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Si le ton du pardonnateur se retrouve dans le tam-tam, jamais il n’a été entendu dans la détresse perpétuelle de ceux qui ne peuvent plus aimer

Les chroniques coloniales ne la signalent pas : ou effectivement elle a sévi, et les commandants blancs étaient assurément les sans-cœur tant décriés, si peu soucieux des malheurs de leurs administrés indigènes qu’ils n’avaient même pas jugé important de la noter ; ou elle ne fut pas plus dure que celles qui nous frappent tous les trois ans et c’est nous qui restons, quand aujourd’hui encore nos griots inventent mille métaphores pour la dire, les fieffés menteurs contre lesquels les colons eurent raison de prévenir leurs coreligionnaires nazaréens.

Même le soir, elle ne s’adoucissait pas. Les nuits de lune se remplissaient de brouillards fauves et crus qui emmuraient. Au premier chant du coq, la terre crépitait sous nos pieds, le soleil bondissait du levant comme une sauterelle pour réaliser midi qui, de sa plénitude, dominait ; le firmament s’élevait, s’éloignait, bleuissait et s’étrangeait même pour les hirondelles. Les jours étaient sans vent, sans voix, sauf, de lointain en lointain, ces éphémères et riens de tourbillons de poussière coniques qui tentaient de caresser la terre avant de se fondre dans les mirages. Nous en avons vu d’incroyables : des arbres pris de convulsions pousser des soupirs et sécher ; tous les animaux fraterniser pour rechercher les points d’eau, même l’hyène hurler en plein jour, sortir des grottes, enjamber les carcasses des gibiers morts et venir comme un mouton lécher avec les chèvres les abords boueux de nos puits. Alors que tout cela dépassait déjà l’entendement, le bief sacré que nous adorons et qui protège la cité (les Keita ont pour totem des animaux d’eau) se dessécha, et les caïmans se promenèrent aux alentours de nos villages comme de vulgaires lézards.

Nous avons crié : « Allah peut. » Il peut, s’il le veut, se jouer de nous comme le chat, avant de l’achever, martyrise la petite souris blessée. Tout se dénatura : pour notre honte et celle de l’humain, des mères refusèrent la poignée à leur enfant, des fils abandonnèrent des vieux pères et des vieilles mères ; tout le monde mentait, tout le monde volait comme si le jugement dernier ne nous attendait pas.

Chacun avait consulté ses sorciers et devins ; les interprétations avaient été les mêmes : il y avait eu une grave transgression. Tous ensemble, nous nous tournâmes vers lui.

« Mon pouvoir n’est pas usurpateur, illégitime et coupable ; ce que nous vivons n’est qu’une sécheresse, une sécheresse que j’arrêterai avec les généreux sacrifices », répondit Béma, le nouveau chef des pays de Soba.

A cheval, la cravache en main, le fusil en bandoulière, il alla de village en village avec les collecteurs et les recruteurs pour réquisitionner des vivres, lever des travailleurs, en exiger toujours des hommes qui n’avaient que leur dénuement, prouver que mieux que son père il savait tirer des ressources du royaume des Keita.

La sécheresse persévérait : un à un les habitants disparaissaient.

« Je parviendrai, je l’arrêterai, j’interdis de sortir du pays », s’écria Béma face aux yeux et soupirs des affamés qui l’accusaient.

Le commandant et Béma postèrent sur les pistes et les axes conduisant vers le Sud-Ouest et le long de la frontière des gardes-cercles armés dont certains, dans la nuit, furent assassinés.

La sécheresse persistait.

« Si le royaume s’épuise et se maudit, c’est la faute aux mauvaisetés et méchancetés de mon père : il n’a pas avec sincérité exposé les sacrifices et adorations pour les passations d’une force et d’un pouvoir, qu’il ne pouvait plus exercer, au successeur que lui-même avait désigné. »

C’était injuste d’accuser Djigui. En croyant, il priait en silence. De semblable calamité, il n’en avait jamais vu, jamais entendu parler : « Vivre tant de monnew et assister au crépuscule de sa vie à un si grand malheur, c’est à coup sûr ma géhenne. » Il leva les mains, ses compagnons et le peuple levèrent les leurs ; ensemble, ils en appelèrent à Allah ; les mains des purs et des impurs, des castés et des nobles se joignirent à celles de notre patriarche : ce fut en vain. C’est alors que les affamés se soulevèrent dans les montagnes, des échos de coups de feu parvinrent à Soba ; il y eut du sang, beaucoup de sang ! Les sacrifices humains réclamés par les sorciers et magiciens pour circonscrire la sécheresse, et que le commandant blanc nous interdisait d’égorger, se sont trouvés involontairement accomplis par la répression : ils permirent l’exhalaison des autres sacrifices de la dynastie des Keita enfouis dans le sol de Soba. Notre terroir étant la demeure de la guerre, de l’islam et des sacrifices généreux, quand le sang, la poudre et les prières se mêlent et embaument, rien ne peut plus résister, tout se facilite : la sécheresse ne pouvait plus continuer.

Un matin le vent souffla, le tonnerre déchira le ciel, la foudre ébranla, la pluie tomba, une pluie rouge, boueuse. Elle souleva une épaisse poussière que petit à petit elle absorba. Toute la journée, toute la nuit il plut, l’ondée se poursuivit une autre journée et une autre nuit. Les torrents submergèrent, les rivières débordèrent, les eaux surprirent les habitants des bas quartiers et beaucoup périrent noyés. Quand la pluie s’arrêta, lui succédèrent, le long du dernier quartier et de la nouvelle lune, un ciel constamment bouché et des pluies intermittentes. La pleine lune amena les journées ensoleillées, le ciel lointain… Et revint la sécheresse, cette fois avec des vents : ils étaient jaunes et charriaient le deuil. (Les chroniques coloniales de l’époque signalent une catastrophique épidémie de méningite en Afrique occidentale.) La mort traîtresse frappait le cultivateur en plein labour dans le lougan ; le prieur, en disant Allah, se courbait et plus jamais ne se relevait.

Partout, il n’y avait que des malheurs. Même les générosités divines nous arrivaient en malheur ! Certains parmi nous ont commencé à douter des dires qui affirment que notre pays est celui de la voie d’Allah. Les premiers, ils ont acquis une saine connaissance de nos illusions : nous donnons trop de noms au malheur et à la malédiction qui ne réservent pas de lots spéciaux à ceux qui les respectent. Si le ton du Pardonnateur se retrouve dans le tam-tam, jamais il n’a été entendu dans la détresse de ceux qui ne savent plus aimer.

Un matin les survivants d’un hameau – ils restaient huit sur une trentaine d’habitants – se comptèrent, s’affolèrent, abandonnèrent les morts et s’enfuirent. Les gens de la localité où ils arrivèrent les fuirent. La panique se propagea et gagna tous les cantons. Les montagnards descendirent dans les plaines et tous ensemble nous nous dirigeâmes vers les lointaines frontières, avec en tête de nos caravanes les chasseurs armés des fusils de traite et les marabouts hamallistes égrenant des chapelets à onze grains. Les garde-frontière tirèrent ; nous fonçâmes sur eux, rapidement les submergeâmes. Nous les lynchâmes et c’est attachés à des arbres, les têtes enfoncées jusqu’aux cous dans des gourdes, qu’ils restèrent là, sur place, proies des rapaces, des fauves et des fourmis.

Nous fûmes accueillis dans les possessions britanniques en sujets français loyaux, en résistants répondant à l’appel du 18 juin du général de Gaulle, en héros ayant, pour refuser la capitulation pétainiste, tout bravé afin de reprendre la lutte de la liberté contre le fascisme inhumain. Les bien-portants parmi nous furent enrôlés, habillés, armés et envoyés dans le désert du Tchad. Assurément nulle part sur terre, nous, habitants de Soba, n’arriverions à échapper à la conscription !

Tous les habitants des pays de Soba auraient quitté les colonies françaises si des régiments de tirailleurs sénégalais n’étaient pas rapidement montés de la capitale. Ils bouclèrent les frontières, ratissèrent les villages mais, à cause du dénuement des habitants et de l’épidémie, ils ne purent ni piller les cases ni violer les femmes.

L’occupation des villages par les tirailleurs ne ramena pas l’ordre : tout le royaume continua de vivre dans la semi-anarchie ; tout échappait à la force et au pouvoir de Béma. Moussokoro arriva chez son fils : « Va t’excuser, mon fils. Si tu ne le fais pas à cause de ton père, de moi ta mère, des pays de Soba et de ses peuples, fais-le à cause d’Allah. Les sorciers, marabouts, féticheurs et voyants sont unanimes : il n’y a pas d’autre remède… »

Béma alla à cheval, en descendit à cent pas du Bolloda, croisa les bras dans le dos, s’agenouilla et avança en pénitent jusqu’à trois pas du Centenaire, toujours les bras au dos, se courba, se frotta les lèvres contre le sol comme la poule le fait avec le bec et s’exprima à très haute voix.

En égaré, il venait demander pardon. Il avait péché et s’était menti à lui-même ; les étrangers l’avaient égaré. Jamais il ne serait autre chose que ce que le Centenaire avait voulu qu’il fût. Le petit oiseau pour s’envoler, en hommage à la terre, s’inclinait d’abord avant de prendre congé du sol qui a porté ses premiers pas. Le désorienté revenait sur ses pas pour retrouver son chemin. Même si ses irrespects, ingratitudes et dires avaient trop peiné pour que le cœur immédiatement se refroidisse, il priait son père de parler afin que s’arrêtent la sécheresse, l’épidémie et l’anarchie.

En vérité, l’humanisme du Centenaire était sans limites. Allah est bon, le Centenaire l’était aussi. Il se leva, marcha et releva son fils.

« Redresse-toi : la prosternation nous messied, à nous Keita. Je savais que tu reviendrais : on marche loin, vole haut, descend profond sans être étranger à soi-même ; on revient toujours à ce qui nous a façonné ; on retourne à ce dont on est sorti. Cela étant entendu, je te dirai qu’il n’y a rien dans mes possibilités qui n’ait pas été tenté : pas de sacrifices qui ne fussent égorgés, pas de bénédictions de mes meilleures salives qui ne fussent crachotées. Le fâcheux vient de ce que ton père a trop vécu : une certaine vieillesse n’est pas toujours, comme on le proclame, un heureux sort, n’est pas toujours des bénédictions et des sacrifices acceptés. L’expérience ne s’allonge souvent que pour nous amener à connaître l’indicible, l’impensable. »

Ni la sécheresse ni les maladies ne provenaient de ses malédictions à lui Djigui : jamais il n’avait voulu tant de souffrances. C’était lui qui, librement, avait choisi Béma. Des insidieux avaient voulu utiliser Béma contre lui ; c’était utiliser le couteau qu’il avait à sa ceinture pour le percer : jamais ses propres armes ne pénétraient dans sa chair, un enfant de Moussokoro ne pouvait pas faire du mal à lui, Djigui. Magnanime, triomphateur et prophétique, le Centenaire termina ainsi : « Lève-toi, mon fils ; tu es le Massa de Soba. Monte ton cheval et va avec les bénédictions de ton père. »

En moins d’une semaine, tout changea dans les pays de Soba : l’harmattan passa, un nouvel hivernage occupa le ciel ; des pluies régulières et modérées, une terre profondément mouillée et des nuits fraîches arrêtèrent les vents et les maladies des vents. On cessa de nous envoyer les collecteurs et les recruteurs. Certes, restaient toujours postés, le long du fleuve nous séparant des possessions britanniques, des tirailleurs prêts à tuer, piller et violer. Nous le savions : personne ne s’aventurait du côté des frontières. On n’avait pas le temps, nous avions trop de besogne : trop de terres à labourer, les nôtres, celles des morts et des réfugiés.

Cependant, l’ordre ne fut pas aussitôt rétabli. Les premiers messagers du pouvoir qui s’aventurèrent dans les montagnes tombèrent dans des embuscades. Quand ils ne furent pas assassinés, ils furent renvoyés sur Soba complètement nus comme des voleurs. Ils venaient pourtant porter la bonne nouvelle, ils venaient nous annoncer que la capitation, toutes les capitations, celles des réfugiés, des morts et de nous les survivants, ne seraient réclamées qu’après les prochaines récoltes.

Les prières du Centenaire devaient avoir enfin atteint le faiseur des impossibles et ses sacrifices devaient être arrivés à leurs destinataires : la saison des amertumes ne pouvait plus durer.