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Dans ce monde, les lots des femmes ont trois noms qui ont la même signification : résignation, silence, soumission

Un cavalier pansait son cheval sur ce bord de la rivière. De la brousse de la rive opposée, l’enfant serré au dos, croulante sous des bagages encombrants, une femme déboucha comme un mensonge. Son époux, les bras ballants, une bouilloire en sautoir et une peau de prière en bandoulière, la suivait en maître. Ils venaient de loin ; le couple était fatigué. Sur la berge, l’homme aida la femme à se décharger. La femme desserra son bébé, puis en épouse soumise et infatigable, elle descendit dans le lit de la rivière, puisa de l’eau, pendant que l’homme déployait la peau de prière. Ils se désaltérèrent, se reposèrent ; la femme allaita son bébé, l’homme fit ses ablutions et pria. Le cavalier ne les regardait plus ; il bouchonnait son cheval.

« Au secours ! au secours ! » Le cavalier sursauta et se retourna : la femme, emportée par le courant, se noyait. Il se jeta à l’eau, nagea et la sauva… Quand le mari avait commencé à dire son chapelet, la femme avait entrepris de porter d’une berge à l’autre, colis par colis, les bagages. Elle avait traversé à gué une première charge sur la tête, avait confié cette charge au cavalier. La deuxième charge était mal fagotée ; au milieu du gué, un ustensile s’était détaché ; la femme avait tenté de le rattraper, elle avait trébuché et le courant l’avait emportée.

« Qu’Allah vous en soit reconnaissant ! merci ! merci ! » dit le mari en arrivant. Toujours essoufflé, encore affolé, il prononça d’autres chaleureuses bénédictions et se présenta. Il était marabout et se nommait Abdoulaye Diawara ; sa femme Karidia. Ils venaient du lointain Nord, de Tombouctou. « Mon épouse Karidia attend. La coutume de chez nous veut que se donne en mariage, à celui qui sauve une femme en grossesse, l’enfant que porte la secourue si le rejeton est une fille. »

Le jeune cavalier n’était autre que Djigui, le dauphin du royaume de Soba. Il amena Diawara et sa femme en ville, les présenta à son père, le roi de Soba, annonça à celui-ci qu’il venait peut-être d’acquérir une femme et rapporta l’accident. Diawara s’installa et ouvrit une école coranique à Soba. Quelques mois après, sa femme accoucha d’une fille. La maman de Djigui accourut et attacha une ficelle rouge au poignet du bébé. « Qu’Allah donne longue vie à cette enfant. Par ce fil, je la réserve aux Keita. Je suis sa marraine. Elle portera le nom de Moussokoro, mon nom. Comme moi, elle sera la préférée du roi. Encore longue vie à mon homonyme ! » Elle partit et revint accompagnée de trois esclaves : le premier portait un panier de volailles, le second une calebassée de grains, le dernier tirait un mouton. C’étaient les présents des Keita pour la naissance. Au baptême de l’enfant, ils offrirent deux bœufs et n’oublièrent jamais à chaque Tabaski de confirmer leurs droits en apportant des colas au père, des pagnes à la mère et des camisoles à leur future femme.

Le père Diawara, grand marabout et magicien, apprit la sorcellerie et le Coran à sa fille, par trois fois elle passa l’examen de récitation du Livre et le réussit. Sa maman lui enseigna les petits secrets des femmes du Nord pour se faire préférer : l’art de l’amour et les recettes des succulentes cuisines des femmes du Nord que nous, Malinkés du Sud, aimons tant et que nos épouses ignorent. Rapidement elle devint remarquable comme un poulain blanc de pur sang parmi les bourricots. Mince, de grande taille, de teint clair (son père était métis maure, sa mère de race peule), on ne la croisait pas sans se retourner.

 

Qu’y avait-il de solide dans cette biographie ? « Peu… très peu de grains. Elle était née fabulatrice et c’était elle qui dictait cette relation des faits aux griots », répondait le petit peuple de Soba qui détestait Moussokoro, la préférée – il l’appelait l’étrangère. La réalité aurait été plus simple : un après-midi, le dauphin Djigui sauva de la noyade une voyageuse. En signe de reconnaissance la voyageuse, des mois après, vint proposer un bébé comme épouse aux Keita qui – c’était leur politesse – acceptèrent et chargèrent la mère et ses accompagnateurs des présents qu’on offre aux beaux-parents. C’est tout… Le reste est conte, menterie. Comment la mère de Djigui, qui était la préférée et sortait exceptionnellement, pouvait-elle aller chez des étrangers ?

 

Un matin, le père de Moussokoro se fâcha, lia les bras de sa fille au dos, l’attacha à un pieu, l’injuria abondamment, la battit jusqu’au sang, jusqu’à ce qu’elle perdît la voix ; la détacha et alla la livrer les bras toujours liés au dos à son époux Djigui qui, entre-temps, était devenu le roi de Soba.

« Je viens vous remercier de l’hospitalité que vous m’avez réservée pendant mon séjour à Soba. A regret, je vous dis adieu. Un rêve prémonitoire m’interdit de passer une seule nuit de plus dans votre pays où j’ai vécu près de vingt ans. Nous, Diawara de Tombouctou, possédons une relique, le saint Coran de l’aïeul qui fonda notre tribu au IXe siècle. Elle est conservée par le chef, le patriarche du clan. Au décès du dépositaire, elle se révèle par un rêve au successeur, le nouveau patriarche. Elle a traversé mon songe d’hier soir. Probablement mon vieux père est décédé ; les mânes des aïeux m’ont désigné comme patriarche ; tout le monde m’attend à Tombouctou. Ce songe m’interdit de passer, avant que je sois en possession de ce saint livre, deux nuits successives dans un même lieu. J’honore l’engagement pris le jour de mon arrivée et vous livre excisée la femme que vous avez gagnée par votre courage. Je vous l’abandonne dans cet état honteux, parce qu’elle a tenté de nous déshonorer tous : vous, elle-même, et tous les Diawara. »

Le roi remercia le marabout, s’acquitta du solde de la dot de Moussokoro et même y ajouta un cheval et de l’argent pour viatique.

Comme vingt ans plus tôt, Diawara, son épouse et ses enfants traversèrent à gué la rivière, mais cette fois dans l’autre sens. L’épouse était inconsolable ; elle abandonnait sa fille dans les mains des Malinkés barbares du Sud lointain. C’est en larmes, toujours en épouse soumise et infatigable, qu’elle transporta sur la tête les bagages, colis par colis, d’une rive à l’autre pendant que son maître de mari caracolait sur le cheval, heureux d’avoir réussi un avantageux échange. Les bagages étaient encombrants et lourds ; elle s’y reprit à trois fois. Mais aucun ustensile ne se détacha, elle ne trébucha pas ; il n’y avait pas de prince sur l’autre rive pour la secourir. Même dans la forêt, tous les cris ne se répètent pas par des échos.

Deux semaines après, Moussokoro fut encore ramenée au Bolloda les bras encore liés, le dos encore en sang. Le sicaire et l’eunuque qui la tenaient s’agenouillèrent et s’expliquèrent.

– C’est sa troisième fugue. Elle porte l’honorable nom de votre mère ; nous lui devons du respect ; nous demandons votre autorisation pour la mettre au fer.

– Détachez-la. (Les hommes s’exécutèrent.) Maman ! (Par respect pour sa maman Djigui ne nommait jamais les homonymes de sa mère par leur nom de Moussokoro.) Est-ce vrai que tu ne veux pas de ton fils ? Dis-moi ce qui ne te va pas ? Demande-moi ce qui te manque ?

– Je ne veux ni de votre or ni de votre argent… (Elle avait commencé à parler debout ; les sicaires l’obligèrent à se prosterner. « On parle au maître à genoux. » Prosternée, elle poursuivit.) Je ne demande que la liberté.

– Quelle liberté ?

– La liberté d’aller rejoindre celui…

Elle allait avouer. Les sicaires se précipitèrent ; ils l’auraient assommée si le roi par un regard ne les avait pas arrêtés dans leur élan. Djigui afficha un sourire moqueur.

– Tu es une ma mère. Une bonne mère n’abandonne jamais son fils. Je ne te laisserai jamais partir.

– Je m’enfuirai encore. Je rejoindrai ma maman.

– Tu ressembles dans ce pays à un palmier dans la forêt parmi les arbrisseaux, tu es une étrangère, tu ne peux pas passer inaperçue ; tu seras encore rattrapée et ramenée.

– Je ne resterai jamais.

– Ton père en te livrant m’a demandé de te considérer comme ma fille. Tu es à la fois ma fille, ma mère et mon épouse. Comment peux-tu songer à me quitter ?

– Je ne veux pas demeurer votre épouse.

– Tu l’as été avant ta naissance, tu le seras toute la vie. Je ne me laisserai jamais déposséder d’une belle femme comme toi, une belle femme acquise par mon courage. (Puis se tournant vers les sicaires.) Ramenez-la. Surveillez-la, mais respectez-la. Les malédictions qu’elle pourrait proférer contre nous ont la valeur de celles de ma mère. Un homme réussit en dépit des malédictions de son père, mais jamais après celles de sa mère. Évitons qu’elle nous maudisse.

Le harem de Djigui pullulait de jeunes femmes que les chefs de village avaient offertes lors du couronnement, en plus des bœufs, des moutons et des mesures de grains. Toutes étaient de solides paysannes qui se lavaient peu, nouaient maladroitement les pagnes et disaient faussement les prières. Mais elles avaient bon cœur. A l’arrivée de Moussokoro éplorée, elles entrèrent nombreuses dans sa case, la consolèrent, chacune lui proposa son amitié. Elle ne répondit pas, les congédia et claqua la porte.

Soudain, un hurlement éclata. L’eunuque et le sicaire, postés devant le seuil, ouvrirent la porte. Moussokoro était couchée sur le tara, l’orteil dans les deux mains, se tordant de douleur et de rage. En reculant, elle avait achoppé sur un pieu du lit de bambou. Les gardes refermèrent la porte. La douleur passée, Moussokoro s’agenouilla et examina son petit orteil ; il ne saignait pas. Elle s’étendit. La douleur lui donna un certain recul, une certaine sérénité dans le désespoir.

« Tu mens ; toi, tu es Moussokoro, la femme du roi. Ce qui te suit est plus brûlant que le feu. Je t’abriterai cette nuit pour que les fauves hantant les environs du village ne te dévorent », lui avait dit la vieille à la porte de laquelle elle avait frappé dans le premier village où elle était arrivée. Le matin au premier chant du coq, la vieille l’avait réveillée. « Tiens, voilà du linge, voilà des provisions. Pars, éloigne-toi, personne dans ce village n’osera t’accorder l’hospitalité. Promets à cause d’Allah qu’à personne tu ne révéleras que cette nuit je t’ai abritée. » Avant qu’elle se glissât et disparût dans la nuit, la vieille lui avait pris la main en pleurant. « Ma fille, tu aurais dû écouter les conseils qu’on t’a prodigués : renoncer et te résigner. Tu ne parviendras pas ; tu échoueras. Dans ce monde, les lots de la femme ont trois noms qui ont la même signification : résignation, silence, soumission. »

Elle ne pouvait pas se hasarder loin dans la brousse ; les hyènes n’étaient pas encore rentrées dans les cavernes, elles ricanaient à l’autre bout du village. Égarée, Moussokoro a continué à tourner autour des cases. Son ombre déclenchait les hurlements à mort des chiens. Elle n’était pas arrivée loin quand des hommes l’ont rattrapée, attachée et battue.

A quoi une quatrième fugue pouvait-elle servir ?

Elle ne pouvait pas retrouver Abdoulaye. Dès que leur projet avait été éventé, le talibet avait fui. Les sicaires l’auraient assassiné s’ils l’avaient arrêté. Personne ne savait par quel chemin il avait disparu.

Elle ne pouvait pas rejoindre sa maman. Tombouctou, ce n’était pas moins de trois mois de voyage. Il était exclu qu’une jeune fille seule, sans ressources, entreprenne un tel voyage dans une brousse hostile.

La secourable et charitable vieille avait raison : il n’y avait que la résignation ; tous les lots de la femme sur cette terre ont tous la même signification, la résignation.

« Je ne me laisserai jamais déposséder d’une belle femme comme toi », avait dit le roi avec un sourire dans lequel Moussokoro avait retrouvé le sourire qui toute son enfance l’avait fait tant rêver. Quand elle était bébé, Djigui passait parfois chez les Diawara, prenait dans les bras « sa préférée », la femme qu’il avait gagnée par son courage, et la berçait. Quand Moussokoro sut marcher, il la tenait par les mains, ensemble ils faisaient quelques pas. Djigui récompensait sa préférée par des fruits et des beignets au miel. C’est à sept ans que Moussokoro commença à courir se cacher quand on annonçait Djigui. Une pudeur si précoce déclenchait l’hilarité générale. Djigui, en souriant, demandait ce qu’on avait fait de sa préférée ; la maman, entre deux éclats de rire, se penchait à la porte de la case :

– Moussokoro, ton mari est là ; il a apporté des beignets au miel, si tu ne sors pas nous les consommerons sans t’en réserver.

Elle criait :

– Non, je ne sors pas ; je veux des beignets, et allait au fond de la case s’arrêter le visage contre le mur.

Tout le monde en souriant se portait à l’entrée pour la voir ; elle ne bougeait que lorsque les pas des chevaux s’étaient éloignés. Toute sa vie, elle avait été la propriété de Djigui.

Parfois sa marraine l’amenait dans le harem. C’était pour elle de véritables fêtes ; elle passait ses journées à jouer avec les enfants de son âge et elle se gavait de beignets. Elle demandait souvent à y aller ; le harem était pour elle un endroit merveilleux. Enfant, elle n’y voyait que le jeu des enfants ; elle ne pouvait pas imaginer les conditions de vie des pensionnaires.

Un soir, une griote s’introduisit dans la case de sa mère. Moussokoro n’avait pas encore onze ans. Un garçon de son groupe d’âge aimait Moussokoro et offrait des colas pour la retenir comme femme de groupe d’âge. Il était ennuyeux, les colas furent refusés. L’un après l’autre, trois garçons envoyèrent des griotes avec des colas ; aucun des prétendants ne plaisait à Moussokoro.

– Dis-nous quel garçon tu aimes ; qui préférerais-tu comme mari de groupe d’âge ?

– C’est indispensable d’en posséder un ?

– Oui.

– Alors je choisis Djigui.

– Non, Djigui sera ton époux pour la vie, tu ne peux pas l’aimer ; il ne peut pas être ton mari de groupe d’âge. Il sera ton maître, tu auras à le servir et à le respecter. Tu devrais ignorer Djigui ; tu n’aurais dû le connaître que le jour de ton mariage.

– Mais qui a-t-on le droit d’aimer ?

– Son mari de groupe d’âge. Le vrai mari, on le craint, on le respecte. A onze ans, il te faut un mari de groupe d’âge.

Bakary, un garçon un peu plus âgé que Moussokoro, qui avait été un compagnon de jeu et pour lequel elle avait de l’estime, proposa ses colas. La maman de Moussokoro pressa sa fille : « Il faut accepter, puisque tu as de l’estime pour lui, tu finiras par l’aimer. »

– Pour connaître ton métier de future épouse, tu vivras maritalement avec Bakary. Tu laveras son linge et, à l’occasion des fêtes, tu lui cuisineras des repas. Lui, à son tour, offrira de temps en temps des colas à ta mère et à toi des pagnes. Pendant les saisons de labour, il viendra aider tes parents dans les travaux champêtres. Tous les soirs, jusqu’au jour de ton mariage, tu passeras tes nuits dans son lit. Mais votre amour sera non charnel. Vous vous contenterez de vous frotter poitrine contre poitrine, cela vous apaisera. Se retenir, se maîtriser, une future bonne épouse et mère doit y parvenir. Rejette ses avances : faiblir est un crime et un péché. Si ton époux ne te trouve pas à domicile, ton mari de groupe d’âge sera tué, à moins qu’il parvienne à s’enfuir et vivre banni toute sa vie. Et toi à jamais tu resteras déshonorée.

Bakary était respectueux envers les anciens et attentif aux conseils, il redoutait les malédictions, l’ensorcellement et les péchés… Pas de semaine où il ne se glissât chez le père de Moussokoro pour solliciter des conseils et ne rentrât dans la case de la maman pour offrir des colas. Dès les premières pluies, il était dans les champs des parents de son épouse de groupe d’âge. Les parents étaient ravis du mari de groupe d’âge de leur fille et ne comprenaient pas pourquoi Moussokoro n’avait plus d’attachement pour un garçon si parfait. Moussokoro l’accusait d’indiscrétion ; elle enrageait quand sa maman faisait des allusions à des confidences qu’elle avait échangées dans le lit avec son mari de groupe d’âge.

Elle pensait tout le temps à Djigui qu’elle n’avait plus le droit – maintenant qu’elle avait dépassé les onze ans – de rencontrer. En attendant avec impatience le mariage pour retrouver l’homme de son cœur, elle s’était résignée à vivre sa vie de jeune fille avec ce mari de groupe d’âge qu’elle n’aimait pas.

Le vieux roi de Soba mourut et Djigui fut proclamé le souverain des pays de Soba. Les griots se précipitèrent chez les Diawara pour féliciter et chanter : « La belle Moussokoro future préférée du roi. » Certains voulaient obtenir immédiatement des promesses d’intervention. Son mari de groupe d’âge n’était pas le moins heureux. La tradition veut que le mari de groupe d’âge de la femme reste l’ami du ménage. Bakary allait donc être l’ami du roi et de sa préférée.

Après le couronnement, Moussokoro attendit un signe de Djigui. En vain. Elle rendit visite à la mère de Djigui dans la case où celle-ci asseyait le deuil, dans le vain espoir d’entrevoir son futur époux. Le roi ne se montrait pas. Moussokoro chargea alors une griote de présenter discrètement ses condoléances et ses félicitations. La griote n’y parvint pas. Une semaine après le couronnement, elle sut que de nombreuses femmes avaient été offertes à Djigui par les chefs des villages et des cantons. « Elles constitueront la horde sur laquelle je régnerai », pensa-t-elle. Mais rapidement elle dut déchanter.

– Maman ! Maman ! s’exclama-t-elle en courant vers sa mère. As-tu entendu ? As-tu appris ? cria-t-elle en pleurant. Est-ce vrai, est-ce possible ?

– Ne pleure pas ; on me l’a expliqué : les coutumes du pays n’autorisent pas qu’une étrangère soit la préférée.

– Alors pourquoi m’appelait-il sa préférée ? Pourquoi m’appeliez-vous tous la préférée ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Moussokoro, effondrée, s’enferma dans la case. Pendant deux semaines entières de clair de lune, elle n’apparut pas sur la place publique. Une nuit, avec le tam-tam en tête, tous les garçons et filles de son groupe d’âge entrèrent dans la concession et organisèrent une danse au seuil de la case où Moussokoro s’était cloîtrée. Rapidement, la danse battit son plein, les amies de Moussokoro entrèrent dans la case, obligèrent la cloîtrée à en sortir et à danser au centre du cercle. Moussokoro ne pouvait plus rester chez elle ; les nuits de clair de lune, après le dîner, elle allait sur la place publique des jeux et danses. Mais ce fut une autre Moussokoro ; publiquement, elle déclara qu’elle ne voulait pas de Bakary parce qu’elle ne l’avait jamais aimé. Cinq garçons firent présenter des colas. La maman de Moussokoro les rejeta. Elle ne voulait que Bakary comme mari de groupe d’âge pour sa fille. Une fille qui n’a pas de mari de groupe d’âge ne peut pas aller danser les soirs de clair de lune ; elle reste cloîtrée dans la case maternelle. Moussokoro fut obligée de renouer avec Bakary.

Un des nombreux admirateurs de Moussokoro s’appelait Abdoulaye. Abdoulaye était un talibet, un collègue de l’école coranique. Il avait réussi l’examen de récitation cinq fois, alors que péniblement Bakary y était parvenu deux fois. Abdoulaye était venu d’un village du lointain Horodougou pour étudier à Soba. Il respectait les anciens sans obséquiosité ; riait et faisait beaucoup rire, dansait mieux que Bakary, le surclassait dans les luttes, les combats dans l’eau de la rivière, dans les courses à pied et dans le tir à l’arc. Les colas d’Abdoulaye avaient été également refusés, Abdoulaye n’avait pas cherché une nouvelle épouse de groupe d’âge. Dans les cercles de danse, Moussokoro ne se faisait pas relever par Bakary, son mari de groupe d’âge, mais par Abdoulaye. Ce n’était pas le front de Bakary qu’elle allait éponger mais celui d’Abdoulaye, quand les garçons dansaient.

Un soir tard dans la nuit, Bakary, rage de jalousie, s’introduisit dans la case de la maman de Moussokoro et chuchota longtemps. Moussokoro passait ses nuits dans le lit d’Abdoulaye et les deux amoureux préparaient leur fuite. Le père Diawara aussitôt réveilla trois de ses talibets qui cherchèrent et mirent la main sur les amoureux. Abdoulaye profita de la confusion pour disparaître dans la nuit avec l’intention de ne plus s’approcher des pays de Soba. Moussokoro fut attachée, battue et incluse dans une promotion de jeunes filles qui le lendemain entrait dans le bois sacré de l’initiation et de l’excision. Le père Diawara rêva du saint livre, reliques de son clan, la nuit même où sa fille guérie sortit du bois sacré.

« Non, non, pas de tête dehors. C’est interdit. C’est en trop voulant se débattre que la chevrette serre encore plus la cordelette par laquelle on l’a attachée au pieu. Rentre, rentre. »

Chaque fois que Moussokoro soulevait la natte qui faisait rideau, l’eunuque répétait les mêmes dires et la refoulait. Il agissait avec le sourire et une certaine bonhomie.

La case de Moussokoro était carrée. Face à la porte principale, une autre issue conduisait à l’enclos de toilette. Le lit de bambou, le tara, à droite ; à gauche, près du foyer, le canari d’eau. Les cadeaux de mariage étaient dans l’état où ils avaient été apportés : le couffin renfermant les bijoux et habits achetés avec la dot payée par les Keita n’avait pas été ouvert ; restait également noué le filet dans lequel étaient serrées les poteries, calebasses et marmites offertes par les parents de Moussokoro.

Les plaies dans le dos de Moussokoro cicatrisaient. Trois semaines d’internement l’avaient domptée : elle se soumettait, voulait tout accepter contre la liberté de sortir des quatre murs de la case.

« Tu as vraiment de la chance ; c’est la première fois que cela se voit. Ce n’est pas la préférée qui t’a désignée ; c’est le maître lui-même qui a demandé à t’honorer. Ce soir, c’est ta nuit nuptiale ; va te laver, te vêtir de tes plus belles camisoles.

Moi je serai là pour témoigner. J’enlèverai le drap nuptial et le promènerai demain matin. »

La nuit nuptiale était arrivée. La matrone rondelette, toute joyeuse pour Moussokoro, chantait et s’empressait autour d’elle. Elle coupa net stupéfaite quand Moussokoro éclata en sanglots en criant :

– Non ! non ! Je ne veux pas.

– Mais pourquoi, pourquoi ? N’as-tu pas entendu le grand honneur qui t’est fait ? C’est le maître lui-même qui t’a demandée. Ma fille, une femme ne se refuse jamais à son mari. Comment peux-tu te refuser au roi qui a le droit, sa mère et ses filles seules exclues, d’appeler toutes les femmes du pays ?

L’eunuque, bavant de colère, injuria.

– Tu es folle, maudite. Ne redis jamais ça.

Le refus de Moussokoro lui avait fait perdre sa bonhomie : il devint violent, menaça, injuria une seconde fois et avec des mots plus grossiers et enfin bouscula la fille qui fila comme un chien surpris en train de voler du soumara, se vêtit de ses plus belles camisoles et bijoux et se couvrit la tête et les épaules de voile blanc.

De solides bras la plaquèrent au lit comme on maintient au sol le mouton qu’on égorge pour le sacrifice. Ils écartèrent ses jambes ; elle pleurait, se débattait. Il tenta trois fois, sans succès… Elle réclama l’éloignement de la matrone, de l’eunuque et des sicaires. C’était la première fois qu’une femme le demandait au roi. Un silence suivit… Ils se trouvèrent seuls dans la pénombre : elle et lui. C’était aussi la première fois. Il caressa d’abord la tête ; les mains descendirent…

– Je ne te ferai pas de mal, a-t-il murmuré.

Rassurée, elle répondit :

– Pardonne-moi.

– Mais pourquoi ?

Ils ne se comprenaient pas. Un silence a suivi. Elle a senti ses craintes s’évanouir, elle a retrouvé le Djigui dont elle avait toujours rêvé ; celui de son enfance. Elle l’a désiré, s’est ouverte ; il a… et aussitôt s’est retiré… a quitté la chambre… Le scandale, la grande honte était là. A genoux et en sanglotant, elle suppliait : « Maître, à cause d’Allah et son envoyé, ne me faites pas tuer. A cause d’Allah… A cause d’Allah… » Des conciliabules eurent lieu dans la salle contiguë : des bribes de phrases parvenaient à Moussokoro. « C’est la première fois, oui la première fois. » Effectivement, jamais on ne lui avait livré une jeune fille qui n’était pas « à domicile ».

Au premier chef, c’était une injure pour le roi… Un de ses sujets avait osé… Moussokoro lui appartenait avant sa naissance et tout le monde le savait. Djigui avait le choix : il pouvait étouffer l’affaire – faire égorger un poulet sur le drap que la matrone aurait promené le lendemain. Il s’y refusa. Mais il ne commanda pas non plus la disparition de la fautive ni sa revente – pour récupérer la dot payée par les Keita – hors des frontières des pays de Soba. Trois autres épouses qui attendaient leur nuit dans le vestibule furent discrètement reconduites ; « Le Maître est fatigué. » L’eunuque revint chercher Moussokoro ; elle n’attendit pas qu’on l’attachât et la battît encore pour dénoncer : « C’est Abdoulaye, Abdoulaye », en sanglotant. « Un talibet de mon père. Il a quitté les pays de Soba depuis deux semaines. » L’eunuque ne parut pas s’intéresser à ce qu’elle disait, sans ménagement, elle fut ramenée dans sa case, dévêtue de ses pagnes, bijoux et chaussures. Elle serra un court coutil ; à son cou on passa un carcan d’esclave.

 

Qu’y avait-il de vrai dans cette relation des événements ?

Certaines coépouses dont la première femme, la préférée officielle, répondaient : « Pas un grain… Un seul, des menteries, des fabulations. »

Moussokoro était née éhontée. Dès cinq ans, elle se promenait dans le harem, harcelait Djigui, étonnait et amusait tout le monde par son effronterie.

Moussokoro était née dévoyée, dès onze ans, elle multipliait les fugues, se découchait et mentait. Son pauvre amoureux de groupe d’âge passait ses nuits et jours à la chercher. Son père, marabout respectueux et savant, pour ne pas subir la honte et les châtiments des pères qui présentent une fille déflorée au roi, une nuit avait amené sa fille dans le harem en catimini et avait disparu dans les ombres. Le lendemain, on avait appris qu’il était parti avec son épouse et ses autres enfants pour son pays lointain.

 

Toute la nuit, entre le sicaire pisteur et l’eunuque gardien, elle marcha. Ses geôliers silencieux comme des zombies s’arrêtèrent deux fois : chaque fois pour réciter les incantations qui éloignèrent les fauves de nuit dont ils subodoraient la présence.

La faute de Moussokoro se payait par la mort, elle le savait. Pourquoi pas tout de suite et sur place ? Ce sont les chastes, les purs qui ne se sacrifient pas dans la nuit : les souillées et impures s’égorgent tout le temps et partout. Qu’attendaient-ils donc ?

Elle le sut à l’aurore. De grands feux éclairèrent l’horizon ; les appels du muezzin chevrotèrent. Au minaret de la mosquée, Moussokoro reconnut Toukoro. Elle comprit aussi pourquoi ils avaient tourné toute la nuit : la ville est à moins d’une demi-journée de marche de Soba, mais on n’y entre que le jour. Au lever du soleil, la porte de la ville sainte s’ouvrit ; les sicaires négocièrent avec les gardiens : Moussokoro et ses compagnons accédèrent par le cimetière au cercle des pleureuses.

Combien étaient-elles ? Une centaine ou plus, se ressemblant toutes comme les vautours d’une volée dans les feuillages, toutes demi-nues, serrées toutes dans de courts coutils latérite attachés à la ceinture, toutes dans la même attitude sur les nattes étendues entre la mosquée et le cimetière autour de grands feux de bois qui continuaient à se consumer. Depuis l’aube, de concert elles chantonnaient, se lamentaient, sanglotaient, frappaient des mains et balançaient la tête en cadence.

Tout à coup, un cri strident fusa. Une possédée venait de s’effondrer : ventre à terre, dans la poussière, elle frappait le sol des mains comme bat des ailes le poulet qui, la gorge tranchée, est projeté sur l’aire sacrificatoire ; se retourna sur le côté et lança les ruades de la vache sacrifiée ; les ruades se succédèrent avec de moins en moins de vivacité jusqu’à l’extinction. Puis la frénésie cessa. Elle se vautra le visage dans le sable, les bras en croix… Morte ? Non, un tressaillement des fesses et un puissant soupir rassurèrent. Indifférentes aux supplices de la malheureuse possédée, les autres pleureuses autour d’elle, le visage inondé, continuèrent imperturbables à chantonner, sangloter, balancer la tête et battre des mains.

Un, deux, trois autres cris… une, deux, trois autres possédées…

Moussokoro et ses geôliers contournèrent la mosquée de Toukoro. Édifice rouge, avec d’élégants minarets aux contreforts se terminant en forme d’obus, elle était la réplique de la sainte mosquée de Djenné, considérée comme la plus belle construction de tout le Mandingue.

Sur le parvis étaient regroupées des femmes en blanc ; elles se ressemblaient toutes comme les hérons de bœufs d’une volée sur des palmiers : toutes assises autour du feu, habillées et voilées toutes des mêmes pagnes blancs. Depuis l’aube, l’Almamy disait les mêmes versets qu’elles répétaient.

Moussokoro ne devait pas être aperçue ; ses geôliers usèrent des renfoncements de la mosquée pour la cacher et débouchèrent sur une case en retrait à l’autre bout du parvis. C’était la mosquée privée de l’Almamy de Toukoro, l’office du maître du lieu. Là, ils attendirent la fin des cérémonies. Ils étaient donc arrivés à destination. Elle se félicita de l’issue, de son sort ; eut une prière de remerciement pour Allah, des pensées de reconnaissance pour Djigui.

Toukoro est le lieu d’origine des Keita ; dans le cimetière, reposent tous les rois de Soba de la dynastie. Les premiers rois y furent inhumés avec tous leurs serveurs et toutes les femmes encore en état de procréation qu’ils avaient honorées. Les autres, les ménopausées, après le décès, déménageaient dans le harem de la ville sainte pour consacrer le reste de leur vie à prier pour le repos de l’âme de leur défunt époux. Il n’y avait d’ailleurs que les vieilles, les très vieilles qui acceptaient le sort de prieures, beaucoup de ménopausées demandaient et obtenaient d’accompagner le roi au-delà.

Pendant le règne du quatrième roi de la dynastie, on s’aperçut que l’islam interdisait la pratique de faire « accompagner » un roi musulman par ses épouses. L’application de ce précepte de la religion ne fut ni immédiate ni aisée ; les épouses des rois défunts continuèrent à penser que c’était un manquement à un devoir, une lâcheté de ne pas « accompagner » ; elles se pensaient frustrées et beaucoup se suicidaient. Le suicide collectif d’une centaine de mères à chaque décès d’un roi était horrible, insoutenable ; pour y mettre fin, les marabouts instituèrent pour les veuves en état de procréation le collège de pleureuses. Plus tard, s’institua la coutume de « devancer le Maître » : sans attendre la fin du roi, des femmes très âgées furent autorisées à déménager à Toukoro pour y vivre l’existence de prieures.

Moussokoro avait su dès l’enfance que c’était à Toukoro qu’elle vivrait ses derniers jours ; c’était là qu’elle mourrait ; là qu’elle serait enterrée comme toutes les épouses de tous les rois des Keita. Mais jamais elle n’avait pensé que c’était là qu’elle commencerait sa vie d’épouse des Keita. Elle était la première des femmes des Keita à débuter par Toukoro. Pourtant elle était heureuse – le jour était d’une pureté exceptionnelle –, très heureuse de se trouver à Toukoro ; elle respirait ; c’était la fin d’une nuit d’angoisse ; ils ne l’avaient pas tuée ; on ne l’assassinerait plus.

« Non ! Elle ne vivra pas ici. Jamais cela n’a été vu ; cela ne se fait pas ; jamais cela n’existera. Ma réponse est nette ; c’est non. Regardez autour de vous. Que voyez-vous ? Des vieilles, des vieilles qui ont toutes l’âge de sa grand-mère. Que fera-t-elle ici ? Emmenez-la où vous voulez. Allez, partez. »

Le saint homme, l’Almamy de Toukoro, il s’appelait Ibrahima, était inflexible sur la question : il ne voulait pas de Moussokoro dans sa ville, dans sa mosquée, pas parmi les pleureuses, pas parmi les prieures. Il allait s’éloigner, repartir à ses bonnes œuvres ; les compagnons de Moussokoro le retinrent. Au cours d’une chaude palabre, l’informèrent de la situation de la fille, de sa filiation. Son père, Diawara, le grand lecteur du Coran, était retourné à Tombouctou pour être le chef de clan. Ibrahima connaissait Diawara ; il l’admirait beaucoup, c’était un de ses amis. L’eunuque et le sicaire exposèrent le motif de leur démarche et leur embarras. Dans l’hypothèse du maintien du refus du saint homme, il ne leur resterait que l’application des règles de la tradition : la faire disparaître en brousse. Le roi n’ayant pas commandé de l’envoyer hors des pays de Soba et personne ne pouvant dans le royaume l’épouser, il ne subsisterait que cette unique et terrible solution.

Après un instant de réflexion, le vieil homme s’écria : « Au nom du Tout-Puissant, je ne peux pas, je ne peux pas abandonner la fille d’un grand musulman comme Diawara. » Il dit encore son chapelet un moment, puis déclara : « Laissez-la ici ; je trouverai une solution. » Les compagnons libérèrent Moussokoro de son carcan et repartirent sur Soba.

« Voilà ta case. Tu soigneras cette pensionnaire pour acquérir des bénédictions. »

Une puanteur nauséabonde et une fumée irritante assommèrent Moussokoro. Elle posa la main sur la bouche et le nez, toussota. La silhouette d’une grabataire à demi couchée sur une natte se devinait de l’autre côté du foyer ; elle salua, salua trois fois sans obtenir de réponse. Elle se dirigea vers la porte et s’arrêta accoudée au mur pour respirer un instant.

– Massangbê… N’est-ce pas Massangbê ? Ils m’ont menti ; le serpent ne t’a pas tuée. Aucun serpent ne pouvait te mordre : les serpents ne tuent pas mes nièces ; nous avons pour totem le serpent. Je suis fâchée, très fâchée. M’abandonner une nuit et un jour. Pourquoi ? C’est la raison pour laquelle je n’ai pas répondu à tes saluts. A présent, je te pardonne ; tu es pardonnée. Viens, ne fais pas ta méchante. Massangbê ! Massangbê !

– Je ne suis pas Massangbê ; je m’appelle Moussokoro.

– Moussokoro ? Quelle Moussokoro ? D’où viens-tu ?

– Le marabout m’a chargée de tes soins.

– C’est donc vrai. Massangbê est partie.

Elle sanglota, lança des imprécations et pria « Allah, pourquoi, pourquoi vous n’êtes pas venu me chercher ? Pourquoi elle ? » puis se tut.

– Moussokoro, pardonne-moi de n’avoir pas répondu à tes salutations.

Dans le harem de Toukoro vivaient des pleureuses et des prieures. La plupart de celles-ci, des vieillardes malades, avaient, comme filles de chambre, des petites-filles ou nièces. Des jeunes filles non encore incisées. Moussokoro, qui ne pouvait pas encore « devancer » ni être pleureuse, fut assimilée aux jeunes filles et chargée des soins de la vieille Saran. Les filles comme les prieures et les pleureuses se réunissaient, dès les premiers chants des coqs, pour apprendre la récitation du Coran et préparer l’initiation. Des leçons que Moussokoro avait apprises et réapprises. La vieille, à la fois marabout et experte féticheuse chargée de ces cours, fut stupéfaite par l’intelligence et l’érudition de Moussokoro et en fit sa répétitrice. Moussokoro lui confessa sa faute. Le jugement tomba comme la foudre : « Sauf la miséricorde divine, et l’apaisement de la colère des génies et des aïeux… Sauf… Sauf. Le pire des transgressions d’interdit, des coutumes : un des plus grands péchés. Sauf le pardon d’Allah, l’absolution des mânes, toute la vie tu demeureras une réprouvée. Tes sacrifices ne seront pas acceptés… Au jugement dernier, la proie des flammes… Il te faut prier. D’innombrables nuits et jours de prière. Une montagne d’aumônes. Un fleuve de sacrifices. »

Moussokoro n’obtint donc pas la compréhension qu’elle espérait ; elle éprouva une vive componction de ses fautes, détesta Abdoulaye qui l’avait entraînée, pensa à Djigui, l’aima plus profondément encore. Par pénitence, se consacra à la prière et aux bonnes œuvres. Avec un dévouement sans égal, Moussokoro soigna la prieure Saran, l’assista pendant ses derniers instants. Saran lui prodigua de chaudes bénédictions et lui légua en expirant ses biens et ses ultimes secrets dans la sorcellerie et la magie. Après Saran, volontairement, elle se mit au service de trois prieures qui étaient abandonnées. Avec un égal dévouement, une égale gentillesse soigna les trois à la fois. Nuit et jour elle était à la tâche et ne s’arrêtait que pour prier Allah. Ces trois prieures la bénirent abondamment, moururent toutes les trois dans ses bras. En expirant, chacune lui légua ses plus profondes recettes dans la sorcellerie du jour et de la nuit, dans la médication et la magie. Dans tout le Mandingue, il est connu que rien ne vaut les bénédictions d’une prieure de Toukoro. Moussokoro gagna donc en savoir, en force magique, en science… La vieille sorcière chargée de la formation des filles de Toukoro avait l’habitude d’étudier pour sa propre information le sort des filles qu’elle éduquait. Un matin, elle instrumenta sur Moussokoro. Le sable servant à la divination éclata ; l’extraordinaire apparut. Jamais, jamais, dans sa vie de sorcière, un patient avec un si lumineux destin ne s’était révélé sous ses doigts. Moussokoro avait une auréole unique. L’Almamy avait voulu contre-expertiser. Devant ses instruments, le saint homme avait crié ébaubi : « Moussokoro ! Moussokoro ! Unique ! Unique ! La richesse, la gloire, la longévité, même le pouvoir et la chance, l’honneur, tout cela pour celui qui la conservera dans son lit ! » Il se crut en devoir d’en informer Djigui et aussitôt harnacha son cheval et descendit sur Soba.

 

A Soba on démentait… on contestait toute la fable ; c’était de la fiction. En réalité, la souillure de Moussokoro constatée, le roi commanda à un sicaire et à l’eunuque d’amener dans la nuit et très loin de Soba la dévoyée et au plus tôt la faire disparaître. Sa mauvaiseté pouvait salir tout le Bolloda si on la sacrifiait aux abords de la ville. Après quelques pas dans la brousse, la diablesse parvint dans les ténèbres à séduire ses compagnons, à les détourner du devoir. Elle accepta de s’offrir sur place au sicaire à la condition que celui-ci lui promît vie sauve. Après, ils tournèrent dans la brousse toute la nuit et à l’aurore débouchèrent sur Toukoro. Les compagnons décidèrent de proposer Moussokoro à l’Almamy du lieu, saint homme, réputé généreux et de surcroît admirateur et ami du père Diawara. Celui-ci s’opposa à la mort de Moussokoro et en infraction avec toutes les règles de la tradition l’admit comme pensionnaire. L’étrangère opportuniste se fit reconnaître comme petite-fille ou nièce de quatre prieures moribondes : elle fut chargée de leurs soins. Par mille tartuferies parut la plus dévouée et la plus croyante des filles de chambre, alors que, par l’intimidation et la torture, elle extorquait aux prieures, au seuil de la mort, les ultimes secrets, des biens et des bénédictions, et les empoisonnait dans la nuit.

 

Revêtue de ses bijoux, camisoles et pagnes de la nuit nuptiale, elle avança à pas précautionneux. A cinq pas de Djigui, elle hurla de toute sa force : « Clémence ! » et se jeta à terre. Pendant un instant elle resta étalée dans la poussière, en pleurant et en clamant sans cesse : « Clémence ! » Toujours en pleurant et en criant le même mot, elle se redressa, marcha à quatre pattes en frottant les lèvres contre le sol. A deux pas elle s’arrêta, remplit ses deux mains de sable, se les versa sur le visage et dans les cheveux et récita : « Maître et roi, merci, merci de m’avoir appelée. Je viens solliciter votre pardon. Votre pardon sans lequel Allah me refusera le sien. Donnez-le-moi, et après tuez-moi. Oui, tuez-moi ; mais d’abord votre pardon. » Djigui fit un signe, on releva la malheureuse ; elle était dans un état piteux. Le roi leva les yeux, un griot s’adressa à Moussokoro.

– La religion demande que tu sois enterrée jusqu’aux seins et lapidée jusqu’à ce que mort s’ensuive.

– Le pardon d’abord, puis la lapidation.

– Djigui est magnanime ; il te pardonne et laisse à Allah, au Tout-Puissant, la tâche de te juger et te punir.

Moussokoro regagna le harem, sa case, retrouva ses biens. Elle était arrivée le matin même à la demande du roi. Le troisième jour, elle fut appelée et eut sa première nuit. Elle la prépara bien, ayant sans cesse en tête les paroles de sa mère : « Un homme se possède et se tient au lit. La vraie préférée pour un homme, ce n’est pas celle qui l’est par les institutions, mais celle qui le tient au lit. »

Apparemment la nuit avait été réussie car, un soir, alors qu’elle lisait le Coran, le seko s’écarta et, à sa grande surprise, Djigui en personne entra. Elle laissa tomber le Livre pour se prosterner : « Pas ça entre nous dans la nuit. » Il s’assit ; Moussokoro s’enquit de la raison de l’honneur qui lui était fait.

« Rien, le plaisir de te voir et t’écouter. »

Moussokoro remercia. Le roi lui demanda de continuer la lecture. Avant de sortir, il parla :

« Le saint homme de Toukoro a beaucoup d’admiration pour toi. Je ne t’avais pas oubliée. Je suis heureux de te revoir, de te reprendre. »

Les visites de Djigui à Moussokoro se succédèrent, se multiplièrent. Les meubles de Moussokoro furent changés, puis elle déménagea pour accueillir Djigui dans plus de confort.

Djigui prit l’habitude le soir d’interroger Moussokoro sur la conformité de ses décisions avec les préceptes du Coran : il le ferait tout le reste de la vie. Il l’interrogea une fois sur la valeur des prophéties des devins officiels : toute la vie il continua. Elle lui proposa, après les repas officiels, des petits plats : cela devint une tradition. Un soir, après avoir officiellement honoré la nuit des épouses appelées, il vint dormir chez Moussokoro : cette pratique s’institutionnalisa.

Moussokoro revint à la charge, elle voulait être la préférée : « Non, les coutumes ne l’autorisent pas. Mais il y a mieux : tu seras la jeune femme, la “cadette” du roi. La préférée officielle est respectée par le roi ; celle de son cœur est la “cadette”, c’est elle qui le guide, c’est elle qu’il écoute. »

Et toute leur vie Moussokoro restera la jeune femme, la cadette ; elle s’adaptera par une métamorphose opportune à toutes les mutations de Djigui.

Lors de l’attente du train à Soba, elle adopta les amples boubous indigo amidonnés et raidis par le battage. De hauts madras en soie. Toujours et partout suivie par un bélier de la taille d’un veau au pelage d’un blanc immaculé, avec le collier de cuir rouge incrusté de paillettes d’or. Une boule d’or volumineuse comme une mangue pendant par une chaîne tombait sur les boubous. Les boucles d’oreilles torsadées, énormes comme des pouces auraient, si elles n’étaient pas tenues par des fils rouges passant au-dessus des pavillons, laissé les lobes en lambeaux. Des bracelets de poignets et de chevilles d’or. Tout était en or massif sur elle. Les paupières argentées par l’antimoine ; les pieds violacés par le henné… les lèvres charnues noircies par le piquetage sur cette peau blanche fine… une véritable provocation ! C’était la cadette du roi, on n’avait pas le droit de se retourner sur elle.

Pendant les années où Djigui tenta d’abonnir les « Nazaras » et de modifier son destin par les sacrifices, le maraboutage, l’aumône et l’abnégation, Moussokoro, plus que toutes les femmes, sacrifia et distribua l’aumône. Elle vida ses cantines et couffins des bijoux, des pagnes, des boubous ; les distribua aux pauvres, aux aveugles, aux lépreux. Les boubous qu’elle portait se réduisirent en longueur et en largeur et se ternirent (c’était l’époque des restrictions). Les colliers du cou, les bracelets des poignets et des chevilles en or furent remplacés par des bijoux en aigri. Les boucles d’oreilles, les bagues des doigts et du nez devinrent de cuivre. C’était inédit, l’ensemble moulait et seyait ; il devint à la mode. Toutes les élégantes et surtout les jeunes filles adoptèrent cette tenue. Moussokoro restait la jeune des jeunes ; toujours la cadette.

Quand Djigui se tournera vers le Tout-Puissant, Moussokoro aura vieilli. Elle se couvrira de voile, mouchoir de tête, de camisole et de pagne blancs ; deviendra la femme en blanc. Même les sandales deviendront blanches ; seuls se distingueront les traits des pieds noircis par le henné et au milieu du visage les excroissances des lèvres charbonnées par le piquetage, qui, lorsqu’elle sourira, ressortiront comme une provocation sur les blancheurs des dents.

Moussokoro tenait Djigui par le lit, l’islam et la magie ; il pouvait de temps en temps se remuer et même secouer ses amarres ; mais il ne pouvait pas échapper à sa cadette.

Le premier fils de Moussokoro se nommait Bema. Gosse, Bema sautait sur les genoux du roi, joie qu’aucun des trois cents autres rejetons de Djigui ne goûta. Non circoncis, il rentrait tous les soirs chez sa mère Moussokoro, y rencontrait le roi qui fut pour lui un familier et non le lointain patriarche sur lequel on ne levait pas les yeux. Les cérémonies de baptême et de circoncision du garçon furent dans tout le royaume de véritables fêtes nationales. Quand, adolescent, Bema apprit, ses répétiteurs furent Djigui, l’homme le plus docte en sorcellerie du Mandingue, et Moussokoro, la femme la plus versée dans la récitation du Coran. Il sut donc plus que tous les autres garçons du pays et rapidement s’épanouit et distingua. Les peines que Moussokoro avait endurées, son dévouement au service de son époux, les nombreux sacrifices qu’elle avait exposés et les aumônes qu’elle avait prodiguées se muèrent en chance et force pour son fils. Bema avait cinq aînés mâles, donc ne venait qu’en sixième position dans la succession. Des malheurs qui visiblement peinèrent Moussokoro frappèrent chaque aîné. Quatre dans la force de l’âge moururent, le cinquième afficha un défaut qui lui interdisait de régner : les devins et les gardiens du trône imposèrent à Djigui de désigner Bema comme son successeur.

 

Pour ceux de Soba tout cela serait partiel et partial. Moussokoro mentait et faisait mentir les griots-historiens.

Avec les secrets extorqués aux prieures qu’elle avait empoissonnées avec de l’élixir au foie de caïman, elle réalisa des sorcelleries étonnantes. Elle dérégla les instruments divinatoires du saint homme et de la savante sorcière de Toukoro et put également – Djigui était jeune et n’avait pas encore les pouvoirs qui seront les siens plus tard – travailler le sort du roi.

A son retour à Soba, pour se faire remarquer, elle se livra à une des simagrées déshonorantes dont elle seule avait le secret.

Dès le premier jour de son arrivée à Soba, elle commença à suborner l’eunuque. Le troisième jour, elle figura en tête des épouses « appelées » dans la nuit avec le privilège d’entrer la première dans la chambre d’amour.

Toute la journée, elle prépara la nuit décisive : il fallait la réussir ou vivre reléguée tout le reste de l’existence comme une quelconque des trois cents épouses du maître, condamnées à n’être appelée qu’une ou deux fois par an. La maman de Moussokoro lui avait légué de nombreux secrets. Elle voulait aimer, être reconnaissante. Après la dernière prière, elle s’aspergea d’une macération hallucinogène et se pommada d’un élixir aphrodisiaque. Elle arriva à demi droguée, libérée des tabous, le désir exacerbé, fonça dans la chambre et se jeta sur Djigui surpris.

Dès la première embrassade, Djigui plana dans des rêves érotiques. Maîtresse de son maître, doucement elle alla moucher la lampe à huile, tira la mèche. En pleine lumière se dévêtit par à-coups, voile, camisole descendirent, sauf un court pagne laissant entrevoir les poils et deviner la lune (les coépouses pudiques entraient, se déshabillaient dans la pénombre et se glissaient dans le lit). Djigui, l’appétit et l’imagination exaltés, la dévorait des yeux. Elle revint sur lui, à pas lents et lascifs, le poussa, coucha, caressa et déshabilla. Ce qui au début avait paru au roi un amusement, une curiosité, l’envahissait. Elle retourna à la lampe, baissa la mèche. Les attouchements commencèrent par les oreilles, elle susurra ou plutôt souffla des mots obscènes indistincts. Les doigts descendirent, s’égarèrent ; Djigui répondit par des caresses qu’elle guida, les lèvres se promenèrent ; le désir profond d’un contact plus intime se créa. Djigui éclata sur la langue ; c’était la première fois qu’il connaissait ça ; tout son corps désirait ; il la demanda sur le ton pleurard d’un enfant… Elle lui enseigna une position ; rapidement, au sentiment de détente succéda un rythme qui l’emporta, le désir d’aller plus profondément. Jamais il ne l’avait vécu aussi prolongé. Enfin, tout son corps se convulsa, la sensation de chaleur envahit le bassin et ce fut la tempête… Djigui en soufflant tomba dans le lit, désarticulé. Jamais, jamais il n’avait vécu aussi longtemps une…

– Tout cela est-il autorisé par Allah ?

– Dès lors qu’Allah vous a fait un don, ce don vous appartient, il vous est loisible de le consommer de la manière qui vous plaira, a dit le Tout-Puissant dans son livre.

Djigui était toujours fort, il n’était pas calmé, ses mains descendaient entreprenantes.

– Non, demain, demande-moi demain, à présent il me faut laisser la place à une autre coépouse.

– Non.

Jusqu’à l’aube, les trois autres femmes attendirent dans l’antichambre.

 

Ceux de Soba attribuèrent de nombreux amants à Moussokoro, la Mauresque. Quand elle se faisait coudre un boubou par semaine, elle aima son couturier, un Sénégalais élégant, élancé, à la carnation de jais, toujours dans des drékéba impeccables. Il est vrai que Moussokoro entretint avec cet étranger une familiarité qui ne convenait pas à la cadette d’un homme aussi prestigieux que Djigui.

Quand prévalurent les sacrifices et l’aumône au Bolloda, un jeune sorcier du Nièné allait et venait. Il était élégant et beau, lui aussi s’enfermait, même le soir, d’une façon qui était à prescrire.

Pendant les années de prière, Moussokoro aura deux marabouts, tous les deux remarquables ; ils fréquenteront la cadette avec une assiduité que notre religion interdit.

Personne, à Soba, n’eut l’impudence d’attirer l’attention du roi sur la conduite de sa cadette, et Djigui un seul jour ne fit apparaître une ride de soupçon ; il ne crut jamais qu’un autre pût dans le Mandingue viser une amitié coupable avec Moussokoro.

Les fautes les plus graves reprochées à Moussokoro furent les manigances dont elle usa pour faire de son fils le successeur du roi. Ceux de Soba craignaient que ces artifices n’apportassent au pays les pires des malheurs et n’entraînassent la fin du règne de la dynastie des Keita. Elle assassina par toutes sortes de maléfices, envoûtement, empoisonnement à l’élixir du foie de caïman, enchantement les quatre aînés et colla le travers irrachetable de ne pouvoir tenir sa ceinture au cinquième, qu’elle ne put tuer à cause des dures décoctions avec lesquelles celui-ci avait été lavé dès l’enfance.

 

La déposition de Djigui et son remplacement par son fils atterrèrent Moussokoro :

– Assois-toi, mon fils, et écoute-moi. Je ne me suis pas contentée comme les autres mères de te créer avec les douleurs de mes entrailles : j’ai souffert dans la chair, j’ai moralement pâti. Mes tourments et afflictions se sont transformés en bénédictions ; ce sont ces bénédictions qui t’ont fait dauphin.

– Si c’est pour me demander de renoncer au pouvoir que je viens d’acquérir, ne perds pas ton temps, ma réponse est non. Si ce n’avait pas été moi, c’eût été un autre Keita. Les nazaréens sont inflexibles.

– Alors laisse-le à un autre Keita. Le pouvoir ne se ramasse pas comme une noix de karité ; il a besoin de beaucoup de bénédictions, et toi tu n’auras que les malédictions de ton père et les colères des mânes.

– Je tuerai les sacrifices expiatoires indispensables.

– Et mes malédictions à moi, les malédictions de ta mère, quels sacrifices pourraient les laver ? As-tu un instant pensé à ta mère, à ma situation ? Comment pourrais-je être à la fois la mère de l’usurpateur et la préférée du roi ?

– Il faut choisir ?

– Eh bien ! Je choisis. Je te maudirai. Nous prierons, le roi et moi, contre toi. A deux nous saurons anéantir ce que nous avons réalisé à partir du néant. Ton pouvoir deviendra une calebasse vide. On peut réussir en dépit des malédictions de son père, mais jamais avec celles de la femme qui pendant neuf longs mois t’a porté.

La déposition de Djigui fut la fin d’une ère au Bolloda. Les jours qui suivirent furent douloureux. Djéliba, le grand griot du règne, les appela les jours des monnew, les temps des ressentiments, ou encore, avec l’accent samorien qu’on lui connaissait, les saisons d’amertume.

Les saisons d’amertume durèrent les quatre années que durera l’Afrique de l’Ouest française pétainiste.