdit le roi. Djigui ne se retourna pas pour rechercher d’où provenait le chahut et qui l’organisait.

C’eût été futile et c’était trop tard ! Depuis trois nuits, Djigui n’était plus le vrai chef des pays de Soba – il était le seul du Mandingue à l’ignorer. Le gouverneur et le commandant Bernier avaient estimé qu’il avait trop vieilli : ils voulaient le préserver de tout ce qui pourrait l’éreinter et l’achever. Désormais les autorités s’adresseraient à Béma – qu’Allah l’aide –, le cinquième fils de Djigui, qui porterait le carquois de la force et du pouvoir des Keita, serait le roi de Soba. Il ne serait plus demandé qu’une seule obligation à Djigui – qu’il accomplirait s’il le voulait ou le pouvait – les visites de vendredi, des visites allégées qui se limiteraient à de simples salutations au commandant après la grande messe du vendredi.

En silence, à demi couché sur son cheval, le rêne dans la main gauche, mordant son index droit de dépit, Djigui descendit sur le Bolloda. Lourd soleil et journée de ramadan qui par tous les interstices nous pénètre et nous fait expier, par la soif, la faim et la fatigue, les péchés d’une longue année. Allah, Lui le Tout-Puissant, ne se trompe jamais, c’est nous qui parfois n’arrivons pas à démêler tous ses enseignements.

Les nazaréens l’avaient frappé avec la complicité de son fils Béma. La blessure de Djigui provenait d’une possession de Djigui. On n’appelle pas au secours quand le couteau qu’on porte à sa ceinture vous transperce la cuisse : en silence, on couvre sa plaie avec sa main. Le pus de l’abcès qui vous pousse à la gorge inévitablement vous descend dans le ventre, et la seule blessure qui ne se ferme jamais est celle que vous laisse la morsure du crocodile issu et sorti de votre propre urine.

« Béma ! Fils de Moussokoro ! Moussokoro ! » s’écria le vieillard. Cinq fois il clama ce nom de femme.