Les saisons d’amertume ennuyeuses et longues d’interminables moments de silence
Au Bolloda, les premières journées des saisons d’amertume furent monastiques. Entre les heures de prière, le Centenaire restait couché sur son grabat au pied du fissandjiri sacré et toute la cour le veillait en silence. Au point que, parfois, les oiseaux gendarmes abandonnaient les nids, fusaient des feuillages pour se livrer à des vols ramés au ras de sa tête, en hommage à son grand âge et à sa fortune, comme dans la lointaine brousse tournent d’autres passereaux entre les cornes du vieux buffle solitaire qui, paresseusement, marche dans la savane en quête d’un destin. Et même, parfois, parvenait jusqu’au sol le bruit du glissement du vieux boa sacré, caché dans le feuillage du fissandjiri. Le soleil montait, la chaleur écrasait. Le vieillard cherchait quelques moments de sommeil ou de répit au monnè.
C’est le quatrième jour des saisons d’amertume, quand Djigui commençait à ronfler, que Djéliba déclara : « Quand on manque de flèche dans son carquois et que le vis-à-vis vous en flanque une dans le cœur, avant d’expirer, on esquisse le geste de l’arracher et de la tourner contre l’adversaire pour que celui-ci sache que l’homme abattu était un brave. Le geste par lequel on aurait dû répliquer à l’insolence du Blanc était de renoncer aux visites de vendredi. Notre maître n’ayant plus le pouvoir, nous ne devrions plus effectuer de visites de vendredi. »
Ces paroles firent bondir Fadoua, l’affranchi, l’ancien chef des sicaires : « Les visites, certes, au début, furent une honte, une brimade ; mais avec la puissance des Toubabs, elles sont devenues un grand honneur, une grande distinction. Notre maître ne reste-t-il pas actuellement, dans toute la Négritie, le seul chef auquel est exigé le renouvellement d’un serment d’allégeance et de suzeraineté ? Il faut les maintenir ; c’est par elles que nous esquissons le vrai geste qui réplique au défi de l’incroyant. La façon d’injurier celui qui ne veut pas vous voir est de paraître souvent à sa porte. Tant que nous serons tous les vendredis au Kébi, Bema l’usurpateur n’aura pas la totalité du pouvoir et de la force. »
Fadoua défendit les visites de vendredi avec succès. Pour lui, elles constituaient une cause. Il avait une fois, avec le commandant, l’interprète et Djigui, participé aux discussions des affaires du pays ; cela avait été su et dit dans les chansons et les proverbes et lui avait donné un autre prestige qui, joint à son rôle de sacrificateur, avait fait de l’ancien esclave un homme craint que Djéliba jalousait.
« Les visites de vendredi, quoi qu’on en dira, resteront toujours les rites d’allégeance d’un vaincu. Un Keita librement ne peut les continuer. Ce n’est pas parce qu’elle est grasse que la consommation par un croyant de la viande de la bête égorgée par un cafre est moins condamnable », conclut Djéliba.
Le sixième matin, après la deuxième prière dans un demi-sommeil, le Centenaire s’exclama : « Le dévot ! Le dévot ! Viens ! Viens ! » Ce fut le branle-bas au Bolloda. Le dévot était le marabout qui s’était fait remarquer à la mosquée la nuit de la retraite. Celui qui avait prié, indifférent aux agitations qui l’environnaient ; celui dont l’attitude avait choqué Djigui. On avait su le lendemain que c’était un marabout de passage, un marabout d’une grande sainteté et d’une grande science. Djigui s’était étonné qu’un étranger de cette qualité ait pu séjourner à Soba sans que personne ait songé à l’amener au Bolloda. Fadoua s’était excusé en expliquant que l’étranger ne maraboutait pas et qu’il qualifiait d’usages cafres et païens la sorcellerie, le charlatanisme et les sacrifices du matin. Djigui en avait parlé à Moussokoro qui avait su que Yacouba – c’était le nom du dévot – était un intégriste, un savant qui, plus que réciter le Coran, lisait l’arabe. Moussokoro avait estimé qu’il méritait d’être appelé au Bolloda même s’il ne maraboutait pas. C’est ce que Djigui faisait en évoquant le dévot dans un demi-sommeil.
Yacouba arriva au Bolloda la bouilloire pendue à l’épaule, la peau de prière en bandoulière, le poignet droit serré sur un chapelet. C’était un chapelet à onze grains, le chapelet des « hamallistes » ; il était un disciple du marabout Hamallah de Nioro. Le saint Hamallah qui avait été banni et emprisonné à Vals-les-Bains en France. Trente-trois hamallistes avaient été, en juin dernier, fusillés à Nioro, dix-huit récemment en Côte d’Ivoire ; des centaines condamnés aux travaux forcés au Soudan, en Mauritanie et au Niger. Partout les Français traquaient les porteurs de chapelets à onze grains comme les chiens rouges pourchassent les singes rouges : partout, avec la complicité des musulmans, les porteurs de ces chapelets se dissimulaient et continuaient à souffler dans les oreilles des indigènes, dans cette période de disette, de réquisition et de chicotte, que toute soumission aux nazaréens condamnait tous les Nègres musulmans à la géhenne d’Allah.
Yacouba avait la carnation et les traits d’un Peul, presque imberbe, le regard hautain et même méprisant. Une fois encore, il me déplut, à moi Djigui, au point que je me suis mis encore à regretter le passé, à me redire que la vieillesse n’est qu’insultes et ressentiments. Quand je n’étais pas un vieux djigui (djigui signifie en malinké le mâle solitaire, l’ancien chef de bande de fauves déchu et chassé de la bande par un jeune rejeton devenu plus fort), lorsqu’un déhonté de l’espèce de Yacouba se présentait avec l’air méprisant et hautain, j’esquissais un petit geste : Fadoua, secouru par deux solides sicaires, se précipitait sur l’arrivant, le dénudait, le jetait à terre, lui liait les mains derrière le dos et le fouettait jusqu’à ce qu’il criât et urinât. C’est seulement après que, pouffant de rire, Fadoua arrêtait le supplice, le détachait, lui commandait de s’éloigner et de recommencer son entrée au Bolloda : d’arriver avec des pas souples et hésitants, de se courber, de s’agenouiller, se prosterner, se couvrir de poussière pour respecter et saluer l’homme le plus ancien, le plus sage et le plus généreux du monde. Et moi, Djigui, qui, pendant toute la scène, ne m’étais pas départi de mon calme, à l’étranger se tordant et tremblant de peur, je demandais avec chaleur le nom totémique, les nouvelles du terroir, de sa famille et des royaumes traversés ; je lui vantais (sans malice) la douceur et la richesse de Soba, mon hospitalité et celle des habitants ; je lui enseignais la grande foi qu’à Soba nous portons à Allah et enfin je m’enquérais de l’objet de sa visite.
Mais, hélas ! tout cela était devenu passé révolu ! Avec l’âge, le ressentiment, Fadoua n’avait plus les os de pareilles pratiques, moi je n’en avais ni la puissance ni le goût. La vieillesse en elle-même est monnè fi (monnè dense), monnè bobelli (monnè invengeable). Aussi, sans m’offenser de l’arrogance du marabout, j’ai répondu à ses salutations ; je lui ai parlé, lui ai demandé de demeurer quelques jours mon hôte : j’avais besoin de plus de pardon et de connaissance d’Allah. Il ne me restait que repentirs, résipiscence et très peu de jours à vivre, très peu de prières à courber pour mériter la miséricorde divine. « Allah pardonne toujours », répondit Yacouba. En maître, il se tourna vers l’est et poursuivit : « Célébrons encore une fois Sa grandeur, demandons ensemble Sa miséricorde. » Tous ensemble, au Bolloda, nous nous sommes surpris en train d’obéir : nous avons tous porté les mains sur le front en murmurant « Amen ». Lui, Yacouba, descendait au Sud pour un urgent et court déplacement qu’il acceptait d’interrompre. Il n’y avait pas de chaud et indispensable labeur qui ne tolérât quelques jours de pause quand celle-ci s’accomplit pour servir Allah et acquérir des bénédictions. Tout ce qui pouvait s’effectuer pour Djigui était enrichissant de bénédictions depuis la retraite. Djigui, qui était seulement grand par la naissance, le pouvoir, la taille, la richesse, le savoir et l’âge, avait acquis la sainteté et l’incommensurabilité depuis la retraite et le refus de sévir contre le coreligionnaire pour servir le « Nazara » infidèle.
« C’est pour moi, Yacouba, un honneur et une chance de consacrer un temps de ma vie de pénitent à vous aider, vous et votre cour, à vous approcher des dires et de la voie du Tout-Puissant. »
Ces déclarations furent rapportées à Béma, le nouveau chef, qui s’exclama : « Ce sont des paroles de fou révolutionnaire. Elles confirment les renseignements que je tenais. Le dangereux personnage prêche contre le charlatanisme et les pouvoirs des Toubabs et des chefs. Donc un hamalliste : il nous faut l’expulser. »
Béma arriva au Bolloda, contourna deux lépreux, trois aveugles et les volées de mouches qui les environnaient, écarta deux vieillards et glissa entre deux autres, souleva d’autres grosses mouches noires, parvint au lit de son père et à même ses oreilles souffla doucement :
– Papa, je viens te demander de m’autoriser à expulser le nouveau marabout. Avec ses dires, son dédain, ses malheurs, il menace la paix française et notre pouvoir. Sa présence au Bolloda à cette époque difficile n’est pas convenable.
Il rassura le Centenaire sur la manière : l’expulsion allait être exécutée discrètement et en douceur. Mais il voulait agir immédiatement, débarrasser Soba aujourd’hui même du déhonté personnage.
– Non, répondit Djigui, Yacouba parle d’Allah et montre le chemin. Ce qu’il dit ou fait est au-delà de nos mesquines préoccupations et querelles. On ne finit jamais de se perfectionner dans la pratique des paroles descendues du ciel.
Béma quitta le Centenaire, les vieillards, le Bolloda, soucieux. Yacouba allait être la première pierre d’achoppement, l’objet de la première palabre qui allait l’opposer à son père.
Des voix conseillèrent au marabout de partir, d’éviter de s’insérer entre le père et le fils. Cela aussi, Allah l’a interdit. De s’éclipser pour ne point affronter le pouvoir : cela se termine toujours mal. Le pharisien marabout répondit : « Ce sont là vos dires, vos dictions, vos voies et voix, votre ton. Lui, le Seigneur des cieux et de la terre, n’a besoin ni de cause ni de commencement pour réaliser ce qu’il veut, fussent les destins d’un grand chef ou de son fils. » Donc, Yacouba était bien l’escobar qu’on avait décrit à Béma, un agami mâle qui le défiait en battant sa tête jaune : il devait lui couper la queue comme on tranche le pénis de l’incirconcis impudent. Pour y parvenir, Béma pouvait attendre. Quand on est nargué par la souris qui a son trou dans le mur de la case de votre mère, on ne brusque rien : de futures nombreuses occasions de se rencontrer persistent.
Yacouba régna sur le Bolloda deux hivernages entiers.
Il existait au Bolloda une coutume aussi ancienne que la dynastie des Keita. On y exposait, dès que le soleil dépassait le sommet du bois sacré, un petit sacrifice : des offrandes et l’égorgement de près d’une dizaine de bêtes. Avec les saisons d’amertume, ces petits sacrifices devinrent médiocres : le chef Béma, le nouveau promu, les alimentait avec parcimonie et mesquinerie, craignant, sans doute, d’apporter à Djigui les moyens de le fainéantiser ou l’ensorceler, lui, Béma, par un des sacrifices durs et imparables dont le Centenaire seul avait le secret. Les autres donateurs qui, épisodiquement, ravitaillaient le carnage étaient dénudés par la pauvreté comme le séant du chimpanzé. Les petits sacrifices étaient insuffisants au moment où tous les habitants terminés par la disette et le manque, travestis en mendiants, accouraient au Bolloda pour se disputer les viandes et les offrandes. « Des sacrifices, pour être pleinement acceptés, ont besoin d’être de qualité : quand ils ne sont ni généreux ni sérieux, il faut les supprimer », expliqua Yacouba. Le griot acquiesça. Fadoua, le ministre des cultes, se dressa et contesta. Yacouba répondit que les tueries et offrandes du matin n’étaient pas d’une grande orthodoxie musulmane : elles ressemblaient aux pratiques des rois païens et cafres adorant au réveil leurs djinns, gris-gris et autres paganismes nègres. En dépit de tels arguments intégristes, Djigui, conseillé par Moussokoro, ne céda pas. Les petits sacrifices matinaux faisaient partie du paysage du Bolloda : ils ne pouvaient pas être supprimés. Ce fut un des rares refus que le Centenaire opposa à une sollicitation du marabout Yacouba, qui en moins de deux semaines avait réussi à obnubiler Djigui et Moussokoro.
Avec Yacouba, le Bolloda des temps des ressentiments s’anima puis craignit le silence, mais surtout voulut Allah.
La hiérarchie y restait respectée. Dans un premier cercle, l’arbre sacré avec dans le feuillage le boa totem et les oiseaux gendarmes ; au pied de l’arbre le Centenaire, le plus prestigieux des hommes entouré des vieillards ; à la périphérie, des mendiants, des aveugles et des lépreux. Dans un second cercle, Yacouba et ses talibets. Loin, la savane, au-dessus, le soleil. Plus haut et incommensurable dans le ciel : Allah sur lequel le Bolloda restait continuellement branché.
Nous étions sans cesse en quête du Tout-Puissant qui ne se perd jamais pour qui le désire sincèrement. La vieillesse nous rappelait à chaque pas que le chemin n’était plus long, à chaque pas, nous regardions loin devant et derrière pour nous repentir : Il est aussi miséricorde. Ses possibilités comme ses surnoms sont innombrables et nous voulions les dire tous dans le court délai qui nous était encore imparti. Yacouba était le médiateur entre LUI et nous. Il avait demandé et obtenu le déménagement de ses ateliers et école au Bolloda et, dès les premiers chants des coqs, ses talibets commençaient à célébrer le Tout-Puissant. Ils attisaient un feu de bois dont l’embrasement et les flammèches n’éclairaient qu’un pan du mur du Bolloda et approfondissaient en dehors de ce mur les mystères de nos nuits. Cela suffisait pour que, de concessions en concessions, s’élèvent les aboiements des cabots délivrés des peurs, que rentrent dans les refuges, les gîtes et la brousse, les fauves et les esprits, et que monte de la mosquée l’appel chevrotant et béni du muezzin qui toujours nous tord, à nous croyants, quelque chose dans le bout du cœur. Aussitôt, surgissaient du profond de notre sol les murmures étouffés des prières. Quand ces murmures cessaient, retentissaient libérés les cris des talibets qui chantonnaient les sourates nommant Allah. Les déclamations glorifiaient le Tout-Puissant jusqu’à ce que le soleil émerge des barbouillis qui l’annonçaient, jusqu’à ce qu’apparaissent distincts : le manque, la fatigue, les mendiants, leurs plaies et leurs mouches, et tout le pays de Soba, sa sécheresse et ses famines. L’école coranique de Yacouba se découvrait dans sa nudité : un rien pauvre et poussiéreux, avec un homme agitant son long fouet, au milieu d’enfants faméliques, en guenilles, couverts de cendres et de gerçures qu’on torturait pour qu’ils s’égosillent. Démystifié par le jour, Yacouba s’éclipsait pour une de ses longues ablutions et l’assistant auquel il passait le fouet faisait lever les enfants qui se dispersaient.
En attendant le retour de Yacouba, le Bolloda se donnait un petit répit que les oiseaux utilisaient pour célébrer à leur tour Allah : les tisserands par le piaillement, le jabotement et la fête ; les hirondelles par des vols rapides et légers dans tous les horizons. On regardait loin et on remarquait, frôlant les murs, ceux de Soba, prières sur les lèvres, les chiens dans les jambes, allant aux champs cultiver des récoltes qui leur seraient arrachées de la bouche après la moisson.
Arrivaient au Bolloda les courtisans les uns après les autres, et les suivaient en bande les talibets. Ceux-ci s’asseyaient en rond sur des nattes et commençaient à feuilleter les pages jaunies des manuscrits. Le soleil atteignait le moment de l’ourébi, Yacouba réapparaissait, le turban et les boubous immaculés ; il occupait la place à lui réservée au milieu des disciples. En vue par la taille, la longueur du turban, la blancheur de la mise, le ton ; il l’était par l’intransigeance aussi… L’homme était d’abord une obsession : il craignait de participer à la conjuration contre Allah, le complot contre le Suprême, la trahison de l’Omniprésent. Il le disait de quatre-vingts façons : ne jamais, ni par lâcheté, pauvreté, faiblesse, ni par puissance ou orgueil, biaiser. C’était tremper dans le complot contre LUI par lâcheté que de soutenir que les sacrifices exposés au Bolloda s’apparentaient à l’orthodoxie musulmane, d’attester que le zèle avec lequel les Keita aidaient les nazaréens à nous exténuer et torturer, nous, Nègres musulmans, était dans la voie d’Allah. Tout cela était vociféré avec emphase et gestes ; il tordait les lèvres, bavait ; successivement, élevait et baissait le ton. L’homme avait du souffle. Il ne s’arrêtait que pour accueillir Djigui, accompagné de ses ministres : une théorie de vieillards terminés, sales, malades.
En silence, toute l’assistance baissait les yeux jusqu’à ce que Djigui fût assis. A la queue leu leu, les courtisans s’approchaient, s’agenouillaient et le saluaient. A quelques-uns il tendait la main, et, parmi ceux-ci, Yacouba qui, au lieu de s’agenouiller – peut-être eût-ce été participer à ce complot –, se contentait de se courber. Suivaient les mendiants, des malades en quête des attouchements qui guérissent. Quand chacun regagnait sa place, les lectures du Livre reprenaient.
Je m’efforçais, moi Djigui, de tenir assis pour recevoir en plein les paroles d’Allah. Mais avec le soleil, les chants des talibets, elles devenaient pesantes : je m’assoupissais, m’étendais, me contentant d’ouvrir de temps en temps un œil de crocodile pour m’assurer que je ne plongeais pas encore dans l’horrible géhenne que Yacouba décrivait avec tant de minutie. Parfois, pour encourager le prédicateur, je risquais, d’une bouche pâteuse, un petit mot, une explication. Tout le monde m’écoutait en silence : ce mot relançait Yacouba qui en faisait le nouveau thème du prêche.
Le marabout longtemps évita de critiquer directement ma conduite ou celle de mes courtisans, qui n’étaient pas toutes d’un islamisme de grande ablution, jusqu’à ce jour où, du coin de l’œil, j’aperçus, au premier rang de la foule, une ravissante jeune fille. Je fis arrêter la séance et murmurai mon admiration pour son charme – ce qui signifiait, que j’aie ou non le plein pouvoir ; que je sois couché, à pied ou à cheval, vigoureux ou terminé, que je désirais épouser l’admirée. Fadoua, discrètement, s’approcha de mon lit et me souffla dans l’oreille que mon nouveau désir était une de mes arrière-petites-filles. C’était un péché ! Désirer c’est consommer ! Plusieurs fois, le marabout nous l’avait dit. Mais, en la circonstance, c’était une erreur humainement possible, donc pardonnable. Je ne connaissais pas toutes mes épouses, que dire de mes arrière-petites-filles ? Ce n’était donc pas un incident à relever. C’est pourtant ce que fit Yacouba en choisissant cette regrettable méprise comme thème d’un nouveau sermon, et en osant, parmi les vieillards dont le plus démuni comblait près de dix épouses, et devant moi, Djigui, qui en respectais plusieurs centaines, exposer, préciser qu’Allah ne reconnaissait que quatre épouses, qu’en dehors de ces quatre légitimes, tous désirs et consommations étaient luxure, et que la luxure, sauf la clémence du Créateur, était sans rémission. Cette condamnation créa un malaise. Mes suivants – et surtout Fadoua – attendirent que je regimbe, réfute : à leur désespoir ne survint pas le geste, le mot, le signe qui aurait contredit. Je suis resté pensif. Yacouba conclut qu’il eût participé à un complot et eût trahi Allah, si, par complaisance, il avait tu un seul mot du Livre.
« Moi, depuis longtemps, expliqua Moussokoro, je te l’avais dit. Tu as toujours prétendu que tu ne pouvais pas refuser une jeune fille offerte sans offusquer les donateurs. Que décides-tu, après une si nette condamnation ? »
Djigui décida de ne plus se remarier. A partir de ce jour, il distribua, sans se réserver les plus séduisantes, les jeunes vierges que les paysans désemparés, pour échapper aux fouets et aux réquisitions, venaient offrir pour s’allier aux Keita.
L’incident en définitive fut salutaire, il nous rapprocha d’un pas vers Allah.
Un autre jour, un autre événement nous rapprocha d’un second pas vers le Tout-Puissant. Nous étions dans le Livre, tentant de dénombrer les surnoms de l’Être suprême ; le soleil brûlait, écrasait ; les mirages montaient des rues et des places ; les touffes, les toits de chaume et les terrasses des cases se fondaient dans l’horizon : nous étions vaincus par la torpeur. Je ronflais les yeux clos. Les mots de Yacouba sortaient mou, mal débarrassés des salives : ils n’arrivaient pas à me tenir en éveil. C’est alors qu’entra au Bolloda un messager qui s’agenouilla et m’annonça la mort en couches d’une de mes patientes : une jeune femme veuve, une croyante, une brave pour laquelle j’avais beaucoup ensorcelé, avais tant demandé à Allah. Son mari était décédé au Sud et elle élevait avec abnégation cinq enfants. Affecté et troublé, je me suis demandé quelles destinées auraient les cinq orphelins et ai murmuré que les volontés du Tout-Puissant paraissaient parfois obscures.
« La volonté d’Allah dépasse, mais jamais elle n’est obscure. Sa motivation peut nous échapper, mais Il est trop puissant pour agir sans raison », répliqua Yacouba avec véhémence. Sans souffler, il parla des obligations des nantis et des puissants, raconta la vie de quelques saints et grands empereurs du Moyen Age africain qui, pour plus d’humilité, recueillaient les orphelins et pour leur pénitence les élevaient eux-mêmes dans les pans des boubous. « Ce qui constituait un don de leur propre personne, donc la vraie charité qu’Allah apprécie mieux que huit cents sacrifices rituels matinaux. » Il s’interrompit et regarda Djigui. « Méfions-nous des pièges d’Allah. Beaucoup parmi nous ne serons pas sauvés, faute d’avoir perçu le piège qui leur a été tendu par Allah. Ils n’auront pas accompli l’action qui était attendue d’eux pour assurer leur salut le jour que le Tout-Puissant avait choisi pour les tester. Prions ensemble Allah pour que nous ne soyons pas, le jour choisi pour nous, sourds et aveugles au test de notre salut. » Tout le Bolloda porta les mains sur le front en murmurant : « Amen. »
Le sermon du marabout ébranla le roi. « Il faut se consacrer aux orphelins, assister l’enfance malheureuse », lui conseilla Moussokoro. Des ordres furent donnés : le lendemain, les sicaires amenèrent au Bolloda les premiers orphelins. Les enfants arrivèrent malingres, chassieux, morveux, pisseurs et chiards. En dépit de leur misère et vilenie, Djigui voulut, comme les grands empereurs malinkés d’antan, les accueillir lui-même. Il prit chaque enfant dans les deux bras, le couvrit de baisers, s’enquit de son nom, prononça de pieuses prières pour qu’Allah lui accordât une longue vie et l’enveloppa dans les pans du boubou. Ce mouvement symbolique d’enveloppement d’un enfant dans les pans du boubou deviendrait le rituel par lequel il adopterait les orphelins et finirait par donner son nom à l’orphelinat qui serait connu sous l’enseigne des « Enfants des pans de boubou ». L’enfant, dans les pans de boubou, pleurait ; le roi le berçait et consolait jusqu’à ce qu’il se calmât, ensuite le confiait à une de ses épouses qui, d’office, devenait la mère adoptive.
Le vieillard consacra les derniers soucis de ses derniers jours aux « Enfants des pans de boubou », qui regroupa jusqu’à une quarantaine de pensionnaires de toute origine. Il y avait, d’abord, les orphelins du clan Keita. Djigui aimait les accueillir ; en le faisant, il accomplissait en partie les coutumes malinkés qui demandent que les enfants, les petits-enfants, les arrière-petits-enfants Keita de moins de six ans vivent autour du « vieux », le patriarche du clan. Djigui chercha et aima adopter les orphelins dont les parents étaient morts sur les chantiers du rail ; il se crut, le reste de la vie, le seul responsable des travaux forcés et leurs méfaits.
Le roi suivait particulièrement les enfants malades de l’orphelinat. Les mères adoptives les menaient le soir dans la chambre et la suite royales. Elles les couchaient sur des nattes à même le sol entre les gris-gris, fétiches et canaris de décoctions. Parmi les souris qui débouchaient de temps en temps d’un fouillis, détalaient et disparaissaient dans un autre ; parmi les cafards et les asticots du sol pisseux qui grouillaient sous les nattes et le long des murs. Les enfants piaillaient. Djigui rentrait après la dernière messe de la nuit et aussitôt récusait et renvoyait les mères adoptives, et s’enfermait seul avec les orphelins. Moussokoro ne s’éloignait pas ; elle s’asseyait sur le seuil de l’antichambre et restait adossée au mur pendant tout le temps que le roi restait cloîtré avec les enfants.
Je craignais, moi Djigui, qu’un seul enfant mourût dans des bras qui ne soient pas les miens. Dans une prière intense préliminaire, j’appelais Allah par quelques-uns de ses surnoms inusités pour qu’Il vînt à nous – mes pensionnaires et moi – et débutais, au milieu d’un concert de pleurs et de cris, avec toujours sur mes lèvres Ses noms, ma pénitence. J’allais d’un bébé à l’autre pour chasser des souris, écraser des asticots et les cafards qui les grignotaient, administrer à celui-ci des décoctions, langer celui-là. Quand j’arrivais à un mourant, je m’asseyais près de lui, le prenais dans les pans de mes boubous, et par des prières pieuses et chaudes, j’enjoignais Allah de se prononcer, et chaque fois Il le faisait, en guérissant immédiatement ceux qu’Il voulait sauver ou en enlevant dans les fragilités des autres les souffles qu’Il y avait mis. Je faisais tout, seul, de mes propres mains, pour expier mes péchés comme Il l’a dit dans le Livre. Debout, à genoux, à quatre pattes, je poursuivais jusqu’à ce que tous les cris et pleurs se fussent tus ; jusqu’à ce que je me fusse écroulé de fatigue. Même dans le sommeil mes lèvres continuaient à murmurer les surnoms d’Allah. Certaines mères, furtivement, venaient récupérer leurs enfants. Aux premiers chants des coqs, les autres, précédées de Moussokoro, entraient et découvraient l’œuvre du Tout-Puissant. De nombreux moribonds étaient miraculeusement guéris ; mais elles relevaient aussi des cadavres à demi dévorés par les souris, les cafards et les asticots.
C’est cette mort de quelques pensionnaires que ceux qui ne souhaitaient pas mon salut ont saisie comme prétexte pour tenter de défaire l’institution. Le commandant, qui appelait l’œuvre une entreprise d’infanticide organisée par un vieillard retombé en enfance, me dépêcha l’interprète Soumaré (ce fut une surprise, je ne l’avais plus revu depuis ma disgrâce) pour me demander d’envoyer les orphelins malades au dispensaire. J’ai dit non et aucune démarche ne m’a fait revenir sur mon refus. A peine ai-je toléré, après de longues palabres, que des infirmiers, le père blanc et l’épouse d’un riche commerçant blanc visitent les enfants malades et leur laissent des médicaments et des bonbons que je disputais aux pensionnaires dès que les donateurs s’éloignaient. Les ennemis de mon salut, dont mon propre fils Béma, exercèrent leur méchanceté en amont de mon œuvre : ils contraignirent les proches des orphelins à venir récupérer, kidnapper les enfants des pans de boubou. Leur action n’eut d’autre effet que de rendre les nouveaux recrutements plus difficiles, mais l’œuvre resta vivante. Le Tout-Puissant se reconnut dans ce qui avait été entrepris et y mit beaucoup de force : tous les enfants des pans de boubou qui survécurent furent des hommes ou des femmes remarquables.
Quant à moi, Djigui, à force de les chercher, j’ai inventé des appellations d’Allah non encore galvaudées par le langage des hommes, des appellations qui avaient encore toute leur pureté : elles guérissaient toutes les maladies, empêchaient le serpent de dormir dans son trou, le caïman de paresser sur les berges du fleuve, l’oiseau de tenir sur la branche. J’eusse, si je l’avais tenté, déplacé les montagnes, détourné les cours d’eau. A poursuivre, je risquais de rencontrer Allah, voire de dialoguer avec lui.
« Cela n’est pas permis ; n’est pas donné ; Allah ne se découvrira jamais plus. Tu as atteint une limite. Arrête, la suite ne peut plus être favorable, c’est écrit dans le Livre », avait fait remarquer Moussokoro. Elle eut raison.
Les mercredis ont toujours été pour moi des jours néfastes, je le savais, les devins me l’avaient confirmé, j’en avais fait un totem : je ne voyageais pas les mercredis et n’honorais aucune de mes épouses le mercredi soir.
C’était un mercredi, nous venions de courber la deuxième prière, Yacouba dans le Coran fulminait contre les ligués dans la trahison d’Allah ; dans un demi-sommeil, je vis arriver au Bolloda des gardes en armes.
Le brigadier qui commandait le détachement adressa à la cantonade des saluts auxquels personne ne répondit et voulut, après quelques hésitations, enjamber quelques-uns de mes courtisans pour s’approcher : il voulait m’aborder comme il arrive au lit d’une épouse soumise. J’ai murmuré des formules, il fut interdit par le dessèchement de la gorge, la sensation que ses cheveux se mouvaient sur son crâne, que ses mollets lâchaient : il s’arrêta perdu, fasciné comme le petit oiseau devant un gros serpent, grogna, balbutia :
– Pardon ! Pardon ! je voulais… voulais… au… vieux.
– Tu es pris en faute d’insolence à l’endroit du Centenaire. Tu l’as cherché ; tu resteras cloué où tu es. Tu urineras dans tes frocs. Que veux-tu ? Que veux-tu ? lui demanda Djéliba.
Les impudents que je fascinais étaient pris d’inconscience. Le griot me pria de pardonner au brigadier, de le désensorceler par pitié et à cause d’Allah. A cause du Tout-Puissant, j’ai murmuré une autre formule, il a retrouvé la liberté de ses mouvements. Même libéré, l’homme resta en place, tremblant, suant à grosses gouttes, incapable de répondre aux questions pressantes de mon griot.
Lui, le brigadier, était un homme de la forêt, un féticheur et catholique, peu versé en sorcellerie ; il se nommait Jean, sans autre nom totémique. Le griot l’interrompit et lui exposa qu’Allah n’avait pas créé de peuple sans nom totémique ; il n’existait que des gens non informés des leurs. Jean, originaire de l’Ouest, était Traoré : tous les hommes de sa région sont des Traoré, le brigadier était Traoré, de père et de mère Traoré ; et si d’aventure on le lui demandait un autre jour, sans hésiter, il devait répondre Traoré. Le brigadier acquiesça. Le griot poursuivit. Le prénom Jean devint Zan (prénom bambara) dans le discours du griot qui, après cette rapide « malinkisation » (Zan Traoré), qu’il appela islamisation, demanda au brigadier les raisons d’un débarquement aussi insolite que la rencontre des cynocéphales pêchant des carpes dans le courant.
– Ce n’était pas pour du déplorable, annonça le brigadier.
Ensemble, nous avons mis les mains sur le front pour murmurer qu’Allah nous préserve du déplorable.
C’est le commandant Bernier qui l’avait envoyé, lui le brigadier, il mandait le marabout Yacouba au Kébi. A ces mots, le Centenaire majestueusement se releva ; le brigadier, repris par ses troubles, se prosterna et déballa.
– Moi, Jean, et mes tirailleurs, nous ne méritons pas ni malédictions ni mauvais sorts : nous sommes des Peaux-noires qui ont obéi à un Blanc. De la part d’un Blanc, un indigène est moins que la brise, moins que le duvet de l’aigrette. Pourquoi convoque-t-il Yacouba au Kébi ? Je l’ignore. J’ai ouï dire – mais cela ne doit pas être propagé ; ce sont des informations échangées entre Nègres –, j’ai entendu murmurer que Yacouba serait de la secte des prieurs avec des chapelets à onze grains, de la secte de ceux qui auraient tué des Blancs. Tuer des Blancs à cette époque, n’est-ce pas encore serrer la corde avec laquelle l’indigène est ligoté ?
Personne ne répondit et moi, Djigui, j’ai laissé le brigadier un temps encore trembler et suer avant de lui dire :
– Zan Traoré, tes paroles ont été entendues, mais tu devrais d’abord repartir et faire savoir au commandant qu’il agit avec trop de précipitation. A tout faire au galop, on mange du cru.
Le marabout, comme si ce qui se tramait ne l’intéressait pas, restait drapé dans ses habituels mépris et arrogance injurieux pour Fadoua qui, à mon adresse, dressait et rabattait ses oreilles comme un chien, fermait et ouvrait ses yeux de serpent, durcissait et ramollissait les muscles de son visage de vieux singe ; bref, paraissait si impatient que je ne pus m’empêcher de lui donner la parole. Le vieux sacrificateur se leva avec ses nombreux gris-gris au cou et s’excusa d’avoir interrompu le roi.
– Le commandant Bernier est aussi mauvais que la morsure du crocodile, même les vents chantent sa malignité, poursuit-il. Mais quand un bilakro, un garnement, se soulage dans notre jardin, on ne s’abaisse pas à courir après lui, on recherche son père. Bernier n’est-il pas le petit du gouverneur de la colonie ? Et le gouverneur n’est-il pas de votre rang ? C’est au gouverneur que vous devez, vous maître, vous plaindre.
Il rappela ensuite :
– Qui possède une mauvaise réputation ne ramasse pas de cadavre de chèvre derrière le village sans que naissent des soupçons. Sinon, qui sait ici l’intention réelle du commandant ? Appelle-t-il Yacouba pour l’honorer ou le honnir ? Même le brigadier ne saurait répondre. Une chose cependant reste claire comme la paume de la grenouille, et Bernier le savait bien, Yacouba n’est pas sans propriétaire et l’on ne frappe pas le chien dans les jambes de son maître sans frapper le maître.
Moi, Djigui, je me crus obligé de donner raison au sacrificateur, et évidemment tout le Bolloda acquiesça. En vérité, les hautes herbes peuvent cacher la pintade, mais elles ne parviennent pas à étouffer ses cris ; il n’y avait pas de doute sur l’intention du Blanc, c’est mon refus qui ne pouvait pas être définitif. Il me fallait éviter une confrontation avec le Blanc tout en sauvant l’apparence : je me suis empressé de saisir l’occasion.
– Allah est grand et complexe, ce n’est pas moi qui saurai l’enseigner à Yacouba qui chaque jour lit le Livre. En dehors du Tout-Puissant, qui connaît les motivations du crocodile qui quitte l’eau du fleuve pour venir lécher la rosée des berges ?
– Personne, répondirent en chœur les courtisans.
– Il y a mille et quatre-vingts autres mystères de cet ordre que nous, limités bipèdes, ignorerons toujours ; c’est pourquoi nous devons tout confier à Allah et laisser Yacouba partir. Fadoua cependant accompagnera le marabout : nous ne croyons pas aux civilités de Bernier. Ce commandant est un Touré ou un Soumaré (les Touré et les Soumaré sont les noms totémiques des frères de plaisanterie des Keita). Comme les hommes de ces deux clans, il a pour second totem la civilité ; il est de la berge des singes où ne se connaît pas la honte.
Mes courtisans ont bruyamment ri de leur collègue Touré Souleymane, le frère de plaisanterie de Bolloda qu’intentionnellement je provoquais par mes assertions. Comme tous les rois malinkés, j’avais parmi mes suivants un frère de plaisanterie contre lequel la tradition m’interdisait de sévir, qui pouvait sans être inquiété me critiquer, me contredire, me dire toutes les vérités désagréables. Avoir dans son entourage un homme libre dans ses jugements est indispensable à tout pouvoir. Le chef qui n’a autour de lui que des griots et des courtisans pour le flatter et l’applaudir est un solitaire : il a beau partir, il ne rencontre que lui-même et a beau écouter, il n’entend que ses propres dires. J’avais choisi comme contradicteur du Bolloda un homme intelligent, mais infirme (borgne et boiteux) pour qu’il me serve aussi de souffre-douleur. Avec l’âge, il était devenu un monstre édenté, morveux, avec des peaux de front tombant sur les yeux comme un vieux cabot, mais toujours lucide, avec des répliques cinglantes. A mes propos, il se redressa et me lança :
– Tes choses ne viennent et ne partent jamais sans une méchanceté pour les Touré. Nous rejetons la fraternité du commandant Bernier. A sa façon d’agir, il ne peut être qu’un Keita : il est votre frère, votre égal, votre semblable, ne t’en plains donc pas. Au lieu de reconnaître la fin de ta force et de ton pouvoir, tu trouves les excuses du vieux et vaurien matou à qui on reproche de ne plus chasser les souris et qui prétexte que les souris mordent les chats dans les lèvres.
Des éclats de rire voulurent se lever : un petit regard circulaire de Djigui les étouffa.
– Et Yacouba, où est-il ? Qu’en a fait le Blanc ? demanda Djigui.
A mon retour du Kébi, moi, Fadoua, je m’étais glissé à pas feutrés entre les courtisans et avais gagné ma place. En silence. Comme dans le passé, quand Djigui était le seul maître et moi, Fadoua, le bras visible et invisible du pouvoir. Quand la complicité entre le pouvoir et le bras était, comme entre le singe et sa queue, entière. Que tout était simple alors !
Arrivait au Bolloda un révolté contre les travaux forcés et leurs lots de malheur. Le roi l’écoutait, le consolait, lui parlait d’Allah, de la damnation du Nègre qui ne nous laissait d’autre recours que la résignation. Le visiteur repartait content. Je le suivais comme un chien et, au premier détour, mes hommes se saisissaient du contestataire, le battaient à mort ou même parfois d’un coup de couteau l’assassinaient. Je revenais, reprenais ma place parmi les courtisans sans que le Djigui me posât la moindre question. Personne ne parlait du visiteur ni de mon crime. Djigui n’y faisait jamais allusion, au point que je suis encore à me demander, bien que cela soit improbable, si le Centenaire ne les avait tous ignorés. Jamais, dans le ton ni dans ses yeux, je n’ai trouvé les signes approbateurs ou désapprobateurs de mes actions. C’était cette complicité que je comptais retrouver. Je me voyais rentrer au Bolloda, me rasseoir parmi mes collègues sans que le roi me questionnât ou, s’il était obligé de le faire parce que trop de courtisans levaient des regards interrogateurs, je m’attendais à ce qu’il se contentât de s’arracher quelques regrets ou versets qui en réalité n’auraient pas été plus sincères que ceux proférés par le gendre quand décède la mauvaise belle-mère. Hélas ! ce ne fut pas cela, le monde avait changé et on ne terminait pas de connaître Djigui : je m’étais mépris sur le Centenaire.
– Yacouba ! Où est-il ? Qu’en a fait le Blanc ? Réponds.
La véhémence du ton surprit tout le Bolloda. Personne ne pouvait douter des motifs pour lesquels le commandant avait convoqué le marabout : c’était pour l’arrêter. Les propos ambigus tenus par Djigui avant le départ avaient laissé croire que le Centenaire s’était résigné.
– Réponds, réponds, réitéra Djigui avec les mêmes force et sérieux.
– Yacouba a été enchaîné. Demain il sera envoyé dans le camp où sont concentrés les prieurs avec des chapelets à onze grains.
Djigui poussa un puissant « Allah koubarou » et entra en transe, sérieusement en transe. Les courtisans accoururent autour du lit du vieillard, s’agenouillèrent et ensemble commencèrent à réciter des prières. « Le plus gros monnè de ma vie », murmura Djigui entre deux râles. En chœur, les courtisans reprirent : « En vérité, le plus gros, le plus gros. » Le roi, toujours en sueur, toujours demi-inconscient, murmura plusieurs fois « Le plus gros… » et les courtisans en chœur répétèrent les mêmes imprécations.
L’arrestation de Yacouba par le commandant était-elle le plus grand monnè de la vie de Djigui ?
Djigui avait atteint l’âge fatidique que la connaissance de chez nous pose comme la limite extrême qu’Allah consent : au-delà, c’est du dérobé ; Djigui vivait du rabiot. Affirmer que, pendant son interminable vie approchant les cent vingt-cinq ans, il n’avait jamais essuyé de déconsidération semblable à l’arrestation de son marabout était une vérité de Bolloda où le vieux avait toujours raison et où la moindre contrariété était qualifiée, depuis quelque temps, de plus gros monnè de la vie. Ce qui, cette fois, différenciait l’événement des autres affronts essuyés par le Centenaire était capital : il s’agissait rien moins que de sa survie. Jamais il n’avait paru si accablé, si agité après un monnè : cela était néfaste et même inquiétant. Djigui ne souffrait pas de la maladie, pas de l’ensorcellement, ni de l’empoisonnement, et ce n’était pas l’accident qui allait le vaincre, le finir : contre ces tares vénielles il avait trop prié, exposé trop de sacrifices et d’offrandes, et définitivement les avait écartées de son destin. Contre Djigui, il n’existait que Djigui ; il avait atteint l’immunité de ces serpents des rocs désertiques qui ne crèvent que par le suicide, par leur propre morsure dans leur propre queue. Sa fin se trouvait dans lui-même, dans ses colères, sa salive : cette vérité était spécifiquement admise par tous, même par le toubib toubab de Soba. On savait scientifiquement que, pour l’empêcher de se malfaire, il fallait lui éviter les monnew, la colère et la honte, et si par malheur on ne parvenait pas à l’en préserver, le seul remède connu ici-bas consistait à amener au pied du Centenaire celui par qui était arrivé le monnè (au Bolloda on l’appelait le maudit), à genoux, le torse nu, les mains liées derrière le dos, pour que méchamment, à pleines dents, le Centenaire mordît le supplicié dans l’occiput. C’était radical : le vieillard aussitôt se décontractait, essuyait les perlées de larmes. Cette conduite était devenue une institution, et le Centenaire, dans ses colères, s’arrangeait, dans ce qu’il avait d’audible dans ses imprécations, d’accuser le maudit (entendez le responsable).
Ce qui cette fois rendait la situation dramatique et les choses aussi difficiles que d’enseigner le salam au molosse se situait dans la cause que les deux maudits, nommément désignés par Djigui, étaient le commandant Bernier et le chef Bema, et que l’on savait d’avance que la nuit pouvait tourner en jour sans que l’un ou l’autre acceptât de venir en supplicié offrir l’occiput aux dents vengeresses du vieillard.
Le refus du commandant était légitime : il était de la race des maîtres des Nègres, des tombeurs de Samory ; nos religion et tradition interdisent au vainqueur de s’agenouiller devant le vaincu. De plus, les durs sacrifices exposés et les ensorcellements ourdis par Djigui s’étaient révélés tous inefficaces contre le Blanc. Qui, dans ces conditions, pouvait amener le commandant au Bolloda ? Pour commencer, qui pouvait oser aller le lui demander ? Djigui, heureusement, le comprit : entre deux soupirs, dans un instant de lucidité, il précisa qu’il se refusait à mordre un Toubab, « le Blanc pue l’oignon, il est nazaréen, donc jamais en ablution ». C’était un impur, et on ne mordait pas l’impur (c’est le fruit de la liane de caoutchouc que le singe ne peut atteindre qu’il qualifie d’avarié).
Les raisons du refus de Béma de s’offrir aux dents du vieillard étaient imparfaites, déshonorantes, préjudiciables à Béma même. Moussokoro avait accouru près de son fils. Qu’est-ce que Béma pouvait faire encore là ? Pourquoi n’était-il pas au Bolloda ? Il aurait dû, lui, Béma, de son propre chef, le premier arriver au Bolloda. La gratitude, à défaut la quête des bénédictions, aurait dû le faire courir. Surtout quand on a pour père un vieillard, un Centenaire dont les paroles ne tombent pas. Ne craignait-il pas la bouche des autres, le qu’en dira-t-on ? D’ailleurs la pitié, l’humanisme et l’islam auraient dû suffire. A tout autre que Béma, ils auraient suffi ; ils auraient conduit tout autre que Béma à aller se prosterner.
En outre, que pouvait faire à un fils d’avancer à genoux, le torse nu, les bras liés derrière le dos, devant son père ? Rien que des bénédictions qui se transformeraient en force. Les dents d’un Centenaire (Djigui en avait de faibles et branlantes) dans l’occiput, quelles douleurs pouvaient-elles engendrer ? Pas plus que la morsure d’une fourmi. Tout cela, Moussokoro l’avait dit et ressassé à Béma sans parvenir à le convaincre.
« L’incarcération de Yacouba était nécessaire, avait répondu Béma. C’est une chance que les Blancs nous aient débarrassés d’un prieur avec des chapelets à onze grains. Si l’opération engendre des transes chez le vieux, c’est sa volonté, uniquement sa volonté. Il n’y a là ni reconnaissance, ni bénédictions, ni pitié, et surtout pas d’humanisme ni d’islam. » Moussokoro s’était effondrée en pleurs. Béma, sans manifester la moindre émotion, sans la minime crainte du péché et de la colère des mânes des ancêtres, avait conclu par : « Mon père délibérément s’est vêtu d’un embarrassant habit. Il saura se dégager la tête : le margouillat ne se taille pas de pantalon sans prévoir la sortie de la queue. » Et il s’était retiré.
Donc le vieux pouvait agoniser, continuer à s’éteindre. La nouvelle se répandit dans le pays qui, tout entier, en frémit. C’était tragique, pas seulement parce que Djigui était interminable, historique, mais aussi et surtout parce que les sujets des Keita redoutaient l’interrègne. La tradition voulait qu’après la mort d’un chef, un interrègne d’au moins une nuit fût observé, période pendant laquelle tous les principes et traditions étaient suspendus : le peuple pouvait impunément voler piller, assassiner. Les interrègnes étaient des jours d’anarchie et de terreur que nos proverbes continuent de refléter : agir comme si le maître venait de mourir signifie piller ou tuer avec cruauté, et une danse d’interrègne est une bacchanale. La première proclamation de tout nouveau roi Keita commençait par : « Il n’y a pas encore un matin que j’ai le pouvoir et déjà j’ai pendu, fusillé ou décapité huit cent quatre-vingt-un individus. Jusqu’à demain mes sbires tueront tous ceux qui seront dans les rues. » Les griots citent tels et tels rois qui profitèrent de la confusion de l’interrègne pour inaugurer le pouvoir par l’assassinat des opposants potentiels.
En vain on expliqua à ceux de Soba que la peur ne se justifiait pas, ce comportement était du passé : avec la force des Toubabs, le pouvoir du commandant Bernier, l’interrègne ne pouvait pas être anarchique. Rien ne les rassura : l’épouvante atavique s’amplifia, la panique s’empara du pays ; la ville se vida. Les hommes s’armèrent de coupe-coupe et de fusils de traite, les femmes serrèrent les bébés aux dos. Certains fuirent la ville et allèrent se terrer dans les lougan, d’autres montèrent au Kébi pour se mettre sous la protection des gardes ou se réfugièrent au Bolloda où la sécurité de l’individu pendant l’interrègne est garantie. Ceux-ci se joignirent aux talibets qui clamaient autour de l’agonisant des versets. Les prières de temps en temps ressuscitaient le vieillard qui soupirait. A chacun de ses souffles, des exclamations fusaient de la foule et les marabouts criaient de nouveaux versets que nous reprenions en chœur. L’attente dura une demi-journée. Quand les habitants surent que nulle part n’étaient perpétrés vol, incendie ou assassinat, ils furent rassurés et quittèrent le Kébi, rentrèrent des champs ; tout le monde rejoignit les coreligionnaires qui veillaient sur notre vieux chef agonisant. Tout le pays se fût trouvé récitant et priant au Bolloda, si, effrayées par le déménagement de tout un peuple en armes, les autorités coloniales n’avaient pas, tardivement il est vrai, interdit les approches du quartier du chef. Les cantiques baissèrent. De bouche à oreille, on murmura ce qui se passait autour du Bolloda. Les premiers qui tentèrent de sortir du quartier furent désarmés, battus et envoyés aux travaux forcés. Le danger réel d’être emprisonné balaya dans nos consciences la peur atavique de l’interrègne. Nous négligeâmes notre chef, oubliâmes son agonie : chacun chercha à échapper au filet des gardes.
Ainsi donc sur cette terre de Soba, Allah en a été témoin, Djigui s’était rabaissé jusqu’à feindre sa propre mort et l’astuce avait échoué. Le commandant et Bema restaient inflexibles. Fadoua (le chef des sicaires) et Djéliba (le griot), réalistes, furent les premiers à comprendre la situation : ceux de Soba étaient affolés, il fallait faire quelque chose. Ils se présentèrent aux assiégeants et courageusement négocièrent les conditions de la sortie de la population du Bolloda. Ceux de Soba, désarmés, gagnèrent les cases par petits groupes de trois au plus.
Quand le Bolloda fut vidé, ne laissant autour de lui que ses courtisans habituels, l’astucieux vieillard ouvrit des yeux de crocodile et les transes s’arrêtèrent. Sans que nous cessions de condamner l’inconvenance et la méchanceté de Béma (chez nous le fils n’a jamais raison contre son père), nous avons quand même reconnu que le fils ne s’était pas beaucoup mépris : c’est le Centenaire qui devait trouver le dénouement. Il leva la tête, soupira trois fois et d’une voix intelligente suggéra que des envoyés fussent dépêchés dans la capitale de la colonie près du gouverneur pour protester contre le monnè.
Djigui avait les prérogatives de telles démarches : elles avaient été stipulées dans le traité de protectorat que notre roi avait signé avec le représentant de la République française. Djigui pouvait à tout moment, en cas de désaccord, demander le remplacement du commandant de Soba. Une fois, il l’avait réclamé et obtenu. Il est vrai que, dans le cas d’espèce, le colon incriminé jouait à trop d’humanisme. Il voulait, ce nazaréen, interdire aux gardes-cercles et aux sicaires noirs d’exercer des violences inutiles : les battues pour s’emparer des prestataires devaient s’effectuer sans vol, ni viol ou assassinat. Il croyait et disait que l’on pouvait réaliser les travaux forcés avec des caresses ! C’était évidemment une illusion ! Ce commandant n’avait rien compris et méritait la sanction. On n’excise pas les jeunes filles sans faire couler du sang.