17

Nous avons prié pour que la terre lui soit légère mais nous nous sommes interdit de lui dire adieu

Hiri… hiri… asson… hiriasson, le mot était imprononçable pour un Malinké. Djigui n’était pas un corbeau qui vole bas (il ne pouvait se contenter des mots prou ou sissi pour expliquer les événements) mais un aigle qui d’un coup d’œil embrasse. Dès les premiers incidents, Héraud était arrivé au Bolloda impromptu et Djigui s’était redressé surpris.

– Que se passe-t-il ? De Gaulle a-t-il déjà constitué ses forces ?

– Non, depuis des temps de Gaulle est détrôné.

Le vieillard piaula un ha ! de surprise, choqué par l’ingratitude des Français, et resta un instant silencieux. Il avait fini par avoir une réelle sympathie pour celui qu’il appelait familièrement le grand guerrier toubab.

– Après la victoire, les alliés ne se sont pas entendus sur le partage du butin de guerre. Les deux supergrands, Staline le maître du Levant et Truman successeur de Roosevelt, le nouveau maître du Couchant, se disputent la possession de l’univers. Les Français, pour reprendre de la main gauche les libertés généreusement données, se sont empressés de choisir le camp des Américains, appelé le « monde libre », et accusent ceux de Soba d’être des Orientaux, des oppresseurs, des ennemis de la liberté, des communistes. Un communiste, pour un Américain, est un transgresseur de tabou, un chien enragé qu’il faut abattre, un homme dont personne n’a le droit d’avoir pitié.

– Quels rusés font-ils, ces Français ! s’écria le vieillard. Les esclaves ne choisissent pas leurs maîtres, sinon les Malinkés auraient préféré un autre colonisateur. Les Français sont des conquérants mesquins et calculateurs, ce ne sont pas là des travers dignes d’un peuple puissant et chanceux dans la guerre. Mais ils ne sont ni croyants ni Malinkés et ne sont pas tenus de respecter nos préceptes de dignité, et ils ont bien raison : tout est bon pour préserver une conquête acquise par le sang… Quelle est donc la loi du successeur de De Gaulle ?

– De Gaulle n’a pas eu de remplaçant, chaque jour le chef de gouvernement change à Paris. La loi commune de tous ces chefs est la réaction.

Le vieillard tordit les lèvres dans différents sens, sans parvenir à prononcer le mot qui était intraduisible. On l’ajouta au stock de mots politiques qu’on débitait sans connaître leur signification et, selon l’effort appliqué par celui qui voulait le dire, réaction devint sigui ya son, ce qui pouvait se traduire par « assois-toi en attendant » ou hiriasson, ce qui, sans avoir un sens précis, renvoyait à un malheur passager à cause de la consonance terminale son. Cette temporalité hiriasson fut confirmée par le commandant Héraud qui en partant annonça : « Je reviendrai à Soba, toute réaction est un incident de parcours de l’histoire. »

La politique du Bolloda face à la répression fut sigui ya son, s’asseoir et attendre. Il n’y a pas de vent, de pluie ou de sécheresse qui ne finissent par s’arrêter. Le Centenaire avait suivi, résigné, ce qui se passait dans le pays, il avait prié, convaincu que celui qui se confie entièrement au Tout-Puissant n’est jamais honni.

Après sa triomphale élection à la tête de son parti, Béma se vanta d’avoir tout le pays avec lui sauf son père ; ce qui n’était pas une parole : qui à Soba n’avait pas Djigui n’avait personne. Béma s’en aperçut quelques semaines avant les élections législatives quand il voulut commencer sa campagne par un grand meeting à Soba avec tout le bureau de son parti et des invités venus d’autres territoires de la Fédération et de Paris. De sa prison, Kélétigui parvint à faire circuler le bruit que le Centenaire demandait à tous les habitants de s’abstenir d’assister aux réunions des prou et de ne pas voter pour des sissi. C’étaient là des paroles qui n’avaient jamais été dites par le Centenaire, des mensonges. Pour que ceux de Soba ne les prennent pas pour des ordres, elles devaient être démenties.

Béma arriva au Bolloda à cheval. En fils respectueux, il venait se prosterner et s’offrir en entier à son père, lui présenter les trophées de sa réussite : l’honneur, la grandeur et le renom qu’il venait d’acquérir. Il les avait cherchés non pour sa modeste personne mais pour la dynastie des Keita et en premier lieu pour le Centenaire. Il savait, et il en était très reconnaissant, qu’il avait réussi grâce aux bénédictions et sacrifices de tous les aïeux Keita et, en premier lieu, grâce aux généreuses immolations, aumônes et prières du Centenaire. Djigui devait cesser de le bouder et publiquement annoncer qu’il était fier de lui, Béma. Dans un monde où tout est sens dessus dessous, le bonheur suprême pour un vieillard n’est-il pas de laisser le pouvoir et la force dans des mains fermes ? Béma se rapprocha et soupira :

– Oui, papa, dans ces derniers temps nos paroles n’ont pas toujours été à l’unisson. Cela devrait s’arrêter. Toute l’Afrique de l’Ouest est en passe d’appartenir aux Keita par le biais du grand parti, le PREP, dont la présidence m’échoit. Moi, Béma, je ne peux rien posséder qui ne soit pas à vous ; je vous appartiens en totalité. C’est mon frère Kélétigui qui nous oppose, il est en train de se soulager dans notre jardin commun. Il ment, sans honte ni crainte du péché et il vous attribue des paroles qui ne sont jamais sorties de votre bouche. Vous devez vous transporter sur la place publique où se tient mon meeting pour démentir les allégations mensongères de mon maudit frère. Votre présence à la réunion conviendra aux lois de l’hospitalité traditionnelle des Keita. Vous rendrez hommage à des étrangers arrivant pour la première fois dans notre ville, d’honorables personnalités venant de très loin, certaines de Paris et de Marseille.

Le vieillard, qui avait écouté couché, toussota et voulut se redresser : ses os craquèrent comme ceux du vieux serpent qui se réveille et s’étire après une saison de sommeil. Il parvint à se relever, s’assit et, d’une voix fluette et hésitante, parla.

– C’est vrai qu’on peut dire à un autre enlève ton prénom de mon prénom, mais jamais ton nom du mien, jamais ton totem du mien, jamais ton sang du mien. Béma, tu resteras mon fils quel que soit ton chemin, et nul ne parviendra à occasionner que ce que tu es, ce que tu réussis ne m’appartiennent pas. C’est pourquoi tu as toujours mes bénédictions, et mes prières iront toujours au ciel pour ta réussite. Tu ne peux pas être beau et moi paraître totalement laid, tu ne peux pas puer et moi passer pour sain et parfumé.

Le vieillard toussota encore, regarda le ciel ; ce geste lui donna de nouvelles forces : il se tint droit comme un rônier et de la plénitude de sa voix poursuivit :

– Mais on peut planter un fruitier sans ramasser les gousses, ramasser les gousses sans les ouvrir, les ouvrir sans les consommer. Le monde est toujours plus nombreux et plus large qu’on ne le croit. Allah peut plus que ce que tu connais ; trop de choses que nous ne soupçonnons pas sont vraies ; tout ce que nous pouvons concevoir est du domaine du possible. Personne ne connaît le monde en totalité : il ne faut jurer de rien.

A ce mot, le vieillard marqua un autre arrêt, fit des efforts pour se rapprocher de son fils et continua :

– Cependant, je n’irai pas à votre chose, à votre réunion (chose et réunion furent dites fermement d’une voix calme). Je suis trop vieux pour le faire, on m’a trop entendu dire ceci pour m’écouter dire cela ; on m’a trop vu ici (du doigt il désigna le sol du Bolloda), pour me retrouver là-bas. Si j’y mettais le pied, et cela ne serait bon ni pour toi, ni pour moi, ni pour une autre personne de ce pays, je deviendrais l’homme que l’on aura vu deux fois, et de cela prions tous Allah qu’il nous en préserve.

A ces mots les courtisans (il ne restait guère autour du Centenaire que des finis comme leur maître) portèrent les mains aux fronts et ensemble murmurèrent amen.

Béma s’expliqua ; il comprenait son père et lui donnait raison. Le Centenaire pouvait ne pas aller à la réunion et se contenter de signer ce papier – une feuille dactylographiée que Béma tira de sa grande poche et présenta à son père. Sur le papier, exposa Béma, était écrit que le Centenaire démentait les allégations de Kélétigui. Le Centenaire fit plusieurs fois non de la tête et d’une voix qui dissimulait mal un certain agacement répondit :

– Jusqu’ici nous ne nous sommes pas entendus. J’ai dit Allah, la possibilité des impossibilités, et vous me parlez de faits. A qui m’attribue des propos qui ne sont pas les miens, j’ai répondu Allah, Allah entend. A qui me prendra pour ce que je ne suis pas, j’ai redit Allah, Allah voit. Que vaut une trace de mes doigts sur ton papier ? Que peut-elle ? Que change-t-elle ? Les gens continueront toujours à répéter ce qu’ils croient. Alors que déjà se trouvent gravés chez Allah d’une encre indélébile tous mes actes. C’est pourquoi je ne signerai pas ton papier. C’est inutile comme la futile caresse de la brise sur le tronc du baobab.

Le vieillard changea de ton et conclut :

– Si ce sont à ces deux requêtes que se limitaient les raisons de ta visite, je vais avec mes bénédictions te laisser repartir à tes occupations. Nous avons, quant à nous, à célébrer le Tout-Puissant. C’est déjà l’heure de la troisième prière.

Aussitôt, le muezzin du Bolloda (un vieillard également terminé), les mains sur les oreilles, ouvrit largement, à faire rompre les nerfs de son cou, une gueule édentée. Un moment comme un piston descendit et remonta sa pomme d’Adam et tout à coup de son gosier s’échappa nasillard l’appel à la troisième prière.

Béma eut juste le temps d’enfoncer le papier dans sa poche et de remonter à cheval. Il ne pouvait pas prier avec les vieillards dont les rakat et les wirt étaient innombrables et interminables. Devant eux il ne restait que l’au-delà, alors que Béma avait la vie : un monde à réaliser et à posséder.

Le Centenaire ne le sut que le mercredi suivant, à deux semaines de la date fixée pour le grand meeting. De sa prison, Kélétigui envoya un messager pour lui apprendre que les TSF l’avaient annoncé. Une démarche inopinée de l’interprète le confirma. Il annonça le Commandant dont la voiture après la troisième prière s’arrêta devant le Bolloda.

– Je viens, moi le commandant Lefort, comme commissaire du gouverneur de la colonie vous féliciter et vous remercier au nom de la France. La signature de la déclaration, votre démission du parti anti-français sont des actes hautement sages et courageux.

Le Centenaire piaula comme un oisillon qu’on martyrise, c’était sa façon de se récrier, se redressa et de sa voix éteinte cria :

– Quelle déclaration ? Quel papier ? Qui l’a vu ? l’a dit ? Ce sont des menteurs ! des menteurs !

Le vieillard gémissait avec tout ce qui lui restait comme force :

– Monnè ! Monnè ! Intolérable monnè ! Odieux monnè ! et tomba en syncope.

Tout le Bolloda se leva. Le Blanc effrayé leva les yeux : les regards autour de lui étaient menaçants, il fit quelques pas en arrière et rapidement regagna son auto qui démarra. Le Centenaire reprit connaissance, continua à gémir, à pleurer et à se mordiller les doigts de la main gauche. C’était le signe que Djigui était entré dans une de ses « terribles colères » qui ne pouvaient être éteintes que par des coups de dents vengeurs dans l’occiput du fautif. Le fautif était connu : c’était Béma qui avait déclenché le courroux du Centenaire. Mais Béma, alors qu’il n’était que le simple dauphin, avait refusé de s’offrir aux dents vengeresses de son père, allait-il, avec les titres de Massa et de président du PREP, fléchir ? Personne ne le pensait. Il fallait qu’une très impérieuse nécessité le contraignît. Le Centenaire le comprit et sortit la suprême menace dont tout patriarche Keita dispose et qu’aucun depuis la création de la dynastie n’avait encore brandie contre sa descendance : Djigui allait vivant entrer à Toukoro ! Toukoro, le village sacré. Immédiatement, un envoyé alla préciser à Béma que si, pour son malheur et celui de la dynastie, il n’arrivait pas sur-le-champ au Bolloda, Djigui aurait atteint Toukoro. L’entrée du patriarche des Keita à Toukoro signifierait qu’il aurait en abdiquant renoncé pour toute la dynastie des Keita à toute prétention au pouvoir à Soba : Béma perdrait toute légimité, ce qui aurait pour lui et le pays des conséquences catastrophiques.

Aux courtisans ébahis dont aucun ne croyait que la menace serait mise à exécution, Djigui lança la fameuse parole samorienne : « Quand un homme refuse, il dit non », et joignant l’acte à la parole sans attendre que le commissionnaire se fût éloigné, il commanda qu’on harnachât incontinent son coursier, le connu Sogbê qui, comme son maître l’était pour les hommes, était le plus âgé des chevaux. La jument comprit le sens de l’événement, amenée devant le Bolloda, elle se souvint des temps des splendeurs, joua à la pouliche, sautilla, se cabra, caracola et hennit. Les courtisans multiplièrent efforts et astuces pour hisser en selle notre maître qui une fois accroché retrouva lui aussi sa jeunesse, sa splendeur, se redressa sur les arçons, rassembla le cheval et nous cingla d’autres mots samoriens : « Les choses peuvent durer, mais il n’en existe pas une qui ne finisse par s’achever » ; « Quand on ne se convient plus, on se sépare ; le monde ne se lèvera pas à cause d’une séparation. »

Il allait éperonner et cravacher Sogbê lorsqu’il s’avisa que les Keita, après tant de siècles de règne, partaient sans les mots, les louanges idoines d’un grand griot. C’était inconcevable pour un événement d’une telle signification pour le Mandingue, la Négritie et l’univers entier :

– Où sont donc les griots ? Qui remplacera Djéliba ? Qui est le maître de la parole de l’événement ?

Un cri s’éleva :

– Moi, Djélicini !

Djélicini était un des nombreux griots qui, après la disparition du regretté Djéliba, fréquentaient le Bolloda. C’était un vieillard de grand talent à qui il manquait un bout de raison. Il restait toutes les saisons affublé de quatre boubous, tous les quatre loqueteux et de quatre couleurs criardes différentes, mis les uns sur les autres ; et en tout lieu il arrivait coiffé de trois bonnets phrygiens, tous les trois graisseux, enfoncés les uns dans les autres. En boitillant, il parvint essoufflé à hauteur de Djigui, se prosterna :

– Mon Seigneur, Djélicini est là. Authentique Keita me voilà. Je suis le Djéliba, le griot de l’événement. Il me manque une seule chose : le cheval pour vous suivre.

Le Centenaire se montra surpris et se retourna :

– Est-ce vrai ? Comment peut-il arriver que le griot du Massa de Soba soit sans cheval ? Qu’on lui offre un coursier.

Non loin de là on trouva, broutant sur la pente de Famakourou, le cheval d’un paysan, on le détacha et le tira jusqu’au Bolloda. Il était gousseau, pinçard et bouleux ; Djélicini ne s’offusqua pas de la qualité, immédiatement le monta à cru.

– Votre griot, Seigneur, est prêt, s’écria-t-il.

Le Centenaire se retourna, toujours avec l’accent samorien, déclama :

– Le départ est arrivé.

Les vieux courtisans loqueteux et les mendiants de détresse s’exclamèrent : « Koutoubou », le hideux muezzin lança : « Allah koubarou ». On fit remarquer à celui-ci que ce n’était pas encore l’heure de la prière et que, pour aucun autre événement que l’imploration d’Allah, l’appel à la prière ne devait être crié.

– Si, si, l’abdication des Keita est un événement exceptionnel, la fin d’un monde. Tous les croyants doivent en être conscients et méditer sur le pouvoir du Tout-Puissant, répliqua le muezzin, avant de se joindre à ses collègues courtisans alignés avec de longues lances des deux côtés des deux chevaux.

Le convoi démarra et commença ce retour des Keita dans leur Toukoro originel, retour que Sénoufos, Malinkés, Mossis et Bambaras de Soba, à force de l’attendre depuis des siècles, avaient cru irréalisable. Le début fut sans éclat comme s’il ne s’agissait pas de la fin de Djigui, des Keita et donc de tout le Mandingue. A quelques pas du Bolloda, Djélicini, dont la folie n’altérait pas le talent, chanta l’une après l’autre trois louanges inédites des Keita. Il allait en créer une quatrième quand il constata la distance qui le séparait de Djigui. Le Centenaire ne l’entendait plus. Notre maître était envahi par les louanges et les cris des milliers de griots qui avaient chanté les Keita et, par-dessus toute la clameur, l’accent pathétique du regretté Djéliba Kanté. Les poèmes que Kanté avait créés pour lui, Djigui, et la dynastie des Keita ronronnaient dans ses oreilles. Les milliers de surnoms qu’il lui avait déférés : l’homme allaité par un lamantin, le buffle noir aux cornes chargées de nids et hantées par des nuées d’hirondelles, l’homme lion, panthère, tigre… retentissaient dans sa tête comme autant de déflagrations.

D’abord apparut le visage d’Allama, le fondateur de la dynastie, suivi de ceux des autres aïeux. Il parcourut son interminable vie : les guerres samoriennes, la construction du tata dont il s’apprêtait à franchir les ruines, l’arrivée des Toubabs, les travaux forcés, le train et les monnew qu’ils constituèrent, les famines, les épidémies, les voyages à Paris, à Marseille et à La Mecque ; toujours les monnew, beaucoup de monnew, et le dernier, l’insupportable que venait de lui infliger Béma, un enfant sorti de sa ceinture, de ses urines. Il regarda devant lui, il était à la limite de la vieille ville sur les ruines du tata ; il se retourna, il était suivi depuis la mosquée d’une foule grouillante. Tout le pays l’accompagnait, sauf celui qu’il espérait et attendait : Béma n’apparaissait pas, n’était pas là. Il ne redoutait donc pas d’être un usurpateur, n’appréhendait pas les malédictions d’un père, il ne voulait pas, même par pitié, donner la dernière fois une satisfaction de forme à son père. Le Centenaire resta figé sur place ; peut-être eut-il le désir de revenir sur ses pas, éviter l’irréparable. Bien que distancé de près de quarante pas, Djélicini, sur son cheval cagneux, vit son hésitation. Le Centenaire pouvait tout se permettre, sauf retourner au Bolloda : le griot le lui rappela dans un poème inédit :

Il ne restait au Centenaire qu’à éperonner Sogbê, se lancer vers Toukoro, passer les ruines du tata. Fut-elle intimidée par la foule des curieux accourus pour assister au franchissement des limites de la ville ? ou mesura-t-elle l’irréparabilité de son pas ? on ne le saura jamais : l’inattendu fut que la jument se cabra. Par quatre fois, le Centenaire lui commanda d’avancer : elle refusa. Djigui dans une terrible colère la mordit dans la crinière, vociféra des imprécations, sans succès. Devant tout son peuple le Massa se trouvait désobéi, trahi, désavoué et honni. C’était intolérable. Il se pencha, arracha la sagaie d’un proche courtisan et, afin que de loin tout le monde vît la lame flamboyante s’enfoncer dans sa gorge, voulut se redresser. A peine s’appuya-t-il sur les étriers que le cœur lâcha et qu’il s’effondra. La vie venait de quitter Djigui ; il ne passa pas les limites de Soba : les nombreux sortilèges qu’ils avaient enfouis dans le sol de la ville et le sang des sacrifices avec lesquels les Keita avaient arrosé ce sol ne l’avaient pas permis.

Le cheval sut que son maître avait fini, fit demi-tour avec la dépouille accrochée à la crinière. A quelque distance, le corps se décrocha et pendit. De la foule s’éleva une prière à la gloire d’Allah : des bras accoururent, arrêtèrent le cheval, dépendirent et recueillirent les restes de Djigui. Ils les portèrent vers le Bolloda. Spontanément, derrière eux, s’organisa un cortège qui s’allongea, interminable.

Des versets du Coran, des cris de colère, « Ils ont tué ce qui ne pouvait pas mourir », fusaient de temps en temps. De quartier en quartier commencèrent à péter des coups de fusils de traite comme le veut la tradition. Quand un géant tombe, ne doivent s’entendre en plus des prières que la décharge des armes à feu, car tout grand homme de chez nous est assimilé à un grand chasseur. Habituellement pas de larmes : on ne devrait pas pleurer ceux qui ont accompli les cent vingt-cinq ans. Ceux de Soba sanglotèrent parce que Djigui n’avait pas terminé sa vie : un monnè l’avait trahi.

Béma s’entretenait avec le commandant Lefort au Kébi lorsque les premières fusillades éclatèrent. Il crut que c’était une nouvelle rébellion et le cria. Le commandant fit sonner l’alerte, les gardes accoururent et se portèrent autour du Kébi où le commandant et Béma s’enfermèrent, de la prison, du dispensaire, du bureau de poste et de la place des armes où flottait le drapeau français. Il n’y eut pas assez de gardes pour protéger les autres bâtiments administratifs, pour investir la ville, pour faire cesser les fusillades. Le commandant lança par le télégraphe des SOS aux commandants de cercles voisins, au gouverneur de colonie, au gouverneur général, à tout l’univers. Il fallait des renforts, des tirailleurs balafrés : des émeutiers s’étaient rendus maîtres de Soba. Comme les premiers renforts ne pouvaient pas atteindre Soba avant une journée, une nuit, et une autre journée, nous pûmes librement, dans les règles de la tradition, commencer les grandes funérailles que nous devions monter à celui qui était le meilleur de notre race, le doyen des hommes et des bêtes.

Arrivèrent des hommes, des femmes de tous les villages bambaras, sénoufos, malinkés et mossis, mais aussi d’autres villages très lointains et inconnus parce que Djigui était un mort pour tous, une fête et une colère pour chacun de nous. On nous a accusés d’avoir dès le début allumé des grands incendies ; nous ne nous en souvenons plus, mais nous ne le nions pas, c’est possible : il y avait trop de monde, les fêtes et les cérémonies étaient innombrables comme Djigui l’avait été.

Les prières musulmanes occupèrent la mosquée où ceux qui savaient lire l’arabe psalmodièrent le Livre. Le Bolloda fut réservé aux fêtes païennes des lointaines rives du Niger d’où vint il y a plus de cinq siècles le fondateur de la dynastie des Keita. Les danses sacrées anciennes des castes et des races sénoufo, bambara, mossi, bobo, forgeron et dioula s’animèrent du Bolloda aux bois sacrés environnants. Ces lieux et bois sacrés furent enfumés et bruyants de tam-tams et de cris. Il était dangereux de s’y aventurer.

Au premier bosquet bondissait devant vous un masque à la tête terrifiante. C’était un Konon, Koma, Koro ou Korobia (on ne m’a pas encore expliqué, bien qu’initié, pourquoi les noms de nos masques commencent tous par ko, préfixe signifiant à la fois : derrière, ancien, chose, rivière, moi… dans notre langue alors qu’un masque incarne un des multiples génies, dieux et mensonges que nous avons créés afin de nous leurrer sur un monde injuste et inclément pour notre race). Pendant qu’interdit et suant de peur, on cherchait le souffle, le masque, rapide comme un fauve, allait, revenait, tournait sur lui et autour de vous, hurlait, crachait du feu et son louangeur trépignait et agitait la clochette comme un déménagé, débitait comme une cascade des paroles qui flattaient, évoquaient et fabulaient pour attribuer aux masques (et donc aussi à notre race) les mille miracles qui nous ont manqués jusqu’ici pour compenser nos faiblesses, venger nos ressentiments et intolérables monnew. Alors montaient, à la tête du Nègre apeuré qu’on devenait, toutes les angoisses ataviques : les lèvres desséchaient, on transpirait et s’acceptait vaincu et perdu. Aussi brusquement qu’ils avaient apparu, le masque et son louangeur s’éloignaient et s’embusquaient dans un autre bois. On soufflait, heureux et rassuré, car cela signifiait qu’on ne faisait pas pacte avec ceux que le masque recherchait : les méchants qui avaient vidé le corps du Centenaire de son double (entendez ceux qui l’avaient assassiné par la sorcellerie, comme si les monnew qu’il avait subis ne suffisaient pas). Recherche difficile et dure que les masques menèrent une nuit et un jour, mais ailleurs, comme beaucoup plus tard nos fétiches et masques modernes (le parti unique, le président charismatique…) traqueront les causes de notre sous-développement dans l’insouciance, l’indolence de nos villageois et l’inclémence de nos climats.

Ces masques qui traditionnellement foudroyaient les femmes et les non-initiés qu’ils surprenaient ont pu être vus sans conséquence par tous au cours des funérailles du Centenaire. Après Djigui, notre pays a cessé d’être ce qu’il était.

Tout se trouvait donc réuni pour monter à Djigui les funérailles dignes de son âge, de ses puissance, magnanimité et sublimité : sauf le temps. Il aurait fallu pour les funérailles d’un décédé aussi prestigieux trois vendredis successifs aux fêtes païennes pour qu’elles s’accomplissent dans tous leurs fastes et détails. Or c’était déjà trop que les autorités coloniales nous aient laissé, nous Nègres, occuper librement Soba une demi-journée, une nuit entière et une autre demi-journée, elles qui croyaient sûr comme la nuit succède au jour qu’il suffisait qu’on nous consentît un bout de liberté pour qu’instinctivement nous retournassions à la sauvagerie, à l’anthropophagie et aux orgies sexuelles. Et ce n’était pas la seule raison pour laquelle nous dansions, chantions et priions en hâte : il avait été prédit que les funérailles de Djigui ne pourraient pas s’accomplir dans leur intégralité. Le Centenaire avait tué de nombreux sacrifices et récité beaucoup de prières pour annihiler ce funeste sort. Avaient-ils été exaucés ? Nous fûmes édifiés quand la première salve éclata.

A l’heure de la troisième prière, les renforts de tirailleurs avaient atteint les approches de Soba. Ils s’étaient effarés lorsqu’ils avaient entendu nos danses, les jurons de nos colères, les fantasias dérisoires de nos impuissances. On les avait casqués, armés, ravitaillés et leur avait annoncé qu’à Soba une minorité de communistes, regagnés par la sauvagerie, saccageaient et incendiaient tout comme les bandes de Samory : la primarité était réapparue chez les Nègres. Le commandant Lefort et le chef Béma avaient sûrement été massacrés, émasculés et dépecés. Les tirailleurs devaient les retrouver, ou du moins leurs restes, et rasseoir l’ordre et la paix française par tous les moyens. Dès les premières concessions, les tirailleurs s’étaient balancés des camions comme des singes, s’étaient dissimulés derrière des arbres et dans les broussailles comme des fauves et tout de suite avaient encerclé Soba en bondissant de refuge en refuge. C’est alors qu’avait éclaté, comme les échos des tonnerres d’avril dans nos montagnes, la grande salve. Nous tûmes nos danses, chants et prières et (bêtes et gens) courûmes vers les cases. Les forces de l’ordre pénétrèrent dans Soba, l’investirent concession par concession, paisiblement en tirant en l’air. Mais des excités, des provocateurs professionnels tirèrent sur les forces de l’ordre – c’est toujours nous les Nègres qui n’avons ni agence de presse, ni TSF, ni journaux, ni porte-parole pour le dire, toujours nous qui tirons les premiers sur les autres. Les tirailleurs, c’est viril, répondirent au feu par le feu. Case par case, les autres quartiers de Soba furent reconquis le reste de la journée ; quand vinrent la lune et le frais de la nuit, des coups de feu sporadiques continuaient à déchirer la paix et le silence. Alors que les toits des cases finissaient de se consumer, le brouillard descendu très bas s’était mêlé aux fumées : rien ne se distinguait à dix pas.

On ne dénombra pas les morts et d’ailleurs c’était futile : toutes les victimes avaient été enterrées dans la nuit, y compris le Centenaire. Comme toujours, Djigui avait eu encore de la chance : ses restes avaient été dans la nuit transportés à Toukoro où ils avaient été inhumés dans le lieu qu’il avait choisi, au centre du cimetière dans lequel reposent tous les Keita ayant régné sur Soba, près du harem où pleuraient et priaient toutes les épouses qui l’avaient « devancé ». Nous usâmes de la formule consacrée pour exprimer la durée de son règne : il quitta Toukoro et n’y rentra qu’après soixante-huit hivernages. Seulement il fut inhumé sans prières par des tirailleurs mécréants : ce fut un péché qu’il ne mérita pas. Nous promîmes de témoigner pour lui au Jugement dernier et restâmes assurés que ses mânes ne pardonneraient jamais à ceux qui commirent le sacrilège. Ni aux partisans de Béma qui ne purent jamais se disculper, ni à la colonisation (car la vérité, il fallait quand même un jour finir par la dire, elle rougit les yeux, mais ne les casse pas), la colonisation, ce jour-là, avait eu le tort de massacrer des indigènes qui voulaient seulement danser, chanter, prier, se souvenir et s’oublier avant d’en finir avec un grand homme. Nous ne restâmes pas longtemps à récriminer et à maudire nos ennemis : la bienséance, la tradition, ainsi que les préceptes de la religion exigeaient que, devant une tombe qui venait d’être couverte, on ne parlât que de celui qui vous avait quittés, et Djigui venait d’être enseveli (sans prières) avec beaucoup de nos coreligionnaires.

Nous proclamâmes d’abord que les paroles ne seraient ni assez éloquentes ni assez explicites pour exprimer la totalité de ce qu’avait été le Centenaire. Il avait trop vécu et cela n’était pas convenable, c’était pourquoi il avait fini à cheval, avait été enseveli dans une nuit d’incendie, de sang, de pleurs, sans prières, sans cortège, comme la bête dont, par respect pour le défunt, nous tûmes le nom. Monnè ! Monnè ! Monnè ! Nous psalmodiâmes ce verset de notre résignation : « Allah ne se connaît pas et nul ne sait ni le monde ni sa propre fin. »

Il n’avait pas seulement trop vécu, mais aussi trop connu, parlé, s’était trop marié, avait trop procréé, trop dispensé l’aumône, trop tué de sacrifices, guéri trop de désespérés. Il avait été l’ami de Samory et nous nous rappelâmes que lorsque la défaite de celui-ci avait paru inéluctable, le Centenaire l’avait trahi en accueillant les Blancs nazaréens à Soba. Le pouvoir et la force de ces incroyants, plus que nul autre Nègre, l’avaient honoré en lui proposant un train et, plus que nul autre chef, il avait fatigué ses sujets pour servir le Blanc. Mais nous promîmes de témoigner qu’il avait renoncé au train, avait combattu la colonisation et, suprême refus, qu’il était mort avec un non samorien entre les dents.

Que devait être le jugement définitif du Tout-Puissant pour un tel homme ? A y réfléchir, on devenait heureux de rester le minable que nous étions pour ne pas se trouver à la place de Dieu qui forcément doit trancher en toute justice. Car comment condamner Djigui ? Et comment le sauver ? Nous laissâmes le Tout-Puissant à ses soucis et nous préoccupâmes des nôtres qui nous imposaient de tout dire d’un homme qui avait été le commencement, le mouvement et la fin de tant de choses.

Avec lui avaient fini les bois sacrés et aussi une certaine forme de l’islam, mais l’islam ne mourra pas, il est la dernière parole qui s’entendra après le monde, a dit le Livre.

Oui, Djigui était un chemin récurrent, quand on le terminait et arrivait au sommet, il se déployait, s’éloignait, et il fallait le recommencer comme si on n’en avait rien dit. Allah lui avait conféré ce qu’il a donné à peu de prophètes : à la fois la fortune, la longévité et la nombreuse progéniture. Cela n’avait pas suffi : Il lui avait accordé encore d’être le patriarche le plus sorcier, féticheur et musulman du pays, le plus méchant et charitable, le plus aimé et haï. Il reste dans le pays l’objet de chaudes vénérations et, avec les indépendances, certains démagogues pour faire passer quelques contradictions et retarder de quelques jours le coup d’État inexorable qui, lorsqu’il ne les tue pas, les envoie à la retraite en Suisse ou en France, se réclament de lui, se l’approprient, le citent à toute occasion et effectuent de fréquents pèlerinages sur sa tombe. La tombe de Djigui reste aussi un lieu de pèlerinage pour les humbles qui, toujours en quête d’un Allah qui les a oubliés, croient le rencontrer dans les restes du Centenaire comme dans toutes les choses qu’ils ne comprennent pas.

Oui, Djigui n’avait pas fini avec sa mort : vivant, il était mort depuis longtemps ; mort, il restait plus vivant que jamais.

Après son enterrement, nous répliquâmes. La répression une fois encore ralluma la révolte : nous les démunis, nous reprîmes encore les armes. Mais pour ne pas entretenir d’autres mythes, disons tout de suite que le soulèvement se termina chez nous par un nouvel échec. Échec total, sauf le dernier « non » que nous soupirions avant de mourir les doigts crispés sur nos fusils de traite, les dents serrées sur les injures de nos monnew. Nous ne gagnâmes jamais chez nous ; tous ceux qui moururent en mâles sexués furent oubliés. Ce furent les autres, ceux qui se résignèrent et épousèrent les mensonges, acceptèrent le mépris, toutes les sortes de monnew qui l’emportèrent, et c’est eux qui parlent, c’est eux qui existent et gouvernent avec le parti unique. On appelle cela la paix, la sagesse et la stabilité.

C’est là une des causes de notre pauvreté et de nos colères qui ne tiédissent pas. Le sous-développement, la corruption, l’impudence avec laquelle sont employés les mots authenticité, socialisme, lutte et développement, cet ensemble de mensonges et de ressentiments, qui révoltent, ont des causes profondes et nombreuses. Le jour qu’il nous sera permis de dire et d’écrire autre chose que les louanges du parti unique et de son président fondateur, nous les compterons et les conterons.

Après les événements, il avait plu : ce fut trop tard. Les pluies de bon augure arrosent le sol avant les fossoyeurs. Donc… sauf la clémence d’Allah, de difficiles explications attendent ceux qui sont tombés sous la répression.

La « belle Moussokoro », à la fois préférée de Djigui et mère de Béma, était dans sa peau de prière quand le départ et le suicide du Patriarche ont été annoncés. Elle prononça l’alphatia final, pénétra dans sa case, sortit du couffin les deux linceuls qu’elle gardait toujours à portée de main. C’étaient des linceuls bénis, trempés dans l’eau de la source sacrée de Zem-Zem de La Mecque, qui lui avaient été offerts par Djigui au retour de ses deux pèlerinages : un par pèlerinage. Elle employa le premier comme pagne, se voila avec le second, reprit la prière, resta dans la peau de prière jusqu’à la nuit tombante avant de prononcer un second alphatia. En dépit des coups de feu qui partout éclataient, elle quitta Soba à pied pour « devancer » son maître et époux Djigui à Toukoro, village de sinistre mémoire pour elle. Elle n’arriva jamais à destination, jamais on ne sut où elle disparut, personne à Soba, même pas son fils, n’entra dans la brousse pour savoir ce qui lui était arrivé. Ce n’était pas permis : nos traditions nous interdisent de rechercher ceux qui s’enveloppent de leur suaire avant de disparaître dans la brousse. De plus, c’était inutile : les gens qui nous quittent dans les conditions où l’ont fait Djigui et Moussokoro ne sont pas considérés comme défunts.

C’est beaucoup plus tard qu’un autre bruit courut ; mais il faut en douter : il ne fut jamais confirmé. Moussokoro aurait profité de la confusion générale pour assembler ses nombreux et inestimables bijoux, ainsi que ses richesses, aurait saisi un camion en partance pour Tombouctou où avec sa mère elle coulerait une douce vie de riche douairière. Personne ne se déplaça à Tombouctou pour enquêter. Ce sont des allégations sûrement fausses ; ceux de Soba qui n’avaient jamais aimé Moussokoro et qui sont nègres donc fabulateurs ont certainement, une fois encore, menti.

Quand la « réaction » arriva à Soba, on trouva inaudible et incompréhensible le charabia petit nègre du vieux serviteur de la France, l’interprète Soumaré. Il fut mis à la retraite d’office. Avant de quitter Soba et de rejoindre son Sahel natal, et bien que cela pût être mal vu par le commandant, une nuit, en catimini, Soumaré s’était rendu au Bolloda pour dire adieu au Centenaire. Le jour de son départ, il s’était trouvé beaucoup de personnes pour le saluer et l’accompagner car chacun savait que, chaque jour, dans ses cinq prières, il appelait la mort qui, seule, pouvait mettre fin au mal insomniaque qui le tenait perpétuellement en éveil. Nous avons attendu trois mois entiers sa visite après les funérailles de Djigui. Un matin, son premier fils Bakary, qui était commis au Sud, arriva à Soba. Il s’excusa et nous donna les raisons d’un si long silence et d’un si incroyable manquement aux règles de la tradition : eux aussi étaient en deuil. Soumaré, de son Sahel natal (à plus de deux mille kilomètres), avait eu prémonition de ce qui était arrivé à Soba. Cette nuit-là, après la dernière prière, lui qui ne parlait plus, avait plusieurs fois crié les noms de Djigui et de Soba. Puis à la surprise générale – depuis des lustres, il passait ses nuits dans la peau de prière – il avait commandé qu’on lui préparât un lit. Il s’était couché, avait trouvé le sommeil, mais ne s’était pas relevé.

Donc Soumaré… Djigui… Moussokoro nous ont quittés la même nuit. Nous nous sommes acquittés de nos obligations à leur endroit : sacrifices, prières, etc. Nous l’avons fait en hâte.

Quelques mois après, nous apprîmes – suprême monnè ! – que le train n’arriverait pas à Soba. La prolongation du rail avait été étudiée, un nouveau tracé décidé : Soba était trop en retrait.

La Négritie et la vie continuèrent après ce monde, ces hommes. Nous attendaient le long de notre dur chemin : les indépendances politiques, le parti unique, l’homme charismatique, le père de la nation, les pronunciamientos dérisoires, la révolution ; puis les autres mythes : la lutte pour l’unité nationale, pour le développement, le socialisme, la paix, l’autosuffisance alimentaire et les indépendances économiques ; et aussi le combat contre la sécheresse et la famine, la guerre à la corruption, au tribalisme, au népotisme, à la délinquance, à l’exploitation de l’homme par l’homme, salmigondis de slogans qui à force d’être galvaudés nous ont rendus sceptiques, pelés, demi-sourds, demi-aveugles, aphones, bref plus nègres que nous ne l’étions avant et avec eux.