CHAPITRE 6
— C’est hors de question !
— On en discutera pendant que je m’occuperai de ta blessure. (Conall pointa son pouce vers l’arrière.) Allez, hop !
À contrecœur, Sin se faufila entre les sièges pour gagner l’arrière de la camionnette. Une ampoule rouge blafarde éclairait les lieux, et les symboles du sort de havre, identiques à ceux de l’UG, avaient été gribouillés sur les murs. Rien d’autre ne différenciait le véhicule d’une ambulance humaine.
Sa jambe l’élança lorsqu’elle parcourut l’étroit espace entre le banc et le brancard, mais ce n’était rien comparé au mal qui irradiait dans son bras. Nul besoin d’y jeter un coup d’œil pour savoir qu’une large entaille scindait son dermoire en deux au niveau du biceps. La douleur aiguë l’avait surprise, mais Sin l’avait supportée en silence, comme toujours. En tant qu’assassin, elle n’offrait jamais à ses victimes le luxe de crier, et estimait donc ne pas le mériter davantage.
Elle ne méritait pas non plus que Conall soigne cette blessure-ci. Elle l’autoriserait à lui panser la jambe, mais pas touche à son bras !
Conall rabattit les pare-soleil en caoutchouc noir sur chaque vitre. Pas un rai de lumière ne pouvait se faufiler à l’intérieur. À l’évidence une nécessité quand on transportait vampires et autres démons héliophobes pendant la journée.
— Enlève ton pantalon.
— Waouh ! Les préliminaires, ce n’est pas ton truc.
Il se tourna vers elle avec une grâce fatale malgré les dimensions du compartiment exigu.
— Je les fais durer des heures, les préliminaires, rétorqua-t-il d’une voix traînante des plus sensuelle. Et toi ?
Elle sentit son visage chauffer. En fait, il connaissait déjà la réponse. Il savait qu’elle n’était pas du genre à y aller en douceur. Pour Sin, le sexe c’était du fast-food, pas de la cuisine gastronomique. Oh, bien sûr, elle prenait du plaisir avec les partenaires doués, mais s’attarder dans un lit, se délecter du corps d’un mâle… Tous ces désirs lui avaient été arrachés depuis longtemps. À présent, le sexe n’était plus qu’une question de survie. Au cours des trente dernières années en particulier, c’était devenu une routine, de brèves entrevues avec les assassins de Deth, et quelques galipettes avec des types comme Conall pour pimenter le tout.
À présent qu’elle était maîtresse de l’antre, elle ne le quittait que pour rallier le QG de la guilde ou l’hôpital, ce qui limitait le choix. En gros, il ne lui restait que Lycus. Et il en serait sans doute ainsi jusqu’à la fin de ses jours.
— Les préliminaires, c’est surfait.
L’entaille à son bras la mit au supplice lorsqu’elle ôta son pantalon et grimpa sur le brancard. Elle garda en place les fourreaux fixés à sa cuisse et à sa cheville, car pour rien au monde elle ne se séparerait de ses armes.
— C’est parce que tu ne sais pas y faire. (Conall enfila des gants chirurgicaux, parvenant à rendre le geste et le son érotiques.) Ou tu n’as eu que des amants nuls.
— Tu en fais partie, lui fit-elle remarquer, mais il feignit de n’avoir rien entendu.
— On n’a couché ensemble qu’une fois. Et pour un coup rapide, ce n’était pas si mal. Mais, poursuivit-il d’une voix envoûtante proche du ronronnement, il n’y a rien de mieux que de prendre son temps pour déshabiller sa partenaire en douceur, en couvrant de baisers le moindre centimètre carré de sa peau. Lécher ses zones érogènes jusqu’à la faire frissonner. Explorer son corps sous toutes les coutures à l’aide des doigts, de la bouche…
Puis, exposant ses crocs, il ajouta :
— Des dents.
Une faim vorace l’assaillit si fort qu’elle dut lutter pour respirer. Elle parvint néanmoins à s’exprimer avec calme, comme si l’explication imagée de Conall ne l’avait pas bouleversée.
— La finalité est la même. Un orgasme. Alors, pourquoi lambiner ? Je peux en avoir une demi-douzaine pendant que tu passes une heure à léchouiller ta partenaire des pieds à la tête.
Seigneur ! Vraiment ? Miam !
À considérer qu’elle soit avec un mâle capable d’enchaîner les orgasmes lui aussi. Ou avec un seminus dont le sperme agissait comme un aphrodisiaque sur les femelles, même après le départ du démon.
— Fais-moi confiance, murmura-t-il, ça vaut la peine d’attendre. On prend son pied, mais puissance mille. C’est génial. Foutrement incroyable !
Sin était si mouillée et crispée qu’elle en souffrait. Conall aurait réussi à l’embraser que ses besoins de succube la tourmentent ou non.
— Appuie sur ta plaie.
Le changement brutal d’intonation et de sujet la fit ciller, mais il lui tourna le dos pour fouiller les placards en verre laqué, et lança des fournitures sur le chariot à côté d’elle.
Encore étourdie par les images qu’il venait de lui implanter dans le crâne, elle tira une serviette en papier du distributeur derrière elle, et la pressa sur sa jambe ensanglantée. Un léger fourmillement lui parcourut le bras jusqu’à la paume, et avec une infinie discrétion, elle glissa un autre mouchoir dans la manche de sa veste. Puis, elle décida de se divertir en admirant les jolies fesses de Conall parfaitement moulées dans son bas d’uniforme. Lorsqu’il fit volte-face pour revenir vers elle, elle le vit reluquer ses cuisses nues et son string noir en soie, complètement trempé tant elle était excitée, ce qui lui procura un plaisir certain.
Plus il l’observait, plus le cœur de Sin battait la chamade et plus elle se sentait défaillir.
Une chaleur torride envahit soudain l’intérieur de cette satanée ambulance.
Quand il détourna enfin son regard argenté de Sin, les yeux de Conall avaient foncé. À présent d’une teinte étain chatoyante, ils reflétaient une faim brute et indéniable, ce qui n’était pas surprenant vu le sujet de leur discussion. L’espace d’un instant, elle se demanda s’il succomberait à son besoin, et elle fut à la fois déçue et soulagée lorsqu’il se laissa tomber sur le banc rembourré face à elle.
— Tout ça est inutile, répéta Sin, même si le mouchoir sous ses doigts était imbibé de sang. Je cicatrise vite.
— La fléchette avec laquelle les Carceris t’ont touchée était imprégnée d’un anticoagulant. Tu continues de saigner, ce qui leur permet de te traquer au cas où tu aurais réussi à leur échapper.
Rusé.
— Comment se fait-il que tu en saches autant sur eux ?
— J’ai eu mon lot d’expérience en leur compagnie.
Il lui empoigna les mollets, les écarta, et la tira vers l’avant de sorte à se placer entre ses cuisses, les genoux de Sin de part et d’autre de ses côtes.
Sin tâcha de passer outre à l’intimité de cette position, mais pour son corps, c’en était trop. Elle se raidit, se sentant prise au piège même si c’était Conall qui était coincé entre ses jambes.
— Tu as été arrêté ? Pourquoi ?
— Comme je te l’ai dit, je n’en suis pas à mon coup d’essai avec eux.
— Oooh, le railla-t-elle, ramenant le pied vers son dos, un mauvais garçon ! Allez, crache le morceau.
— J’ai peut-être buté des succubes agaçants pour le plaisir.
Son ton était bourru, mais ses gestes délicats lorsqu’il souleva la serviette pour examiner sa plaie.
— J’espère que tu leur as fait goûter à ces fantastiques préliminaires au préalable.
Il poussa un grognement irrité, mais ne fournit aucun détail sur ses antécédents avec les Carceris. À l’évidence, il ne parlerait pas, alors elle se mit à étudier l’habitacle de l’ambulance, avec ses placards, ses bancs, et une desserte qui ressemblait à un laboratoire de chimie miniature pour le mélange des potions.
— Comment les vampires peuvent-ils faire ce boulot, au fait ? La vue et l’odeur du sang ne vous donnent-elles pas faim ?
— As-tu envie d’un sandwich après t’être gavée pendant le repas de Thanksgiving ?
Il plaisantait. Elle n’avait pas célébré Thanksgiving depuis la mort de ses grands-parents. Mais soudain, la dinde, les tourtes et les pâtisseries maison la firent saliver. La nostalgie, sentiment qu’elle avait banni des années auparavant, l’assaillit, l’emplissant d’une chaleur familière, celle qu’elle ressentait lorsqu’ils se rassemblaient tous autour de la vieille table bancale dressée pour les grandes occasions. Petite, elle s’était imaginé se marier, avoir des enfants, retrouver oncle Loren et sa famille pendant les vacances, passer les fêtes en compagnie de toute la tribu réunie. Avec le temps, elle avait compris qu’il ne fallait pas se laisser bercer par ces rêves puérils, et d’un geste impitoyable, elle tendit le bras afin que la douleur la ramène au présent, là où elle ne célébrerait plus jamais ces fêtes mièvres et sentimentales.
— Je n’ai pas envie de manger après un gros repas, non, mais… Ah, alors tu te nourris avant d’aller bosser ?
— Et pendant le service. On garde des en-cas dans la glacière. Tous les ambulanciers le font, en fonction de leur espèce. J’ai fait équipe avec un gars qui rognait des os pendant toute la journée.
Dégoûtant.
— Et si le problème n’est pas d’ordre nutritionnel ? Si c’est autre chose qui vous perturbe ?
— Comme quoi ? Le besoin de tuer ou d’absorber la douleur ?
Elle haussa les épaules.
— Ou de baiser.
Il arqua un sourcil fauve.
— Le milieu médical est fermé aux espèces qui tuent sans aucune maîtrise, mais on a déjà eu un type qui se repaissait de la souffrance d’autrui. C’était le boulot idéal pour lui jusqu’à ce qu’il décide qu’il ne voulait plus apaiser les patients. Pour ce qui est du sexe… je n’en sais rien. Je suppose que ça dépend de la race des incubes ou succubes. Shade se débrouille quand il n’enchaîne pas les heures. Pourquoi cette question ? Tu comptes te joindre à nous ? Je parie que tu n’aurais pas de mal à trouver un partenaire capable de, euh, t’aider entre deux courses.
Cette conversation avec son frère Shade, qui gérait l’emploi du temps des ambulanciers, promettait d’être hilarante.
— Merci, mais j’ai déjà un travail.
Il secoua la tête, dévissa une bouteille contenant un étrange liquide, humecta une bande de gaze et en recouvrit la plaie.
— C’est un coagulant développé par Eidolon à partir de salive de vampire. C’est plus efficace sur les blessures d’origine surnaturelle que n’importe quel désinfectant inventé par les humains.
— Beurk.
— Tu préférerais que je te lèche ?
Sa voix, sensuelle et pénétrante, l’enveloppa comme un voile de soie. Que rétorquer à ça ? Qu’elle réponde par l’affirmative ou la négative, ce serait à la fois vérité et mensonge. En fin de compte, elle parvint à balbutier un « non » en espérant qu’il sonne plus convaincant aux oreilles de Conall qu’aux siennes. Elle se racla la gorge et changea de sujet.
— Écoute, tu pourrais te magner un peu ? Je dois regagner mon antre.
Il lui décocha un regard amusé et sceptique, comme si elle n’avait pas son mot à dire dans l’histoire.
— Je te le répète, tu viens chez moi.
Il termina d’essuyer la plaie qui, grâce à la mixture à base de salive de vampire, s’était considérablement résorbée. Au moins, le sang n’en jaillissait plus.
— Les Carceris te cherchent. Ils commenceront par fouiller tous les endroits évidents.
— Sachez, Monsieur le Tyran, que des sbires chargés de la sécurité y montent la garde.
Lorsque Conall cessa de triturer le goulot d’une petite fiole d’antiseptique pour la dévisager d’un air atterré, elle soupira.
— Je sais qu’ils ne peuvent pas arrêter les Carceris, mais ils pourront me prévenir.
— En es-tu vraiment sûre ? Ça va piquer un peu… (Il versa le liquide sur l’entaille, et elle serra les dents de douleur.) Ils seraient accusés de complicité, c’est un délit grave. Tes gardes t’aiment-ils à ce point ?
Non. Elle sentit la culpabilité pointer le bout de son nez quand elle repensa à Eidolon et Wraith qui avaient volé à son secours malgré la sentence encourue.
Et Conall aussi. Elle l’étudia tandis qu’il œuvrait à panser sa plaie avec délicatesse et expertise. Elle ne s’était pas attendue à ça. Depuis leur première rencontre, ce sublime mâle s’était toujours montré passionné. Dur. Il l’avait plaquée contre la paroi de cette même ambulance. Il avait parié avec son coéquipier Luc qu’il pouvait la culbuter.
Et il avait gagné.
Et voilà qu’il soignait sa blessure avec attention, et essayait de la conduire en lieu sûr.
— Pourquoi tu m’aides ? s’enquit-elle soudain.
— Tu me dois dix balles.
Elle lui décocha un sourire forcé.
— Gros malin. J’ai percé à jour ton petit pari avec Luc et je t’ai coincé avant que tu empoches la totalité des gains, mais ce n’est pas ce qui te motive.
— OK. Que dis-tu de ça : tu es responsable de l’épidémie warg, et si tu te retrouves derrière les barreaux, tu ne pourras pas aider Eidolon à trouver un remède. De plus, je suis redevable à tes frères.
Bien entendu. Cela n’avait rien à voir avec l’affection ou l’amitié qu’il pouvait lui porter. Ce qui convenait parfaitement à Sin, puisqu’elle non plus ne l’aimait pas. Vous avez dit puéril ?
— De quoi leur es-tu redevable ?
Il haussa légèrement une épaule massive.
— J’étais dans une mauvaise passe. Autodestructrice. Je me suis bagarré avec Luc dans un bar, et on a tous les deux atterri à l’UG.
— Eidolon t’a sauvé la vie ?
— Non… Ça va encore piquer… (Il tamponna la plaie avec un truc qui piquait, en effet.) As-tu rencontré Vladlena ? C’est une infirmière. Une hyène-garou. Il y a quelques années, son père, un médecin nommé Yuri, a eu vent d’une vieille embrouille entre son fils et moi, et fou de rage, il a lancé les Carceris à mes trousses. Eidolon s’est dit que si j’étais coincé en prison, je ne pourrais pas payer ma facture d’hôpital, alors il m’a fait sortir. En contrepartie, je devais travailler pour lui pendant deux ans.
— Et tu es resté.
— Faut croire. C’est cool, comme boulot. Diversifié. Du coup, on est parés à toute éventualité. Ça me plaît.
Sin comprenait. Elle n’aimait pas la routine non plus.
— Tu as fini ?
— Tu as un train à prendre, ou quoi ?
— Non, mais je suis vulnérable hors de l’antre, du QG des assassins, ou de l’UG. C’est pourquoi je dois regagner mon repaire au lieu d’aller chez toi, même si les Carceris risquent de se pointer.
Il fallait aussi qu’elle mette la main sur l’un de ses partenaires sexuels. Et vite. Avant qu’elle ne craque et ne se jette sur Conall.
— Vulnérable à quoi ?
— Mes hommes.
Il cligna des yeux.
— Tes sbires représentent un danger pour toi ?
— Certains convoitent mon poste. Celui qui me tue remporte le gros lot.
— Comment assures-tu ta sécurité quand tu es avec eux ?
— Les assassins sont liés à leur maître. Ils ne peuvent pas l’attaquer tant qu’il se trouve au sein de l’antre, des quartiers généraux de la guilde, ou dans tout autre lieu protégé par un sort de havre. Mais partout ailleurs… tous les coups sont permis. Les plus chevronnés sont capables de sentir la localisation de leur maître.
Conall jura dans sa barbe.
— Ben dis donc, il faut te fuir comme la peste, toi !
— C’est comme ça que tu traites tes patients ? Ça laisse à désirer.
— C’est toi qui parles de désir ? ironisa-t-il d’une voix traînante et caverneuse qui lui rappela à quel point son corps l’élançait, et non pas à cause de ses blessures.
Il recouvrit l’entaille d’un large bandage, et le contact de ses doigts sur le tissu transforma cet acte médical banal en une expérience des plus sensuelle.
C’était d’un pathétique !
Il maintint ses mains autour des cuisses de Sin et leva ses yeux argentés vers elle, capturant son regard. L’oxygène commença à manquer dans l’ambulance, la chaleur y devint de plus en plus étouffante. Qu’attendait donc Shade pour installer la climatisation ?
— Enlève ta veste, murmura-t-il.
Le cœur de Sin se serra.
— Je ne coucherai pas avec toi.
— Tu en as envie. (Un sourire charmeur, satisfait, retroussa ses lèvres de pécheur.) Mais ce n’est pas pour ça que je veux que tu te déshabilles.
— Menteur. Tu adorerais qu’on s’envoie en l’air.
Il la dévisagea comme si elle était une parfaite idiote.
— Tu saignes encore.
Oh. Voilà qui était humiliant. Elle renifla.
— Non, c’est faux.
— Je le sens.
Foutus vampires !
— Rends-moi mon pantalon.
— Enlève ta veste. Je ne le répéterai pas.
— Et moi, je ne te laisserai pas toucher à cette blessure.
Elle dégagea ses jambes d’un geste brusque, mais il se leva en un éclair et lui arracha sa veste, révélant la profonde entaille sur son biceps.
Elle se tortilla pour se soustraire à sa prise, mais il la maintint en place sans effort et arbora une expression sévère.
— Comment est-ce arrivé ? Qui a fait ça ? Les Carceris ?
— C’est moi, s’écria-t-elle soudain, et il recula, surpris.
— Tu te coupes ?
Il voulut attraper une compresse de gaze, mais elle lui agrippa le poignet.
Non, elle n’était pas adepte des scarifications, mais elle ne comptait pas l’expliquer à Conall.
— Ne t’occupe pas de ça, dit-elle sans hausser le ton. Je me battrai, je le jure. Je ne lâcherai pas le morceau.
Le beau visage anguleux de Conall se durcit sous l’effet de la colère, et elle entendit ses dents grincer et sa mâchoire se crisper.
— Tu ne peux pas continuer à saigner comme ça.
— Si, et j’en ai bien l’intention.
— Tu me pousses à bout, Sin, déclara-t-il d’une voix gutturale, empreinte d’un frisson qui s’étendait jusqu’à sa main.
Merde. Son sang le tentait. Elle ferma les yeux et jura dans sa barbe. Elle avait autorisé Eidolon à lui recoudre le bras un jour au lieu d’utiliser ses pouvoirs guérisseurs. Cette fois, peut-être…
Un souffle chaud lui caressa la peau, et elle rouvrit les yeux d’un coup. La bouche de Conall était proche, si proche… Oui, rien que cette fois…
— Vas-y, murmura-t-elle, et malgré tout, il hésita.
Secoué de tremblements, il chercha à récupérer la salive de vampire. Sans réfléchir, Sin l’attrapa par la nuque et l’attira contre elle. Sa blessure était beaucoup trop personnelle pour être soignée par quelque obscure potion. Pour autant, inviter Conall à se mêler à cette douleur était-ce vraiment judicieux ?
Assaillie par des émotions contradictoires, elle expira profondément, se demandant si elle parviendrait à assumer une telle intimité. Non, elle était sûre d’en être incapable.
Alors qu’elle s’apprêtait à le repousser, il gémit, poussa un soupir saccadé, et se plaqua contre elle. En une fraction de seconde, les inquiétudes de Sin s’envolèrent. L’excitation de Conall ne passait pas inaperçue. Pressé contre l’abdomen de Sin, il glissa ses mains, toujours couvertes de gants chirurgicaux, sous son débardeur pour lui agripper la taille. Comment diable le contact du latex sur sa peau pouvait-il lui paraître sensuel ? Cela la dépassait, mais elle pria pour qu’il remonte vers ses seins ou descende jusqu’à son sexe, pour voir s’il était possible d’accentuer l’érotisme du moment. Malheureusement, il ne les bougea pas d’un poil, mais ne desserra pas non plus sa prise. À croire qu’il craignait d’exaucer son souhait s’il la relâchait.
Avec lenteur et hésitation, il lécha sa blessure. La caresse apaisante calma la douleur, qui, à chaque coup de langue, s’estompa davantage jusqu’à disparaître complètement au profit d’un picotement assez agréable.
Et d’une concupiscence féroce qui la pénétra jusqu’à la moelle.
Sous sa peau, les muscles de Conall étaient bandés, ses membres tendus, et elle perçut en lui un semblant de ténèbres qu’il s’efforçait de contenir.
— Conall ?
Elle lui frotta le dos et sentit ses muscles rouler sous sa paume.
Il articula une phrase dans une langue étrangère, mais elle était presque certaine qu’il s’agissait d’un juron. Brusquement, il se recula, et au même moment, on tambourina contre la portière arrière.
Un grondement tonitruant leur parvint de l’autre côté.
— Livrez-nous le succube, ou on tue tout le monde.
Conall ne prit guère le temps de réfléchir. Guidé par son instinct, il se jeta sur Sin et la plaqua par terre avant de s’allonger sur elle. Dix secondes plus tôt, alors qu’il combattait la soif de sang, il aurait perdu la tête s’il avait senti ses courbes contre son corps viril, ses cuisses l’enserrant avec fermeté, mais à présent, seul assurer sa sécurité comptait.
Si elle venait à mourir, il pouvait dire adieu à l’espoir de purger son sang du virus.
En plus, ses frères le tueraient. Pour de bon.
— Qui c’est ? chuchota-t-il.
— Je n’en sais rien, répondit-elle dans un murmure. Je ne reconnais pas cette voix. Ce doit être les Carceris.
— Impossible qu’ils nous aient retrouvés aussi vite. Pas sans un chien des Enfers ou un pisteur de sang. C’est forcément un assassin.
Elle jura.
— Laisse-moi me lever.
Même s’il avait voulu obéir, il n’y avait pas assez de place entre le banc et le brancard.
— Je vais démarrer et nous tirer de ce guêpier. Reste par terre.
Par miracle, elle ne discuta pas, et il s’éloigna d’elle à quatre pattes avant de ramper jusqu’à la séparation. Arrivé devant la petite porte, il s’arrêta et dressa l’oreille afin que son ouïe surdéveloppée perçoive la moindre anomalie. Il n’entendit que les bruits urbains habituels. Les pneus sur l’asphalte, les klaxons, le bavardage des humains entrant et sortant des bouches de métro. Rien qui puisse donner une idée du nombre d’assaillants à l’extérieur de l’ambulance.
Il jeta un coup d’œil au capot du véhicule et aperçut un démon mâle devant la vitre côté conducteur. Merde. Il se recula.
— Cinglenuit droit devant.
— Un anneau rose brillant dans le nez ?
Conall l’examina à nouveau.
— Ouais. Super viril.
— C’est Zeph. (Elle se mit à quatre pattes.) L’autre derrière doit être un ramreel nommé Trag. Ils font équipe. Ils ne bossent jamais seuls.
— Tes assassins ?
Elle attrapa son pantalon et l’enfila sans tarder.
— Ces enfoirés !
— C’est donc un « oui ». (Conall poussa un soupir.) Je croyais que tu n’avais pas reconnu leurs voix ?
— Trag sait la déguiser comme personne. Il est un expert en la matière. Mais la bonne nouvelle, c’est que je connais leurs méthodes de travail. (Elle sortit un couteau qu’elle brandit avec nonchalance, prête à le lancer.) Ils ne doivent pas être au courant pour le sort de havre, mais, de toute façon, ils ne comptent pas entrer pour me tuer. Si tu ne me fous pas dehors, ils ouvriront les portières et m’attaqueront avec leurs armes.
— À feu ?
— J’en doute. Plutôt des flèches empoisonnées ou des boules d’énergie.
— Il vous reste quinze secondes, déclara le mâle à l’arrière du véhicule, et Sin bondit sur ses pieds avec agilité.
— Je vais descendre par la portière latérale. Je peux me faufiler jusqu’au capot et prendre Zeph par surprise, si tu peux ouvrir l’arrière…
— J’ai une meilleure idée. (Conall se leva.) Lequel est le plus dangereux ? Le plus fort ?
— Trag, répondit-elle, et une amère déception gagna Conall. (Il avait déjà combattu des ramreels, mais un assassin cinglenuit, ç’aurait été une première.) Pourquoi ?
— Je m’en charge.
Il jeta un coup d’œil au toit ouvrant que Shade avait fait installer précisément pour ce type de situation. Le démon pensait à tout. Cela dit, une fois qu’ils seraient tirés d’affaire, Conall comptait bien lui suggérer de fixer des armes à l’extérieur de l’ambulance.
— Occupe-toi de l’autre.
— Attends…
Trop tard. Il fit coulisser le panneau mobile et se hissa sans bruit hors de l’habitacle. Doucement, il s’allongea sur le ventre et rampa jusqu’à l’arrière de la camionnette. Derrière lui, silencieuse comme une ombre, Sin se redressa, toute en grâce et fluidité. En bas, Trag cogna contre la portière.
— Le délai a expiré.
Arrivé à l’extrémité du toit, Conall bondit sur le ramreel, l’assommant aussi sec. Les cornes du démon heurtèrent l’asphalte dans un craquement satisfaisant. Joli ! Au loin, il entendit le grognement de douleur de Zeph, mais un coup en pleine figure lui fit reporter toute son attention sur son assaillant.
— Tu ne peux pas me battre, ambulancier, cracha Trag. Je suis un assassin surentraîné.
— Faux. (Conall balança le genou dans les tripes de Trag.) En tant qu’ambulancier, je sais exactement comment te tuer.
Une vie de combats lui avait appris beaucoup, mais ses connaissances en anatomie l’avaient rendu redoutable.
Ragaillardi par cette pensée, Conall écrasa son poing sur le cou puissant du ramreel, lui broyant le larynx. Trag poussa un gémissement d’agonie que Conall interrompit d’un deuxième coup sur son large groin. Le démon chancela vers l’arrière, mais recouvrant aussitôt son équilibre, il se plia en deux et fonça vers Conall tête baissée pour le plaquer contre la portière à l’aide de ses énormes cornes de bélier.
Bon sang, ça faisait un mal de chien !
Conall esquiva, évitant de peu de se faire éventrer par le poignard de Trag. D’une habile pirouette, il coinça le bras du démon dans son dos, et le retourna. Trag se baissa, et Conall lui décocha une droite dans la gorge, en plein sur l’artère carotide, le tuant sur le coup. Le corps allait se désintégrer, c’était le cas pour la plupart des espèces surnaturelles qui mouraient hors de Sheoul ou d’une structure construite par les démons dans le monde humain, mais Conall n’attendit pas pour admirer le spectacle.
Il se précipita vers l’avant de la camionnette, où le cinglenuit avait acculé Sin contre la portière conducteur. Il la menaçait d’un couteau, mais elle lui avait agrippé l’épaule et son dermoire brillait comme une flamme. Avant même que Conall ait pu repousser l’infâme créature, Zeph tomba à terre, la peau cendreuse et couverte de pustules, les yeux révulsés.
Quelle que soit la maladie que Sin lui avait inoculée, elle l’avait terrassé, et de façon grotesque.
Cette scène lui fit l’effet d’une gifle, et lui rappela qu’elle était à l’origine de la FS. Il devrait toujours maintenir une distance professionnelle avec elle ; son cerveau tâcherait de s’en souvenir à l’avenir.
— Tout va bien ? s’enquit-il.
— Ouais.
Elle frappa le démon mort dans les côtes et grimaça, s’étreignant la cuisse.
Conall jura.
— Laisse-moi y jeter un coup d’œil.
— Ça va.
Elle s’éloigna et regagna l’arrière de l’ambulance, où il ne restait plus rien du cadavre du ramreel, si ce n’est une tache graisseuse sur le bitume.
— Enfoiré, va ! haleta-t-elle, et Conall aurait juré déceler une pointe de regret dans sa voix. C’était un excellent assassin.
— Faut croire que le combat à mains nues n’était pas son fort.
— C’était sa plus grande faiblesse.
La brise matinale ramena ses cheveux contre son visage, et Conall résista avec peine au désir de les recoiffer.
— Il visait comme personne, mais ne se concentrait pas assez sur la lutte physique.
— Et ta faiblesse à toi, c’est quoi ?
Elle glissa son poignard dans sa botte.
— Je n’en ai pas.
— Si tu es sérieuse, tu te berces d’illusions.
— Monsieur aime jouer au plus fin, lui rétorqua-t-elle d’un ton cassant. OK. Ma faiblesse, c’est ma nature de succube. Mais il est rare que ça me pose un problème quand je bosse.
Il en doutait, et à présent il aurait voulu se gifler pour ne pas y avoir pensé plus tôt. Et si son insatiable envie de boire le sang de Sin découlait du fait qu’elle était un succube ? Cette faim qui le mettait au supplice ne signifiait pas forcément le retour de son addiction. Elle pouvait être attisée par les phéromones de la démone.
À moins que…
— Quels sont les besoins propres à ton espèce ? s’enquit-il soudain.
Elle arqua ses sourcils ébène.
— Euh… le sexe ?
— Non, je veux dire, qu’est-ce que tu voles ou provoques ?
Elle planta les poings sur ses hanches.
— Je ne dérobe pas les âmes, si c’est ce que tu veux savoir. Je ne fais rien du tout, d’ailleurs !
Oh que si ! Qu’elle en soit consciente ou non.
Derrière eux, le corps du cinglenuit se désagrégea dans un sifflement semblable à un pneu qui se dégonfle. Conall attendit que le bruit cesse avant d’enchaîner.
— Quand devras-tu l’assouvir ?
— Bientôt. Et tous mes partenaires réguliers se trouvent à l’antre des assassins.
Cette phrase le fit tiquer. Un sentiment… étrange venait de l’envahir. Cela ne pouvait pas être de la jalousie. Il n’avait jamais éprouvé cette sensation jusqu’à aujourd’hui. Pour une femelle du moins. Mais, de toute évidence, quelque chose l’avait contrarié. Les mâchoires serrées, il dirigea Sin vers le siège passager. Il était si crispé qu’il dut se faire violence pour reprendre la parole après s’être installé derrière le volant.
— On se débrouillera d’une façon ou d’une autre, mais on ne pourra pas s’éterniser chez moi. (Il démarra le moteur.) Les Carceris fouilleront tous tes repaires, mais tu peux être sûre qu’ils enquêteront aussi sur moi. Ils ne mettront pas longtemps à découvrir l’endroit où j’habite.
Il possédait deux résidences ; avec un peu de chance, les démons policiers inspecteraient d’abord son appartement londonien.
— On devrait avoir le temps de nous rafraîchir et de décider quoi faire ensuite.
Par exemple, la livrer à l’un de ses frangins. Sin ne semblait pas l’avoir entendu. Elle regardait dans le vague et se frottait le sternum d’un air absent.
— Hé, ça va ?
Elle cligna des yeux.
— Bien sûr !
Exact. Aucune faiblesse. Mais il ne mordait pas à l’hameçon. Ses propres sbires essayaient de la tuer, de lui piquer son boulot, et à moins d’avoir des glaçons dans les veines, cela devait la tracasser.
Et il savait très bien qu’elle avait le sang chaud.
— Tu as mal au thorax ?
— Un peu. La douleur sourde d’avoir perdu deux assassins à qui j’étais liée.
Il grimaça, incapable d’imaginer comment on pouvait éprouver dans sa chair la mort d’autrui. Il s’engagea sur la route, et Sin tira un portable de sa poche et composa un numéro.
— Tu appelles qui ?
— Un de mes gars. (Elle s’interrompit et parla dans le combiné.) Lycus ! Quoi de neuf ?
Conall sollicita son ouïe exceptionnelle de dhampire pour écouter leur conversation.
— Tu es vulnérable. Tu es une cible, Sin.
La voix de son interlocuteur parvint à Conall aussi distinctement que s’il se trouvait sur le siège passager avec Sin.
Alors ça, jamais ! Conall le collerait à l’arrière de l’ambulance. Attaché au brancard.
— Sans déconner ! (Elle baissa la voix et tourna le dos à Conall, comme si elle ne voulait pas qu’il l’entende.) Où es-tu ?
— À l’antre. Je t’attends.
OK, attaché au brancard et mort. Conall grinça des dents, agacé par sa propre réaction. Il n’y avait aucune raison d’être jaloux, même si ce Lycus avait l’air d’un sordide crétin.
— Qui veut ma peau ?
Il y eut une pause, puis un ronronnement rauque satura les ondes.
— Rentre vite, Sin. Jure de t’unir à moi, et je veillerai à ce qu’ils arrêtent.
Fils de… Traversé par un violent soubresaut, Conall réprima un juron et faillit déraper. Son embardée fut sanctionnée par des coups de klaxon, et il regagna la voie de droite sans prêter attention au regard noir de Sin. Elle pouvait bien faire ce qui lui plaisait, s’unir à qui elle voulait, et gérer son affaire comme elle l’entendait. Mais ce salaud de Lycus la faisait chanter, et ça le mettait en rogne. L’imaginer nue, allongée sous un mâle musclé, ne lui faisait ni chaud ni froid. Parfaitement.
Sin devint rouge de colère, et Conall attendit qu’elle envoie l’enfoiré sur les roses avec le langage fleuri qu’elle maîtrisait si bien. Il manqua de défaillir lorsqu’elle lui rétorqua avec lassitude :
— J’ai dit non.
Conall percevait presque le sourire de l’exécrable individu à l’autre bout du fil.
— Tu faiblis, succube. Ne tarde pas trop pour tirer ton coup.
Le plus lentement du monde, Sin enfonça le bouton « fin », les yeux rivés sur l’écran de son téléphone.
— Connard, marmonna-t-elle.
Remarquant qu’il étreignait le volant assez fort pour le tordre, Conall s’efforça de se détendre.
— Combien d’assassins pourraient être après toi ?
Elle serra les poings et posa sur lui un regard pénétrant.
— Tous. Ils m’ont tous trahie.
Luc guettait le danger potentiel par les deux minuscules fenêtres de sa hutte, lorsque la voix fragile de Karlene lui parvint depuis le sous-sol.
Il descendit les marches et la trouva sur son lit de fortune, comme il l’avait laissée. Elle avait roulé sur son flanc sain et observait les chaînes accrochées au mur.
— Où… où suis-je ? s’enquit-elle d’une voix éraillée, son accent texan voilé par la douleur.
Il s’accroupit à son côté.
— Dans ma chambre lunaire.
Même s’il ne s’en servait plus. Il se fichait désormais de savoir ce qu’il faisait lors des nuits de pleine lune. Il refusait de s’enchaîner, préférant courir en liberté. Un jour, les Aegis finiraient par le tuer, à moins que ce ne soit un chasseur, ou, plus vraisemblablement, Wraith. Le démon avait juré d’achever Luc lorsque toute humanité l’aurait quitté, et en vérité, cela était arrivé à la mort d’Ula.
— De quoi te souviens-tu ?
Karlene remua et grimaça quand elle essaya de bouger le bras.
— D’avoir été pourchassée par les Aegis.
— À l’évidence, ils ont découvert la vérité à ton sujet.
Les flammes éclairèrent le visage de la jeune femme, le clair-obscur rendant son expression difficile à déchiffrer, mais sa voix contenait une pointe d’amusement.
— Ton chantage tombe à l’eau, du coup.
Il faillit sourire. Ils s’étaient retranchés dans un bastion aegi à Alexandrie en attendant que la bataille finale éclate. Dans ce conflit apocalyptique, Luc, les frères seminus, et une flopée de démons s’étaient ralliés au clan du Bien, horripilant par sa droiture et son équité. En réalité, ils avaient commencé à travailler avec l’Aegis sur les bases d’une trêve fragile, chargée de tension et de méfiance.
Karlene s’était trouvée là en tant que Gardienne, icône même de la donneuse de leçons, et soudain, elle avait reniflé le loup en Luc.
Et Luc l’avait flairé en elle.
Attisée par la guerre imminente, sa libido s’était emballée. Et comme ce n’était pas un enfant de chœur, il lui avait proposé un marché : dix minutes à poil et il garderait son secret.
Elle avait râlé et grogné, mais après la victoire du Bien à Jérusalem, elle lui avait offert une demi-heure. Luc se sentit durcir en se remémorant comment il l’avait sautée trois fois de suite au cours de ces trente minutes. Debout, contre un mur de l’immeuble. Par terre, en missionnaire. Sur les genoux, elle à quatre pattes, lui derrière. Tous leurs ébats avaient été violents et passionnés, à la manière des wargs, surtout à l’issue d’une bataille aussi terrible. Il en était sorti meurtri et écorché. Et repu comme il ne l’avait pas été depuis longtemps.
— Je devrais pouvoir trouver autre chose, rétorqua-t-il tout en posant la paume sur son front pour prendre sa température. Tu es brûlante. (Il glissa les doigts sur sa gorge.) Et ton pouls est trop rapide. Je vais te chercher de la glace et des médicaments.
De sa main valide, elle l’agrippa par le poignet avec une force étonnante.
— Pas de médocs.
— Il faut faire baisser la fièvre.
Elle s’humecta les lèvres, ferma les yeux, mais ne le lâcha pas.
— D’accord, mais rien qui nuise au bébé.
Il la dévisagea.
— Tu es enceinte ?
— Oui.
Elle avait dû avoir ses chaleurs quelques jours après leurs rapports. Dieu merci, il ne l’avait pas senti. Sinon, il aurait été forcé de rester et de combattre tout mâle qui aurait voulu la revendiquer. Le gagnant et Karlene se seraient accouplés pendant les trois jours et trois nuits de la pleine lune, sous forme humaine et animale, et si elle était tombée enceinte à cette période, leur lien aurait été permanent.
— Où est ton compagnon ?
— Mort.
Ses yeux étaient toujours fermés. Il aurait souhaité qu’elle les ouvre pour y déceler une quelconque émotion.
— Les Aegis l’ont tué ?
— Oui.
— Un warg de naissance ou créé ?
— Créé, répondit-elle tout bas.
Il sentit un frisson lui parcourir l’échine.
— Le petit pourrait naître humain.
Elle finit par rouvrir les yeux.
— J’en suis consciente.
— Tu comptes le tuer ?
Les lois des pricolici étaient sévères à l’égard des enfants humains : ils étaient censés être abattus dès la naissance. Cela dit, Luc avait eu vent de mères ayant abandonné leurs bébés devant des hôpitaux ou des casernes de pompiers afin qu’ils puissent être adoptés.
Elle hésita, et l’espace d’un instant, Luc pensa qu’elle allait répondre « oui ». Puis, son regard s’illumina, et la lueur métallique qu’il contenait en disait long sur le type de mère qu’elle serait. Féroce. Aimante.
— Je protégerai mon petit au péril de ma vie. C’est pourquoi je suis ici. Le virus…
— Quoi ?
— J’ai peur. Tu sais ce qu’il se passe. Tu as des informations de première main…
Il poussa un grognement empreint de sarcasmes.
— Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, je me terre au fin fond d’une contrée isolée. Mais je sais que l’épidémie ne touche que les wargs créés, alors tu ne crains rien.
Étonnamment, elle ne parut guère soulagée, mais, blessée et empoisonnée à l’argent, elle souffrait autant le martyre que si elle avait été atteinte de la FS. Il posa de nouveau la paume sur son front, même s’il savait que la fièvre ne serait pas retombée.
— C’est la raison de ta venue ? L’unique raison ?
Elle reporta son attention sur la cheminée et la contempla d’un air absent.
— Je n’avais plus nulle part où aller après que les Aegis avaient percé mon secret.
— Tu n’aurais pas dû venir ici.
Il fallait vraiment être abject pour dire ça, mais après tout, Luc était un connard. Depuis le jour où il avait été attaqué par un loup-garou, il ne s’était occupé que de sa petite personne, sans jamais se soucier d’autrui.
— Faut croire que c’était une erreur.
Sa voix était si faible que le crépitement du feu la couvrait presque.
— En effet.
Il se leva, jeta une autre bûche dans l’âtre, un peu plus fort que nécessaire, et des étincelles jaillirent aussitôt des flammes.
— La dernière chose dont j’ai besoin, c’est de veiller sur une femelle pleine avec des tueurs à ses trousses. Comment ont-ils appris ce que tu étais ?
Comme elle ne répondait pas, il fit volte-face. Les yeux de Karlene étaient fermés, sa respiration calme. Elle était de nouveau dans les vapes.
Et lui, il se trouvait dans un sacré pétrin.