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Il nous a toujours manqué de savoir haïr et de comprendre que des malédictions des autres pouvait naître notre bonheur

Mariam était une femme : la vie est toujours facile pour celles qui ont tous les dons des femmes. Des boubous transparents, des poignets et des chevilles d’une finesse ! On la regardait sans se rassasier et sans d’ailleurs en trouver les raisons ; il lui manquait les canons de la grande beauté : le cou, comme chez le crapaud, était inexistant, le nez étalé était, comme le tronc du baobab, lourdement fixé. Mais la peau était légère à vous donner l’envie curieuse de l’érafler au canif ; les dents resplendissaient entre les lèvres piquetées dont les noirceur et excroissance étaient telles qu’on résistait difficilement au désir de les mordiller. Mariam était généreuse en sourires, ses paroles désaltéraient comme du lait frais. Les bagues des orteils et les plantes de pieds violacées par le henné donnaient à ses pagnes un charme envoûtant. On disait que tout cela n’était que ses atours de jour qui n’égalaient pas ceux de ses nuits, qu’aucune autre femme n’arrivait à faire oublier à ceux qui, comme le commandant Héraud, l’avaient une fois aimée.

– Qui ? Qui ? La main de qui ?… redemanda Djigui au commandant Héraud.

Le Blanc répéta : Mariam et expliqua que c’était sa fiancée qui avait inspiré sa démarche, elle voulait que toutes les coutumes soient suivies pour son remariage.

Le Centenaire embarrassé demanda à son ami blanc qu’il lui donnât le temps de réfléchir. Il lui répondrait dans l’après-midi. Il souffla à ses courtisans de ne point ébruiter la demande du Blanc : elle constituait, pour tous les indigènes, un reproche. Nous n’avons pas pris l’initiative à temps d’honorer de femmes un homme de bien ; celui-ci avait approché la première qui s’était présentée : Mariam. Malheureusement, Mariam n’était pas mariable par un homme non casté et honorable comme Héraud. Peu d’amis du commandant pouvaient jurer que Mariam avait été pour eux un totem : une femme qui a été couchée par nos fréquentations ne s’épouse pas. Mariam n’était pas excisée et n’avait pas une généalogie sûre : la consommation, pire, le mariage d’une non-excisée dévalue, invalide les fétiches et sacrifices de l’époux ; celui d’une femme dont la filiation n’est pas certaine entraîne pour la descendance un mélange de sang aux conséquences imprévisibles. La demande constituait aussi une honte pour le prétendant et le Centenaire. Afin que personne n’en parlât plus, Djigui offrit au Blanc, l’après-midi, trois jeunes vierges, belles, nobles, de sang pur et sûr et récemment excisées.

– Merci, s’excusa Héraud, je ne veux ni de sang sûr, ni d’excisée : c’est Mariam que j’aime, désire et veux, et pas une autre.

– Mais une femme ne s’aime jamais avant, répondit le vieillard étonné. Une femme s’aime après un long usage, après qu’elle s’est montrée suffisante à notre service, après que ses calmes et humanismes ont valu plus que ceux des autres femmes, après qu’elle s’est révélée plus chaude que les autres.

– Ce sont les mains de Mariam que j’ai sollicitées et c’est elle que je demande en mariage, pas une autre.

– Elles vous sont données, laissa tomber le Centenaire déçu. Laissez-le se marier pour son malheur avec une femme non excisée et éhontée.

Il caressa sa barbe.

– Il est inutile d’expliquer la différence entre les deux métaux à celui qui préfère son pendant de cuivre à la boucle d’or que vous offrez, conclut-il.

Il chiqua sa déception. Une fois encore, Djigui venait de s’apercevoir qu’il s’était mépris. Il se louait d’avoir enfin trouvé en Héraud le Toubab nazaréen français connaissant la différence entre le permanent et le fugace, l’essentiel et l’accessoire, respectueux du sacré et de lui-même, comme un Malinké croyant ; il n’en avait pas rencontré un seul ni dans la capitale, ni à Marseille, ni à Paris. Il s’était trompé, Héraud non plus n’en était pas. Pareil Toubab ne devait pas exister. Avec fierté et joie, il remercia le Tout-Puissant de l’avoir créé Malinké et croyant. « Les motifs de glorifier Allah sont innombrables et se découvrent tous les jours par les pauvres bipèdes que nous sommes », marmonna-t-il.

Le mariage eut lieu le samedi ; toutes les règles de nos coutumes furent respectées : attachage des colas, accompagnement de la mariée voilée par une longue foule et plusieurs tam-tams et balafons, lavage de sa tête dans la cour de l’époux, et même, le lendemain, la théorie de vieilles frappant des mains et chantonnant est allée, de quartier en quartier, faire le porte-à-porte et nous présenter le drap maculé sur lequel avaient eu lieu les ébats. Étonnante Mariam ! elle voulait faire admettre qu’elle était vierge. Nous avons insulté les vieilles, nous nous rappelions que Mariam avait été violée et mariée à treize ans. Elles ont rétorqué sans la moindre honte que depuis sa répudiation, Mariam avait observé une chasteté si stricte que la virginité s’était reconstituée. Nous ne les avons pas crues : nous ne croyons pas aux paroles des autres chaque fois que nous le pouvons.

Le commandant Héraud époux officiel de Mariam gouverna le cercle jusqu’aux « glorieuses de Soba » qui mirent fin à sa carrière d’administrateur colonial, à ses aventures africaines consacrées à la défense du Nègre.

« Appelons-les les glorieuses, s’était écrié le député Touboug. Ces journées au cours desquelles, comme un seul homme, notre peuple s’est levé les bras nus pour braver la soldatesque coloniale et s’opposer victorieusement aux tentatives des colons mal repentis de restaurer les travaux forcés sont nos glorieuses. Nous érigerons un monument aux victimes de la répression. »

Avant d’évoquer les glorieuses, signalons que ceux de Soba attendent toujours ce monument…

Les violences des glorieuses et leur rapide extension furent-elles dues aux seules provocations colonialistes ? Pas certain ! Car, bien qu’il ait beaucoup plu cette année-là et que les récoltes aient été abondantes, la famine était apparue.

Après la suppression des travaux forcés, nous avons monté, en honneur du Centenaire et de notre député, des manifestations suivies de mangeries. Au retour au foyer de chaque rescapé des travaux forcés, nous avons organisé des danses qui ont été suivies de festins. Avec la suppression des laissez-passer, les parents éloignés nous ont fait des visites et nous les avons reçus avec des fêtes dignes de notre hospitalité proverbiale qui ont été suivies de bombance. Les fêtes suivies d’inconsidérées ventrées se sont prolongées, sous n’importe quel prétexte, jusqu’aux premières pluies, jusqu’à ces durs mois de soudure qui cette année-là se révélèrent trois fois incléments. Vers la floraison, nous étions amenés à racler trois fois les greniers qui l’avaient déjà été ; nous étions devant notre vieille connaissance : la famine. Une pénurie qui contrairement à celles des autres années paraissait mal répartie. Dans certains lougan et concessions, des greniers restaient pleins à déborder : ils n’avaient pas été sollicités. C’étaient ceux des suppôts du colonialisme : collecteurs de la capitation, recruteurs et chefs de villages que nous avions, pour notre dignité, exclus de nos fêtes. Curieusement, quand le manque empira, des pertes de plus en plus profondes qui ne pouvaient pas être toutes dues aux seuls grignotages des rats apparurent dans les greniers garnis et obligèrent les propriétaires à organiser des rondes et à monter des embuscades.

Et c’est ainsi qu’un événement historique aussi important que les glorieuses partit à Soba d’un incident de maraude.

Des inconnus chapardaient dans les champs et les greniers lorsque, juste au lever de la lune, deux coups de fusil éclatèrent et déchirèrent la nuit. Le matin on releva un mort, et il s’ensuivit une vraie histoire nègre contée par des Nègres menteurs.

Le fusillé était un père qui, après la suppression des travaux forcés, avait retiré sa fille du harem de Béma : un adversaire politique de Béma, il avait voté Touboug. S’il avait voté Touboug alors que les tireurs étaient des suppôts du colonialisme, il ne pouvait plus être un chapardeur, mais un paisible paysan qui sur le chemin de son lougan avait été sauvagement assassiné par les sbires de Béma. C’est ainsi que fut expliqué l’incident aux militants du RDA. Touboug et ses partisans, les plus nombreux dans le pays, se levèrent tous et injurièrent, jusque sous le pagne et le pantalon, les mères et les pères des collecteurs et des recruteurs. Ceux-ci, contrairement à leur habitude, ne répondirent pas à la vilenie par des coups de fusils de chasse. Les militants du RDA prirent la retenue pour de l’impuissance et s’enhardirent : ils marchèrent sur les greniers garnis, les pillèrent et les vidèrent. Certains déféquèrent sur le sol des greniers avant d’incendier les toits. Les incendies s’étendirent aux toits des cases ; de village en village les troubles embrasèrent et ensanglantèrent toute la brousse.

Héraud, accompagné de son épouse Mariam et d’un fort détachement de tirailleurs, accourut, parcourut le pays, réussit avec force proverbes à réconcilier partout les antagonistes, sauf dans un village où au cours de la palabre apparut, sans qu’on ait su d’où il a pu provenir, planté dans l’œsophage ensanglanté d’un militant, un long couteau de chasseur. Un mouvement de foule s’ensuivit, des menaces de coupe-coupe et de sagaies flamboyantes contrèrent et cernèrent le commandant et son épouse qui n’échappèrent à une mort certaine qu’en reculant et en donnant l’ordre aux tirailleurs de tirer. Ceux-ci firent feu et on compta treize morts, tous proches parents et amis des collecteurs et des recruteurs qui avaient voté contre le député Touboug. C’est Béma en personne qui compta sur ses doigts le nombre d’assassinés et démontra la suspecte coïncidence. Il le fit devant des reporters de presse venus de la France métropolitaine. Oui ! Parce que les Nègres étaient devenus des citoyens, on pleura nos morts jusqu’à Marseille et Paris où des journaux titrèrent : « Un commandant communisant fait tirer sur les adversaires du député communisant à Soba : 13 morts. »

Du jour au lendemain, le monde venait de s’apercevoir de notre existence. C’était une promotion pour nous et nos treize morts qui devenaient les premiers tués de la colonie auxquels la grande presse s’intéressait. On nous démontra qu’on utilisait nos morts pour des opérations de politique intérieure française ; ce n’était pas leur assassinat qu’on flétrissait, on voulait montrer que certaines mains étaient rouges : celles du commandant Héraud, du député Touboug et celles des députés communistes français. Notre député s’était affilié au groupe communiste à l’Assemblée nationale française. Les bœufs ne se déchargent pas pour les scarabées, il n’en demeure pas moins que ceux-ci les remercient pour la bouse laissée dans les prés.

Nous fûmes fiers de voir le nom de Soba imprimé en gros en première page. L’inattendu fut que l’événement profita à nos enfants dans les collèges en France : leurs collègues européens les entourèrent de sympathie et moult étudiants africains originaires d’autres régions se firent passer pour des natifs de Soba pour bénéficier de la compassion des Français de France. Le commandant Héraud pour la troisième fois fut banni de Soba, cette fois comme un vulgaire transgresseur de tabou. Définitivement il rejoignit son Dauphiné natal.

Son remplaçant, le commandant Lefort, arriva un matin. Un colosse, un molosse, un cou de taurillon, une tête de brique, des mains de pachyderme ; il parlait peu et regardait rarement en face. En deux mots il nous en apprit beaucoup. D’abord la différence entre un vrai et un faux Français : Héraud était un faux, un Juif. Juif et Nègre ne sont pas dissemblables : c’est pourquoi il avait pu officiellement se marier avec une Négresse. Ensuite la distinction entre le monde libre et la barbarie communiste : nous, ceux de Soba, nous avions la chance d’appartenir au monde libre. La barbarie communiste voulait détruire le monde libre, s’emparer de l’Afrique, le monde libre l’avait enfin compris et s’était engagé dans la guerre froide : partout on pourchassait les communistes. Les communistes sont les ennemis de Dieu, de la religion, de l’ordre, de la famille et de la liberté. Lui, Lefort, était venu avec des pouvoirs étendus pour extirper le communisme de Soba. Sans achever la calebassée d’eau que nous offrons à l’arrivant, il monta au Kébi, annonça qu’il ne parlerait pas au Centenaire, un chef retraité qu’un ennemi du monde libre avait mis en selle pour faciliter l’introduction du communisme à Soba ; et sur-le-champ il convoqua Béma.

Béma en sueur arriva, impérial, la tête enrubannée, le sabre arabe en bandoulière et se lança dans des dires amers et emportés.

« La France a eu tort de nous accorder, à nous Nègres, ce dont nous ne savons pas user : les libertés. Mon harem se vide : mes femmes fuient et rejoignent leurs parents qui me réclament de nouvelles dots. Ce sont des épouses qui m’ont été librement offertes, des femmes dont les attachages de colas et les mariages ont été régulièrement accomplis. Donc les Malinkés rejettent le mariage, alors que cela n’a pas été supprimé : c’est l’indigénat qui l’a été. Les collecteurs de la capitation ne sortent plus : dans les villages on leur fait descendre les pantalons qu’on leur fait porter sur les têtes avant de les expulser. Quel travail de mâle, après l’ignominie, peut-on demander à des hommes dont les masculinités ont été vues par toutes les femmes et tous les enfants ? Donc c’est la capitation que ceux de Soba ne veulent pas, alors que cela n’a pas été aboli : ce sont les prestations qui l’ont été. En plein jour les querelleurs se battent, les voleurs opèrent, les sorciers tuent, c’est l’anarchie ; aucune de ces licences n’a été accordée : c’est la citoyenneté française qui l’a été. Les ponts, les routes, les toits des campements, des dispensaires, des maternités et de la société de prévoyance ne sont plus réparés. Les plantations de coton, d’arachides, de riz sont en friche. Les Sénoufos et les Malinkés de Soba, même doublement payés, refusent de travailler. Ils n’aiment que la fainéantise, le vol, le mensonge et la débauche, alors que le vice n’a pas été autorisé : ce sont les travaux forcés qui ont été supprimés.

« Nous les Nègres, nous sommes comme la tortue, sans la braise aux fesses nous ne courrons jamais : nous ne travaillerons pas, ne paierons jamais nos impôts sans la force. Il faut immédiatement monter dans les villages, montrer la force, recréer la peur : les Noirs ne reconnaissent pas une arme cachée dans son fourreau. »

Protégés par un fort détachement avec drapeau en tête, Béma et le commandant à cheval commencèrent la reconquête des pays de Soba, terre revêche et de peine.

Arrivés aux approches du premier village, ils le cernèrent en silence. Impromptu, des salves pétèrent et montèrent des broussailles contiguës aux cases. Les chiens aboyèrent ; les vautours et les charognards s’envolèrent des touffes et planèrent sur le village ; les caprins, les moutons, les bœufs et la volaille désemparés coururent dans tous les sens. Les humains qui, depuis les époques mémorables de la chasse aux esclaves, connaissaient la signification du message de la voix des poudres, qui est toujours : « Votre retraite est coupée, rentrez dans les cases », se barricadèrent et attendirent. Le silence retomba sur les cases ; l’odeur de la poudre qui enivre le guerrier et hébète le cerné se répandit. Les gardes bondirent des caches, se faufilèrent entre les concessions, défoncèrent les portes et arrêtèrent les récalcitrants. L’odeur de la poudre se mêla aux puanteurs du viol et du vol comme il se doit après le passage de très bons gardes dans un village rebelle.

Béma effectivement avait raison ; la méthode suggérée était efficace : Lefort et Béma auraient avec la seule garnison du chef-lieu pacifié tous les cantons du cercle si ce qui se passait à Soba ne les avait obligés à rentrer précipitamment. Le député Touboug et Mariam organisaient à Soba un grand meeting avec la participation d’un ténor du groupe communiste de l’Assemblée française et des journalistes parisiens. Béma et Lefort arrivèrent juste à temps pour entendre l’orateur dénoncer les méthodes policières dignes des nazis appliquées par des Français à d’autres Français (c’est ainsi généreusement qu’il appelait ceux de Soba), exiger la libération des prisonniers et la cessation des arrestations arbitraires.

La réunion se termina par un grand défilé dans les rues qui spontanément se dirigea vers la prison où étaient parqués les récalcitrants. Le commandant Lefort considéra la démonstration comme un défi et il s’ensuivit un salmigondis.

Les gardes ont-ils arrêté les manifestants à hauteur du bureau de poste ou ceux-ci sont-ils parvenus à la prison ? C’est un point qui dans la suite de l’enquête ne serait pas explicité.

Peut-être ont-ils tiré d’abord à blanc pour obliger les manifestants à se débander et à descendre sur Soba où d’autres tireurs (qui étaient-ils ?) les ont accueillis (et pourquoi ?) avec de vraies balles. Ce fut là une des versions officielles reprises par les grands journaux gouvernementaux parisiens qui expliquèrent que ceux qui avaient reçu les manifestants à coups de fusil étaient des anciens combattants patriotes qui, fâchés de l’aventure anti-française dans laquelle on les jetait, avaient, dans une saine réaction, abattu les provocateurs communistes armés. C’étaient donc des règlements de comptes entre Nègres auxquels l’administration coloniale devait éviter de se mêler.

Peut-être aussi les gardes ont-ils sommé les manifestants de se disperser ; ceux-ci, en ordre, se seraient en majorité exécutés. Seules seraient restées dans le fossé les femmes de prisonniers ayant leurs règles. Elles auraient soulevé à demi les pagnes pour injurier et maudire les gardes de leurs féminités, de la façon ignominieuse, la pire, qu’aucun mâle de chez nous ne peut supporter et surtout pas des hommes en armes : aveuglés, ils auraient tiré dans les sexes. Ce fut la version que les griots de Béma, pour donner bonne conscience à leur maître, firent circuler.

Incontestablement, il y eut des morts et surtout des mortes. Mais combien ? On ne l’a jamais su. Le chiffre treize a été avancé par les uns, les autres ont parlé de vingt-trois et de nombreux blessés.

Un complot international ! démontrèrent les journaux de la capitale, de Dakar et de Paris. La preuve en était qu’en l’espace de deux semaines la même chose s’était répétée dans plusieurs autres villes de la colonie. Les prisons furent attaquées de la même manière par des énergumènes bien entraînés et armés, obéissant à des consignes précises. « C’est une nouvelle agression du communisme international contre l’Union française et le Monde Libre, une nouvelle Indochine, un nouveau Madagascar. On veut tester notre volonté de demeurer libres. Mais cette fois nos ennemis se sont trompés, lourdement trompés ; il faut le leur prouver. L’Afrique n’est pas l’Asie et les Nègres ne sont pas des Annamites. Heureusement, les Noirs sont naturellement gentils et pusillanimes. L’erreur consisterait à hésiter, à tergiverser, à chercher à négocier : frappons d’abord tout de suite, vite et très fort », concluait un éditorialiste.

Il fut compris et suivi.

Des salves retentirent au lever du jour : ce fut un embrouillamini dans toute la ville de Soba. Des gens se mirent à courir dans tous les sens. Un bataillon entier de tirailleurs originaires du Nord était arrivé la nuit. A la faveur du clair de lune, la ville avait été cernée, des sections avaient furtivement occupé les carrefours et les principales places. Les chiens toute la nuit avaient aboyé. Ceux de Soba qui aux premiers chants du coq avaient voulu aller à la mosquée avaient été refoulés : ils n’avaient pas pu avertir les voisins. Les tirailleurs avaient attendu le matin pour tirer en l’air la salve. La ville entière était noyée dans la fumée et l’odeur âcre de la poudre. Une demi-heure après la fusillade, seuls les aboiements des chiens se faisaient encore écho de concession en concession. Chaque habitant s’était enfermé dans sa case. Les tirailleurs commencèrent l’investissement de la ville cour par cour. De loin nous les entendions et sentions venir et ceux qui parmi nous pouvaient fuir couraient se réfugier dans la brousse. Ils fourgonnaient les cases vides dans lesquelles ils trouvaient à voler mais pas à violer.

Les arrestations furent nombreuses : tous les organisateurs du meeting, tous les responsables du RDA dont Mariam et Kélétigui, et le député communiste, furent appréhendés, tous sauf le député Touboug qui, parce qu’il connaissait toutes les pistes du pays, avait pu à temps échapper aux recherches des tirailleurs balafrés et se cacher. Mais le député communiste blanc, et Mariam par son mariage, qui étaient citoyens français de première catégorie ne pouvaient pas être incarcérés à Soba où il n’existait que des prisons pour nous, citoyens de statut local : ils furent relâchés et expulsés vers la capitale. Kélétigui et les autres restèrent claquemurés dans la prison centrale calfeutrée et bien gardée par les tirailleurs du Nord qui ne laissaient rien filtrer.

Quand les gamins avec lesquels on s’amuse vous demandent de descendre les culottes pour que vous vous divertissiez avec les masculinités, on arrête le jeu. Les Toubabs venaient de mettre fin aux jeux de l’égalité et de la fraternité parce que les Nègres avaient manqué de mesure.

« Seyant ! C’est seyant ! exulta Béma. La vérité rend les yeux rouges, mais ne les crève pas. Rien ne sied mieux à son damné de frère Kélétigui que cette incarcération dans une prison barricadée et gardée par des tirailleurs balafrés. C’est d’ailleurs là qu’il aurait dû toujours résider. Ses compagnons de détention ont eux aussi mérité la prison. Celui qui est sourd à l’orage est battu par la pluie. Les Toubabs sont la force et le pouvoir et, entre eux et nous, le jeu qui existe doit demeurer celui prévalant entre chien et volaille. Les oiseaux de la basse-cour doivent à chaque instant connaître les limites, savoir que les règles du jeu ne les autorisent pas à aller picorer dans l’écuelle du mâtin. »

Béma était pressé, partout c’est lui qu’on demandait et attendait. Il parcourait les lieux à cheval et au galop, la tête enrubannée, le grand sabre arabe en bandoulière, entouré de farouches guerriers qui, parce que les autorités coloniales avaient confisqué toutes les armes à feu, étaient armés de sagaies. La présence des tirailleurs balafrés le comblait de joie. Elle apprenait aux insoumis que l’amusement avec la queue du fauve devait cesser, que ceux parmi les indigènes qui avaient les masculinités en érection devaient se calmer, les baisser et les entrer dans les gaines.

Il décréta que tous les tirailleurs étaient ses hôtes personnels et décida de les nourrir pendant leur séjour dans le pays. Le premier matin Béma fit égorger trois bœufs, des moutons, des cabris et des poulets, cuire trente grosses marmites de riz et soixante-trois jeunes filles portèrent au campement la mangeaille fumante d’oignons et de piments. Tant de soins se révélèrent insuffisants pour rassasier les tirailleurs qui, furieux, se jetèrent sur les jeunes filles convoyeuses, lesquelles n’échappèrent au viol qu’en s’enfuyant sans redemander les marmites et les plats, quelques-unes sans les pagnes et les mouchoirs de tête, et douze sans les caleçons et les colliers des fesses.

A Béma, qui le lendemain voulait se plaindre du comportement des tirailleurs, le capitaine commandant le bataillon, après un gros verre de vin et avec des rires bruyants, expliqua qu’un tirailleur bien entraîné devenait un chien en rut près duquel il n’était pas conseillé de promener une jeune fille. Il démontra aussi que les gestes d’hospitalité étaient inutiles : partout où ils arrivaient, les tirailleurs étaient chez eux, ils se servaient et cuisinaient. « Ils abattront chaque jour trois à six parmi les bœufs qui divaguent autour du village. » Béma, interloqué, ajusta son turban et regarda le Blanc qui toujours gai accompagnait ses dires de gestes rapides et tranchants. A Soba, les habitants préfèrent leur propre mort à la disparition du bétail et le seul péché qui ne se pardonne pas chez les Malinkés est le vol d’un bœuf, Béma n’osa pas le dire au capitaine.

En revanche, il exposa comment les conquérants chaque fois obtenaient la soumission du Mandingue : des fusillades, des incendies, de la torture. Dans nos veillées, nos griots ne nous parlent que de ceux qui ont été impitoyables pour nous. La reconquête de Soba, pour qu’elle soit suivie d’une paix réelle et longue, a besoin d’être cruelle. C’est ainsi qu’Allah nous a fabriqués, nous Nègres.

Les tirailleurs originaires du Nord étaient des géants balafrés des cheveux aux fesses, plus cruels que nos gardes. Ils avaient du métier, des habitudes, des goûts et des phobies. Ils craignaient les eaux, même celles des canaris, les hiboux, les geckos et surtout les scorpions dont les piqûres qui habituellement n’occasionnaient que de légère douleur chez nous, Malinkés, se révélaient chez eux aussi sérieuses que les morsures des vipères. C’étaient des cafres : ils mangeaient le cochon, le chien, l’agame et la viande des bêtes non égorgées par un musulman. Chaque matin, par sections, ils traversaient la ville. Dans les champs et les pâturages, en chantant, ils tiraient sur les bœufs, les moutons et les cabris, dans la brousse lointaine sur les singes, dont ils affectionnaient la chair que le Malinké ne consomme pas. Dans les forêts-galeries des bords des ruisseaux, ils décrochaient des troncs des palmiers les gourdes que nous avions suspendues pour recueillir le vin de palme et les vidaient. Ils arrivaient toujours ivres dans les villages à pacifier.

Dans les premiers villages investis, les militants furent arrêtés, puis envoyés dans le camp de Soba où ils furent déshabillés et battus jusqu’à ce qu’ils aient publiquement renié le parti.

Rapidement les tam-tams fonctionnèrent dans toute la brousse, tous les autres villages furent avertis « C’est plus efficace que la TSF », fit remarquer le capitaine. Les conquérants arrivaient dans le village et, sans qu’ils aient eu à dire un seul mot, la cérémonie s’organisait, la même scène de reddition se répétait. Avec le drapeau blanc à la main, venait à la rencontre de la troupe l’ancien combattant du lieu affublé de ce qui lui restait du barda : la chéchia rouge sur la tête, sur la vareuse en haillons la ceinture de laine rouge et les buffleteries, agrafées sur la poitrine les médailles, la gamelle accrochée quelque part, les bandes de laine enroulées autour des mollets au-dessus des pieds qui lorsqu’ils n’étaient pas nus étaient ficelés dans des godasses bâillantes. Il appliquait un salut militaire bruyant, mais impeccable. Les tirailleurs lui répondaient avec sympathie : jouait déjà cet esprit de corps qui, après 1960, serait le ciment des pronunciamientos de dérision qui balaieraient les Républiques corrompues et ineptes de l’Afrique des partis uniques. Le capitaine commandait à l’ancien combattant de crier aux habitants de sortir. Le collecteur de la capitation procédait à l’appel de tous les notables : tous répondaient présent – les absents auraient trouvé leurs concessions, récoltes et lougan incendiés, leurs biens pillés, leurs parents torturés et emprisonnés. Chacun remettait sa carte du RDA, le capitaine les assemblait, en faisait un autodafé. Un gradé dont les propos étaient commentés par le griot prêchait l’anticommunisme, insistait sur l’inhumanisme, la barbarie du communisme athée. L’ancien combattant, le drapeau toujours haut, entonnait La Marseillaise puis Le Chant des Africains que tous les villageois, hommes et femmes, enfants et grands essayaient de psalmodier. La cérémonie se terminait par la remise des « cadeaux » des habitants « heureux et souriants » à leurs libérateurs, et ceux-ci, sans souffler, marchaient sur le village voisin. En trois semaines le RDA fut exorcisé et avec lui le Kominform de l’Afrique de l’Ouest.

Les tirailleurs demeurèrent quelques semaines encore à Soba. Un midi, leur clairon sonna ; ils accoururent, rallièrent le bivouac et se rassemblèrent. Il y eut un silence, une grande clameur le suivit, puis nous les vîmes démonter les tentes et sans attendre leur riz qui cuisait – c’étaient assurément des perpétuels tourmentés et malchanceux – ils partirent précipitamment, sans avoir eu le temps de nous dire adieu, pour très loin, d’autres continents, d’autres feux et d’autres répressions. Des années plus tard nous saurions que c’était pour Madagascar, l’Extrême-Orient, l’Afrique du Nord où ils tombèrent sur des hommes mieux que nous dotés en sexes qui émasculèrent les uns, torturèrent et égorgèrent les autres. Bien que les Balafrés fussent des cafres féroces, il ne se leva personne à Soba pour dire qu’ils avaient mérité les souffrances et la mort des exclus. Nous avons prié pour eux. Il nous a toujours manqué de savoir haïr et de comprendre que des malédictions des autres pouvait naître notre bonheur ; c’est peut-être pourquoi nous n’avons jamais pu nous en sortir en dépit de toutes les révolutions qu’on nous a fait vivre : le socialisme, le libéralisme, le parti unique, la lutte contre le sous-développement et la corruption, et les autres slogans que nous ne comprenons pas et que nous disons à satiété au fil des années. Est-ce notre peau ou notre religion qui veut ça ? Nous le connaîtrons un jour. Si c’est la couleur de la peau, publiquement nous dirons que nos sœurs éhontées des villes qui pour aguicher se blanchissent la peau ont raison. Si c’est la religion, nous demanderons au muezzin de crier un matin à Allah que cinq prières par jour et un mois de jeûne méritent, faute de considération, quelque pitié…

Longtemps après le départ des Balafrés, Béma resta à Soba celui qui parlait et dont on parlait : les griots le louangeaient très haut et le chantaient mieux. Il sollicita la Légion d’honneur, on la lui décerna afin qu’il fût l’égal de son père qui était le seul Nègre de la colonie à avoir cette distinction. Après la remise de la décoration, on lui demanda ce qu’il souhaitait encore.

« Rien d’autre qu’un médecin, un médecin comme en avait eu mon père quand il avait mon âge, un médecin qui me fournira les médicaments qui se donnaient à mon père, les médicaments qui renouvelleront mes forces pour que je puisse chaque nuit honorer tout mon harem. Avec la citoyenneté et la suppression des travaux forcés, les jeunes femmes n’obéissent qu’aux maris qui savent les appeler plusieurs fois dans la nuit. Un médecin qui connaît la potion qui facilitera la digestion du mouton que je me fais griller chaque jour après la troisième prière. »

Cette requête aussi fut entendue.

Sans avoir toute la prestance de son père – on n’égalera jamais Djigui –, Béma, à cette époque, fut un grand chef. Il ne lui était pas demandé de l’égaler, mais d’essayer. Si tu ne peux pas grimper sur les arbres sur lesquels ton père est monté, mets au moins ta main sur leurs troncs. Béma avait fait plus que mettre la main sur les troncs, il les avait montés à demi.

– Il manquera toujours, à tes tentatives, la force que seuls les bénédictions et les sacrifices paternels peuvent donner à nos projets. Ce que tu fais est précaire, seuls les sacrifices et les bénédictions paternels assurent la pérennité à nos œuvres, lui dit sa mère Moussokoro.

– Allah n’est le cousin de personne, répondit Béma.

Un matin, le commandant manda Béma. Se constituait dans la capitale, par des Noirs qui aimaient les Blancs et qui étaient reconnaissants envers la France, un nouveau parti appel le PREP (le Parti de la réconciliation pour l’émancipation et le progrès) ou le parti progressiste. Serait désigné président fédéral de ce parti le chef qui y ferait adhérer le plus de Nègres.

Béma se jeta dans cette campagne de placement de cartes comme un taureau, plutôt comme un hippopotame, le pachyderme totem des Keita. L’instituteur, un certain Mody Diallo, et le médecin africain, un Kouassi, tous deux originaires de lointains pays, sollicités, refusèrent de faire partie de la section du PREP de Soba. C’était un défi à Béma et au commandant, une entorse aux règles de l’hospitalité. C’est en plein jour, devant tout le monde, qu’ils furent obligés de quitter Soba, eux, leurs femmes et leurs enfants, à pied et sans bagages. L’exemple convainquit : tous les fonctionnaires, gardes et acheteurs de produits se précipitèrent à la permanence du nouveau parti où, devant Béma, ils abjurèrent le communisme athée et adhérèrent. Mais ce fut à cheval et par d’interminables palabres que Béma entreprit de reconvertir au progressisme les pauvres des quartiers et les paysans des villages.

Les malveillants, Kélétigui et ses codétenus, les ennemis de Béma, avaient traduit le mot progressiste par progrissi et les Malinkés n’avaient retenu que les consonances terminales, sissi, qui signifient « fumée ». Toujours par malignité, les mêmes avaient prétendu que les initiales PREP se disaient prou qui est le son de l’échappement d’un éhonté pet à un mauvais mangeur de haricots. Personne à Soba ne voulait passer pour un sissi ou un prou. On raillait les sissi et les prou en les désignant des doigts, s’avouer publiquement sissi et prou vous excluait de la communauté : les voisins ne venaient plus vous aider dans les travaux champêtres, on ne vous convoquait plus pour les palabres, la sorcellerie des méchants pouvait s’exercer librement sur vous et les vôtres, et vos enfants n’étaient plus acceptés dans leurs classes d’âge. Pour laver la réprobation et taire les calomnies, Béma fit égorger des sacrifices, appela de nombreux sorciers pour officier et leva de grandes réunions politiques. Il expliqua que les progressistes ne voulaient pas rasseoir les travaux forcés ni recommencer la construction du chemin de fer de Soba, mais exorciser l’athéisme. Le RDA était contre Allah, son envoyé Mohamed et son Livre, le Coran. Ce fut en vain : ceux de Soba restaient indomptables comme des sexes d’ânes, des maudits qui n’entendaient pas les paroles de sagesse. Ils continuèrent à brocarder les sissi et les prou et c’était intolérable.

Béma, parfois courroucé, montait à cheval, parcourait la ville et dans un détour coinçait des paysans qui aussitôt s’empressaient de proclamer qu’ils étaient progressistes (les Noirs sont lâches et menteurs) et qu’ils attendaient de posséder les cinq francs CFA de cotisation exigés pour adhérer. Le chef les conduisait et déboursait lui-même les contributions.

Les commissionnaires de Béma (les collecteurs et les ex-recruteurs) qui montèrent dans les montagnes ou se perdirent dans les pistes de brousse pour recueillir des adhésions libres n’eurent pas plus de succès. Leurs tournées ne furent pas faciles : personne n’assistait aux réunions et, plus grave, ils furent mal accueillis, même trois fois lapidés, alors qu’on croyait que tout le pays était soumis et résigné après les Balafrés.

Bambaras, Sénoufos et Malinkés n’avaient pas changé : ils restaient les mêmes maudits. Béma ne pouvait pas user son temps à les suivre : des besognes importantes l’attendaient. Aussi décida-t-il d’arrêter les opérations et commanda aux collecteurs de dicter au secrétaire général du PREP les noms de tous les notables, village par village. En tout, il y eut huit mille deux cent cinquante-trois nouveaux inscrits au parti et Béma déboursa les huit mille deux cent cinquante-trois doromé que les adhérents auraient dû verser. Béma avait donc de loin la section du PREP comportant le plus fort effectif.

La méthode !… La méthode !… Qu’en dire ? Rien. Ceux de Soba comme tous les Africains plus tard vivront l’ère des présidents fondateurs des partis uniques, dont certains décréteront que tous les habitants du pays sont membres du parti et prélèveront comme la capitation des cotisations qu’ils feront encaisser sans attribuer ni carte ni acquit. Avec les fonds jamais comptabilisés ou contrôlés, au nom du combat sacré pour l’unité nationale, de la lutte contre l’impérialisme, le sous-développement et la famine, ils se construiront des villas de rapport, entretiendront de nombreuses maîtresses, planqueront de l’argent en Suisse et achèteront en Europe des châteaux où ils se réfugieront après les immanquables putschs qui les chasseront du pouvoir. Cette pratique, qui veut vivre en paix en Afrique, comme le boa sacré du village dormant dans le creux du baobab sacré, doit éviter de la dénoncer. Et puis Béma n’eut pas entièrement tort : s’il les avait rencontrés, beaucoup de notables auraient juré (lâches qu’ils sont) qu’ils étaient des progressistes. Le succès du progressisme fit les grandes manchettes des journaux d’Afrique et de Paris. Les éditorialistes constataient son avance et le recul du marxisme grâce au dynamisme du nouveau chef et à la foi des populations en Allah. L’islam restait le meilleur antidote contre le communisme athée.

Ces analyses furent reprises à l’occasion du congrès constitutif du PREP qui se tint dans la capitale et qui porta le chef Béma à sa présidence. Cette élection triomphale fut annoncée par toutes les TSF et dans tous les dialectes. Béma eut les honneurs des premières pages des journaux et sur les photos le représentant, il était à cheval, enturbanné, le sabre arabe en bandoulière. Les commentaires le présentaient comme le sage de l’Afrique, l’ami de la France qui en moins de quelques semaines avait extirpé le communisme athée de nos territoires de l’Ouest africain.

Donc il avait réussi : il était un chef admiré, louangé et chanté par les griots d’Afrique et de France (on lui avait appris que les journalistes étaient les griots de Paris). Il avait la santé, la fortune et les nombreuses progénitures, était grand, fort et croyant. Que pouvait-il encore demander au Tout-Puissant ? Pas grand-chose s’était-il dit.

– Tout, avait répondu sa mère.

– Allah n’est le cousin de personne, avait répliqué Béma.

Parfois, les après-midi, en descendant du Kébi, les couchers du jour surprenaient Béma et l’enchantaient. Après les touffes des manguiers, se distinguaient des fromagers, les montagnes, le ciel et le soleil repartant. C’était une vue unique qu’on désirait posséder seul et pour toujours. En récapitulant la journée on s’apercevait qu’il ne peut exister de jour qui chauffe autant que celui de Soba. Aucune terre ne prodigue du riz, de l’igname et du mil aussi nourrissants ; aucune femme ne comblera plus que celle de chez nous. Qui a perdu le pouvoir à Soba a tout perdu, même le commandement de La Mecque ne saurait le consoler. En se laissant bercer par les pas du cheval, il se mettait à penser au Centenaire, s’irritait et s’écriait : « On l’a laissé régner sans partage et lui il ne s’évertue qu’à contrarier mes projets ! Allah qui n’est le cousin de personne ne peut soutenir de telle méchanceté. »

De la pente du Famakourou, on apercevait également dans les bas-fonds les cases des nouveaux installés à Soba (Béma les appelait les étrangers). De partout ils étaient venus, quittant leurs mauvais terroirs, et étaient définitivement restés parce que l’eau de Soba est la meilleure. Nous les avions tous accueillis. C’est une chance, un vrai sacrifice accepté que d’être né à Soba, un second d’être Keita, un troisième de se nommer Béma.

Du Kébi, on ne pouvait pas arriver au palais de Béma sans côtoyer le Bolloda de Djigui. Depuis les derniers événements, Béma n’avait pas pu passer au Bolloda et n’avait pas eu le temps d’effectuer la petite visite qu’un fils doit à son père : cela n’était pas une grande faute.