CHAPITRE 8

Sin descendit l’échelle, la peau cuisante et irritée. En bas, l’obscurité l’accueillit, puis Conall referma la porte du coffre-fort ainsi que la trappe, laissant les ténèbres les envelopper. Elle l’entendit poser ses grands pieds sur les barreaux, puis il lui rentra dedans, et elle huma son odeur, étrange combinaison de fumée et de savon au pin mêlée à son arôme naturel. Il fallait vraiment qu’elle soit dérangée pour prêter attention à ce détail dans un moment pareil, d’autant qu’elle venait d’assouvir son impérieux désir charnel.

Il est vrai que le danger l’avait toujours excitée, et ils étaient dedans jusqu’au cou.

Elle perçut des bruits stridents puis la lumière d’une lampe de poche.

— C’est qu’il pense à tout, le petit dhampire ! Pratique, ton issue de secours.

Il désigna le tunnel à l’aide de la torche.

— On peut avoir besoin de s’évader à tout moment, mieux vaut anticiper.

— Et ça t’arrive souvent de prendre la fuite comme ça ?

Elle s’avança doucement, aussi agile et discrète qu’un ninja sur le sol terreux.

— Sans doute pas plus qu’à toi, rétorqua-t-il sur un ton sec.

— Sans doute.

D’une façon ou d’une autre, elle parvenait toujours à se tirer d’affaire, quitte à tricher, tromper, resquiller. Elle bifurqua bien avant que le cercle de lumière derrière elle ne la rattrape, et sa vision nocturne bien commode se chargea enfin du reste.

— Ça débouche où ?

— Tout près de la Porte des Tourments.

Sa voix, amplifiée par l’étroit passage, lui semblait toute proche même s’il se trouvait à un mètre de distance.

— Elle sera surveillée pour empêcher notre évasion.

— C’est sûr.

Il ne dit plus rien, et ils se hâtèrent de traverser la galerie dont l’issue avait été habilement camouflée à l’aide d’un gros rocher dissimulé par un fouillis de buissons et d’arbres. Le bruit d’un torrent couvrit celui de leur sortie tandis qu’ils rampaient à plat ventre vers l’extrémité du fourré. Ils gardèrent le silence un moment, sondant les alentours, à l’affût des ennemis. Sin localisa la Porte des Tourments au sud, tout près.

Quand Conall fut convaincu que personne ne les épiait, il se hissa hors des feuillages et désigna le cours d’eau qui serpentait à travers la forêt.

— La Porte des Tourments se trouve juste de l’autre côté.

Sin tira un couteau de sa botte.

— Tu en veux un ? chuchota-t-elle.

— Non, je suis plus doué avec mes mains, déclara-t-il, et Sin sentit son corps se réchauffer en guise d’approbation. Je te laisse la longue portée.

À la faveur des arbres et des épineux, ils longèrent la rivière. Lorsqu’ils arrivèrent près d’un rétrécissement où les rapides s’écrasaient avec une violence inouïe, l’entrée de la Porte des Tourments chatoya entre deux chênes massifs. Non loin de là, masqué en partie par les ombres et une haie feuillue, se campait un lion-garou blond, l’un des assassins de Sin.

— Bordel de merde.

Elle se dirigea vers lui, mais Conall lui agrippa le bras.

— Laisse-moi faire.

— Va au diable. Il est à moi.

Conall serra les dents, réprimant un grognement.

— C’est celui qui t’oblige à t’unir à lui ?

Il avait entendu ça ?

— Non, Marasco a déjà six femelles dans sa troupe. Il n’a pas besoin de moi. Surveille mes arrières.

Elle s’arracha à la prise de Conall et lança le couteau dans les airs. Elle savait viser comme personne… mais ses hommes étaient bien entraînés, et Marasco esquiva d’un bond la lame qui lui rasa l’oreille.

Tout sourires, le mâle trapu tournoya sur lui-même, son arme fétiche, une fléchette paralysante, dans la main droite, et un pistolet dans la gauche. Il le portait parce qu’il traînait avec des membres de gangs. En réalité, peu de créatures surnaturelles avaient recours aux armes à feu. Inutilisables dans Sheoul, les démons les considéraient comme de pures inventions humaines, et la plupart les méprisaient.

Par ailleurs, la majorité d’entre eux y étaient aussi sensibles qu’à une piqûre d’abeille.

Ce qui n’était pas le cas de Sin.

— Marasco, roucoula-t-elle en battant des cils. Tu veux me tuer après tout ce qu’on a partagé ?

Il gonfla ses larges narines, sans doute pour flairer le mâle qui l’accompagnait. Par chance, Conall se trouvait à l’abri du vent.

— N’y vois rien de personnel, chérie. Cela dit, c’est toujours dommage de perdre un succube. Ils sont si rares.

Sin rit et avança doucement vers la droite. Marasco glissa vers la gauche, et ils se mirent à décrire un cercle dans la clairière entre le cours d’eau et la Porte des Tourments.

— Je suis le plus rare de tous. Unique en mon genre. Ma mort serait déplorable.

Il reluqua la bague à son doigt.

— Je suis sûr que le jeu en vaut la chandelle.

— Pas pour moi. Vois-tu, j’aime la vie.

Elle maintint le contact visuel sans quitter des yeux les mains de Marasco. Futé, celui-ci veilla à les garder écartées et à les bouger sans cesse, rendant la tâche de Sin beaucoup plus difficile.

— Avec qui travailles-tu ? Je sais que tu n’es pas seul. Et tu n’es pas assez chevronné pour sentir ma présence.

— Quelle importance ? Tous tes assassins veulent ta mort.

Il se rua sur elle, et la pointe argentée d’une fléchette étincela dans la lumière qui filtrait à travers les feuillages. Sin tomba au sol et roula sur le dos. Tirant sa dague en os de gargantua du fourreau fixé à sa ceinture, elle bondit sur ses pieds. Un coup de feu lui vrilla les tympans alors qu’une balle lui effleurait l’épaule dans un sifflement. Elle contre-attaqua avec sa dague, débarrassant Marasco de son pistolet. Il grogna, et soudain un lion de cent quatre-vingts kilos fonça droit sur elle. Elle le bloqua à l’aide d’un bras, et de l’autre, elle lui planta le poignard dans le flanc avant de glisser sous la bête. Elle sentit sa colonne vertébrale craquer contre le rocher tandis que le fauve la clouait au sol avec ses deux énormes pattes.

Puis, il fut propulsé dans les airs. Conall se tenait à côté d’elle, les poings serrés, les crocs saillants. Il arborait un petit sourire satisfait, et si elle avait moins souffert, elle l’aurait trouvé torride.

Marasco s’écrasa contre un arbre, si fort qu’il en fendilla le tronc, mais il retomba sur ses pattes et chargea à nouveau. Sin lança la dague. L’arme avait goûté au sang de sa cible et la pourchasserait sans relâche sans jamais la manquer. Elle se planta en plein dans la poitrine de Marasco. Les yeux étincelants de surprise, ce dernier vacilla. Il resta debout et s’évertua à avancer, mais il avait perdu son élan, et, abasourdi, il échoua à garder sa forme animale.

Redevenu humain, il s’effondra au sol et roula sur le flanc. Le sang jaillissait de son torse et de sa bouche. Conall posa sa trousse de secours par terre et s’agenouilla à son côté. Sin jura. À l’évidence, Conall comptait jouer les ambulanciers…

Il remua le couteau dans la plaie. Marasco gémit entre ses dents, trop bien entraîné et préparé à encaisser tous types de tortures.

— Dis-moi pour qui tu bosses, ordonna Conall avec froideur, mais Sin savait que le lion ne cracherait pas le morceau, pour la même raison qu’il n’exprimait pas sa souffrance bien qu’il fût à l’agonie.

— Va… au… diable.

Les yeux dorés de Marasco s’embuèrent, et sa cage thoracique cessa de bouger. Aussitôt, une vive douleur vrilla la poitrine de Sin, qui sentit le lien avec son assassin se briser.

Sans ménagement, Conall extirpa la dague du corps du lion-garou.

— Il faut y aller.

— On doit retourner chez toi. (Elle lui prit le poignard et l’essuya sur le jean du métamorphe décédé.) Je veux découvrir avec qui il travaillait…

Elle bondit sur ses pieds lorsque des bruits de… sabots résonnèrent dans ses oreilles.

Conall jura.

— Vite !

Il la traîna par le bras jusqu’à la Porte des Tourments. Elle eut à peine le temps de retrouver son équilibre avant qu’il ne la jette dans la petite pièce en forme de capsule et y plonge à sa suite. Alors que l’écran brumeux se reformait derrière eux, une flèche transperça le voile, rasa la joue de Sin et se logea dans le mur, entre l’Australie et la Nouvelle-Zélande sur la carte terrestre.

— C’était qui, ça ? s’écria-t-elle lorsque Conall plaqua la paume sur la mappemonde étincelante.

Cette dernière se scinda en une dizaine de lignes phosphorescentes, gravées sur les quatre parois en obsidienne.

— L’un de tes hommes, non ?

Il sélectionna l’Europe, et le continent grossit, effaçant tous les autres. Il continua de pianoter jusqu’à localiser un endroit en Roumanie. Le portail scintilla avant de s’ouvrir, et Sin fit volte-face pour s’emparer de la flèche – souvent les armes fournissaient des indications sur l’identité de leurs propriétaires – mais celle-ci s’était volatilisée. Bordel de merde. Qui pouvait bien utiliser des flèches évanescentes ? Sin n’en avait jamais entendu parler.

— Mes assassins ne tirent pas à dos de cheval des flèches qui disparaissent.

Par conséquent, ce bon vieux roi Arthur appartenait à une autre guilde. Bon sang ! La possibilité que ses hommes fassent appel à des mercenaires lui avait effleuré l’esprit, mais en réalité… Elle détestait le reconnaître, mais les voir à ce point désireux de la tuer la blessait. Et à présent, elle était vraiment dans la merde.

Elle sortit de la Porte des Tourments pour pénétrer dans une journée lugubre, grise et froide. Il pouvait être l’après-midi, mais c’était difficile à dire avec la brume, et le soleil qui se cachait derrière d’épais nuages.

— Où est-ce qu’on va ?

— Dans un bastion warg. (Conall se tourna vers elle.) Vérifie la concentration du virus dans mon organisme.

Elle se hérissa.

— Un « s’il te plaît », ça t’écorcherait la bouche ?

Il la fusilla du regard.

— OK, souffla-t-elle en lui saisissant le poignet pour sonder son sang. Tu viens de te nourrir, les taux sont bas.

— Je préfère rester vigilant. Sauf cas de force majeure, interdiction de mordre, baiser ou saigner sur qui que ce soit, ajouta-t-il avec ironie.

— Ça t’arrive souvent de saigner exprès sur des gens ?

Il laissa tomber sa trousse de secours à côté de la Porte des Tourments.

— Tu es hilarante, tu sais ?

Il s’engagea sur un sentier herbeux et maintes fois rebattu, et elle lui emboîta le pas.

— Hé ! l’interpella-t-elle. Mon sens de l’humour est réputé dans toute la communauté des assassins. (Conall faillit trébucher.) Tu vois ? Ça, c’était marrant.

Ça l’aurait été encore plus s’il s’était vautré tête la première, mais elle savait se satisfaire de peu.

Il ne lui prêta pas attention et poursuivit son chemin. Ils ne marchèrent pas longtemps. Apparemment, ils se trouvaient au pied d’une chaîne de montagnes, au fond d’une vallée brumeuse. Le brouillard se dissipait par endroits, et Sin parvint à discerner une cité fortifiée. À ce qu’elle pouvait voir, seule une route assez mal entretenue menait au village. De toute évidence, à moins d’être perdu, personne n’atterrissait ici par hasard.

— Où sommes-nous ?

— Près de la Moldavie. La patrie ancestrale des wargs de naissance. (Conall arpenta le sol à grandes enjambées, et Sin le suivit tant bien que mal.) Ce village abrite la plus importante meute de pricolici au monde.

— Il est enchanté ?

— Bien entendu.

Comme beaucoup de créatures surnaturelles vivant parmi les hommes, les wargs avaient jeté sur leur ville un sort de camouflage similaire à celui des ambulances de l’UG. La plupart des humains passaient devant sans le remarquer, ou s’en éloignaient de leur plein gré, frappés par une tristesse soudaine. Les rares qui y pénétraient ne devaient pas y faire long feu.

— Il n’y a que des pricolici ici ?

— En partie. Les varcolac vont et viennent, mais ils ne peuvent habiter une cité pricolici que s’ils sont unis à un membre de la meute.

Sin et Conall s’approchèrent de l’entrée principale, une arcade creusée dans un mur, et le succube ne fut guère surpris d’apercevoir un grand mâle aux épaules larges y monter la garde dans une posture décontractée, presque léthargique, démentie néanmoins par ses yeux perçants, à l’affût. Ce devait être une sentinelle, un membre de la meute dont la fonction était d’alerter les autres en cas d’intrusion. Même s’il n’interpellait pas Sin et Conall, elle savait qu’il informerait le village de leur arrivée dès qu’ils auraient quitté son champ de vision. S’il ne l’avait pas déjà fait.

À quelques mètres du portail, Conall marqua une pause.

— As-tu déjà mis les pieds dans un village pricolici ?

— Non. Pourquoi ?

Il jeta un coup d’œil à ce qui s’apparentait à l’artère principale, quasiment déserte. Pourtant, Sin perçut l’agitation alentour. Elle ne croyait pas un seul instant que les rues n’étaient pas surveillées.

— Possèdes-tu les mêmes contraintes que les seminus mâles ? Si tu ressens l’excitation de quelqu’un, es-tu obligée de le satisfaire ?

— Non, Dieu merci !

En voilà une révélation intéressante sur ses frères pur sang ! Avant de s’unir à leurs compagnes, ils avaient été esclaves de leur libido à un point qui dépassait l’entendement. En comparaison, les problèmes de Sin semblaient dérisoires. Comme elle, ils avaient besoin de sexe pour survivre, mais ils étaient également forcés de combler une femelle dès qu’ils flairaient son désir. Par conséquent, ils pouvaient se retrouver piégés pendant des jours dans des lieux publics tels que les bars.

— Tant mieux. Ne t’éloigne pas et ne regarde personne dans les yeux à moins que je ne vous présente. Personne, pigé ?

— Je peux me débrouiller seule.

— Je n’en doute pas, mais ça m’étonnerait que tu puisses combattre une meute de mâles en rut, ou des femelles qui te verront comme une menace. Et comme ils pourront renifler le démon en toi, tu seras une cible légitime.

— J’ai dit…

— Ouais, ouais, mais j’ai vu des wargs s’entre-tuer à mains nues. Tu énerves la meute, on y passe tous les deux.

 

Conall avait vu juste.

L’odeur de sexe emplit les poumons de Sin tel un aphrodisiaque, lui réchauffant les entrailles, tandis qu’elle savourait sur sa peau le doux picotement de l’air qui en était saturé. Elle se sentait ivre, détendue, bercée par des chimères. La brume qui tournoyait autour de leurs pieds alors qu’ils marchaient vers le centre de la cité d’architecture médiévale ne faisait qu’ajouter au canevas onirique du monde dans lequel ils venaient de pénétrer.

— Conall ? (Elle se frotta à lui, de manière intentionnelle, et gémit au contact de ce corps musclé contre le sien.) Je devrais peut-être t’attendre à l’extérieur.

Elle avait déjà été dans des bordels, des harems et avait participé à des orgies, mais n’avait jamais rien éprouvé d’aussi brut et intense. À croire que le village entier débordait de pulsions et de faims primales impossibles à satisfaire.

Conall avait dû le sentir, lui aussi, comme en témoignait l’énorme bosse à l’avant de son jean.

— Non, tu serais vulnérable, marmonna-t-il. On fera vite.

Il lui prit la main et la guida le long des rues principales arpentées par les villageois. À travers les vitrines des échoppes, ils discernaient les clients dans les bars, les magasins et les restaurants. Sin remarqua soudain que seules deux voitures étaient passées à côté d’eux. Plus étrange encore, elle apercevait de temps à autre des couples qui copulaient dans des ruelles. Certains étaient habillés, d’autres nus, d’autres encore débraillés. Puis…

— C’est un village homo ?

— Non.

— Alors pourquoi voit-on surtout des mâles avec des mâles ?

— Les pricolici sont des chauds lapins, rétorqua-t-il d’un ton bourru en la traînant à l’écart d’un couple qui s’escrimait à démontrer son propos. Surtout pendant l’adolescence, qui s’étend chez eux jusqu’à la cinquantaine. Tu sais bien que les chiens sautent sur tout ce qui bouge.

À cet instant précis, elle partageait ce trait de caractère avec eux… Elle déglutit.

— Ouais…

— C’est à peu près pareil pour les jeunes wargs célibataires. À cet âge, les femelles sont moins victimes de leurs hormones, alors les mâles se battent et copulent pour éliminer l’excès de testostérone. En général, les deux en même temps.

— Ce qui explique pourquoi la plupart sont en sang.

— Le gagnant se tape le perdant.

Avec une fascination morbide, elle en regarda deux s’affronter jusqu’à ce que le plus fort plaque son adversaire à terre avant de le monter. Ce dernier cessa immédiatement de se débattre, et la soudaine expression de plaisir sur sa gueule, ainsi que sa verge en érection, suffit à convaincre Sin que la scène n’avait rien d’un viol.

— Est-ce qu’il y a des règles ?

Il l’attira vers lui pour la forcer à avancer.

— Interdiction de baiser, de combattre ou de marcher nu sur les artères principales ou dans les lieux publics susceptibles d’être fréquentés par des humains si d’aventure ils parvenaient à se frayer un chemin jusqu’au village.

L’humaine en elle appréciait la nécessité de respecter les règles, mais le succube voulait s’envoyer en l’air en plein milieu de la place centrale, dans le seul but de semer la zizanie et renverser l’ordre établi. Elle frémit à cette pensée, sentit une coulée brûlante entre ses cuisses et se dirigea vers la fontaine. Comme s’il avait deviné ses projets, Conall poussa un grognement rauque et sensuel, lui pressa la main, et l’entraîna au loin.

Ils s’engouffrèrent dans une ruelle et tombèrent sur trois mâles occupés à se battre. Fascinée et curieuse de l’issue des hostilités, Sin s’arrêta et planta les talons au sol, mais Conall la força à le suivre. Elle n’eut guère l’occasion de voir comment ils allaient trancher la question du combat et du sexe, car il l’agrippa par la taille pour l’arracher à ce spectacle. Elle se serait volontiers débattue, mais… elle était si bien dans les bras de Conall.

Elle frissonna, mue par un désir à peine contenu, lorsqu’il la reposa quelques mètres plus loin, même si l’espace d’une seconde, il avait hésité, enfonçant les doigts dans les hanches de Sin, et haletant au rythme de sa respiration saccadée.

— Pourquoi tout ça t’affecte-t-il autant ? (Elle lui saisit les poignets et les serra avec fermeté, priant pour qu’il se rapproche.) Tu es… vieux.

Il partit d’un rire sonore qui la parcourut comme une onde plaisante.

— Pas tant que ça selon les critères dhampires.

Il se ressaisit et l’observa, puis prit une profonde inspiration avant de s’éloigner.

— D’ordinaire, ça ne me fait ni chaud ni froid, ajouta-t-il. C’est ta faute. Tu émets des vibrations sexuelles du tonnerre.

— Pas assez, il faut croire, marmonna-t-elle.

Il ne l’entendit pas, ou ne lui prêta pas attention, mais il lui reprit la main pour la conduire le long de rues pavées jusqu’à ce qu’ils atteignent les faubourgs et sans doute la route la plus étroite du village, qui longeait le mur d’enceinte.

De nouveau, elle ralentit le pas, alarmée par un bruit étrange et distant.

— Qu’est-ce que c’est ? On dirait un combat de chiens. Un gros.

Conall acquiesça, mais poursuivit son chemin.

— Quand l’agressivité assaille un groupe de wargs, ils se transforment, peu importe l’heure ou le jour, afin de pouvoir s’affronter sous leur forme animale.

Elle poussa un long sifflement.

— Vous autres, hommes-loups, avez érigé le conflit en art. Ça doit être tordant de vivre à vos côtés.

Sans comprendre pourquoi, il se crispa.

— Nous autres, hommes-loups, savons faire preuve de douceur envers notre famille et nos amis.

Exact. Comme elle avait pu le voir, Runa en était un parfait exemple.

Au bout de la rue se trouvait une impasse avec quatre petites maisons couvertes de chaume, séparées les unes des autres par plusieurs mètres de terrain et d’épais bosquets. Alors qu’ils approchaient, un mâle musclé vêtu d’un simple jean sortit de l’une des chaumières, le regard braqué sur Conall. Sin flaira aussitôt l’hostilité qui planait dans l’air, émanant en partie du dhampire.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle tout bas.

Conall ne répondit pas tout de suite, et tandis qu’ils avançaient, l’individu aux cheveux noirs baissa la tête non sans une réticence flagrante.

— C’est un mâle dominant, finit par expliquer Conall. Mais je suis plus âgé, plus puissant, et encore plus dominant. Nous avons tranché cette question il y a quelques années.

Donc… Conall lui avait fait mordre la poussière. Ç’avait dû être intéressant.

— Tu lui as fait l’amour avec ardeur et passion après l’avoir terrassé ?

Elle ne le taquinait qu’à moitié. Des images de combat et de sexe tourbillonnaient dans son esprit, et ses instincts primordiaux reprirent le dessus. Seigneur, ses os allaient finir par fondre si elle ne coinçait pas Conall entre ses cuisses. Et vite.

Ce dernier retroussa ses lèvres ourlées et sensuelles en un sourire coquin.

— J’ai décliné.

Le mâle garda sa posture soumise jusqu’à ce que Conall s’arrête devant lui.

— Dante. C’est bon de te revoir.

Dante le salua d’un bref hochement de tête.

— Sable est à l’intérieur.

Il reporta son attention sur Sin, une expression farouche sur le visage.

— Qui est la femelle ? Elle n’est pas warg.

— Une collègue.

Dante poussa un grognement silencieux. À l’évidence, il ne voulait pas que Sin approche sa famille de près ou de loin, mais Conall ne lui offrit guère l’occasion de protester. Sans lui lâcher la main, il entra. L’odeur de gibier rôti fit saliver Sin, et une fois la porte close, son excitation retomba de manière si brusque qu’elle chancela. Conall la rattrapa, et la maintint avec fermeté jusqu’à ce qu’elle retrouve son équilibre.

— Ça va ?

Elle acquiesça, ravie de ce répit temporaire.

Des rires d’enfants leur parvinrent de l’intérieur de la maison, puis une grande femelle aux cheveux roux, vêtue d’un pantalon vert et d’un sweat-shirt, les rejoignit, et arbora un large sourire à la vue de Conall.

— Père !

Elle courut vers lui et s’agenouilla à ses pieds. Il la souleva et l’étreignit avec amour.

— Père ? répéta Sin, et Conall haussa les épaules.

— En fait, je suis l’arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père de Sable, mais on ne va pas chipoter.

— Qu’est-ce qui t’amène ?

Sable adressa un sourire chaleureux à Sin avant d’embrasser à nouveau Conall, frottant le nez et les lèvres contre son cou, un peu comme les chiots saluaient leurs aînés. Devant cette démonstration d’affection, la gorge de Sin se serra sans qu’elle ne pût se l’expliquer.

— Vous resterez dîner ?

— Je passe en coup de vent. Je n’ai même pas le temps de m’asseoir.

Sable se rembrunit et recula d’un pas.

— Que se passe-t-il ?

— Tu as entendu parler de la FS ?

— Bien sûr. (Elle agita la main avec dédain.) Des gardes sont postés à l’entrée du village pour refouler les wargs étrangers susceptibles d’être infectés.

— Tu dois emmener ta famille ailleurs. Dans un lieu isolé.

— Mais pourquoi, si…

Conall agrippa Sable par les épaules et la força à le regarder dans les yeux. L’heure était grave.

— Parce que bientôt tout le monde apprendra que seuls les varcolac courent un risque, et vous n’aurez plus besoin de filtrer les allées et venues.

L’espace d’un instant, elle le dévisagea avec confusion, imitée en cela par Sin, puis son visage déjà pâle blêmit, faisant ressortir ses taches de rousseur.

— Par les Dieux !

— La guerre civile est imminente. Ce n’est plus qu’une question de temps, ajouta-t-il, l’air sinistre. Mets ta famille en lieu sûr.

Elle hocha fébrilement la tête en signe d’assentiment.

— Une minute.

Elle sortit comme une flèche, laissant Sin et Conall seuls devant l’entrée.

— Tu m’expliques ? demanda Sin sans quitter des yeux la femelle bouleversée. Pourquoi les nouvelles sur les wargs créés seraient-elles mauvaises ? Ta fille n’est-elle pas… une dhampire ?

— Loin de là.

L’un des enfants poussa un cri strident, et Conall sourit avec tendresse.

— À l’époque, reprit-il, quand nous étions encore nombreux, les femelles dhampires s’accouplaient souvent avec des wargs. C’est ce qu’a fait mon unique fille huit siècles plus tôt. Sa progéniture en a fait de même, éteignant peu à peu notre race. Sable est une pricolici comme son compagnon.

— Je suis encore plus perdue.

— Mais l’un de ses petits est un varcolac.

Oh, merde.

— Comment est-ce arrivé ? (Elle attendit en vain une réponse.) Conall ?

— Ce n’est pas important, déclara-t-il d’une voix monocorde, et son déni flagrant suffit à agacer Sin.

— Dans ce cas, tu devrais pouvoir m’en parler sans problème, non ? rétorqua-t-elle en croisant les bras. Et puis, ce n’est pas comme si on avait mieux à faire.

— C’est un secret très dangereux, Sin. Ça pourrait détruire ma famille.

Sa colère céda soudain la place à la souffrance avant de revenir au galop, parce que, bon sang, il ne devrait pas l’ébranler à ce point !

— Ah. Tu me penses capable d’utiliser cette information pour leur nuire. Sympa. Ça a dû te coûter de fourrer ta bite dans quelqu’un d’aussi ignoble.

Un flot de paroles cinglantes se déversa de la bouche de Conall. Bien. Aucune raison qu’elle soit la seule à s’énerver. Lorsqu’il eut fini de jurer, il braqua le regard sur Sin, son expression sévère voilée par un avertissement manifeste.

— Quand une pricolici accouche d’un bébé humain, celui-ci est en général abattu avant d’avoir poussé son premier cri. Mais Sable n’a pas pu. Elle a mordu le nouveau-né et lui a fait tatouer la marque des wargs de naissance.

— J’en déduis donc qu’elle risque gros si le petit est découvert.

— La loi exige que la mère et l’enfant soient exécutés.

Sin grimaça, même si elle n’était guère surprise. Après une centaine d’années passées à côtoyer les démons, il en fallait beaucoup pour l’étonner. Mais elle comprenait à présent la réticence de Conall à révéler le secret.

— Si les deux parents sont des wargs de naissance, comment l’enfant peut-il naître humain ?

Conall hésita, le visage impassible, les yeux impénétrables. Enfin, il soupira et expliqua sur un ton bourru :

— Sable a eu ses chaleurs pendant son congé sabbatique. Elle s’est accouplée avec un varcolac, mais ils ont été interrompus par les Aegis. Son partenaire a été tué. Quelques heures plus tard, Dante l’a trouvée, l’a prise jusqu’à la fin de ses chaleurs, et après ils étaient unis à vie. Elle est venue me voir avant d’accoucher et m’a avoué que les petits pouvaient être ceux du mâle décédé. Elle a donné naissance à de faux jumeaux, l’un warg, l’autre humain. Elle a mordu ce dernier et l’a fait tatouer avant de regagner la meute. Personne ne connaît la vérité, pas même Dante.

Seigneur ! C’était un sacré secret.

— Il faut donc emmener le gamin là où il ne pourra pas attraper la maladie une fois que le village ne sera plus surveillé et que les wargs créés seront libres d’aller et venir à leur guise.

— Exactement.

Sin considéra la question avant de s’écrier :

— Et ta fille ? Ta véritable fille ?

Un sourire triste se dessina sur ses lèvres.

— Elle est morte en couches. Je ne la connaissais pas bien, j’avais quitté le clan quand elle est née, mais je l’ai sentie partir.

Sin n’eut guère l’occasion de lui adresser ses condoléances maladroites, car la porte s’ouvrit à la volée, et Dante pénétra dans la pièce en tenant Sable par la nuque. Ses iris verts étaient cernés de rouge, son visage strié de larmes.

— Est-ce que ma compagne dit vrai ? Roman est-il né… humain ?

À en juger par son intonation, il aurait tout aussi bien pu le qualifier d’« infâme vermine ».

Conall jeta un coup d’œil à Sable, qui acquiesça.

— Oui, répondit-il, son expression aussi glaciale que sa voix. Et si tu t’avises de faire du mal à Sable ou au petit, je te suspendrai par les entrailles et te torturerai pendant un mois avant de te tuer.

Tremblant d’une émotion si vive que Sin put la sentir comme une fumée âcre, le warg relâcha Sable et ferma les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, des larmes cristallines brillaient entre ses cils.

— J’aurais abattu l’enfant si je l’avais su à l’époque, déclara-t-il, et le cri déchirant de Sable l’amena à reculer et arracha un sifflement féroce à Conall. Mais je ne suis plus le même. Ce petit est le mien, et je le défendrai au péril de ma vie.

Secouée de sanglots, Sable se jeta dans les bras de Dante, qui la serra contre lui, mêlant ses pleurs à ceux de sa compagne.

Un respect mesuré détendit les maxillaires de Conall.

— Tu emmèneras Roman en lieu sûr ?

— Nous partirons dans l’heure.

Sin resta en retrait tandis que la famille prenait des dispositions et se disait adieu. Même s’ils devaient quitter la paisible maison, Sin était plus que contente de déguerpir. Elle éprouvait moins de difficulté à gérer la concupiscence que les émotions fortes.

— En route. (Conall referma la porte derrière eux.) Je veux m’éclipser avant que…

— Trop tard, pantela-t-elle.

Un désir brûlant, encore plus intense qu’auparavant, la submergea tout entière. Sa tête se mit à tourner tandis que son sexe la tenaillait.

— Merde.

Il l’attrapa par la main et la força à courir, préférant emprunter les artères principales.

Pour rajouter à la folie de la situation, plus ils accéléraient, plus l’excitation de Sin augmentait. Chaque pas semblait l’enflammer davantage, et lorsqu’ils eurent atteint la place centrale, elle déboutonna son chemisier, fin prête pour les caresses de Conall. Incapable d’attendre une seconde de plus, elle l’obligea à s’arrêter. Une puissante odeur de luxure mêlée de danger émanait de lui et enveloppait Sin. Elle vacilla et tendit les bras vers lui pour s’empêcher de tomber.

— Sin… non. Ne me touche pas ! (Son expression était sauvage, ses yeux étincelaient de convoitise charnelle.) Je risque de… perdre mon sang-froid. Je pourrais te prendre sur-le-champ.

Hors d’haleine, en proie à d’intenses fourmillements, elle posa les paumes sur le torse de Conall et remonta de ses pectoraux jusqu’à ses épaules robustes.

— Je n’y vois pas d’inconvénients…

Il laissa échapper un grognement guttural, puis, rapide comme l’éclair, il lui attrapa les poignets et les plaqua contre Sin pour la maintenir à distance.

— Je refuse de t’avilir.

Elle éclata d’un rire rauque.

— M’avilir ? Tu es sérieux ? Après tout ce que j’ai fait, je ne tomberai pas plus bas.

Elle perçut la surprise dans ses yeux et comprit qu’elle lui en avait trop dit. Elle n’en avait jamais raconté autant. À personne. Elle lui caressa le mollet du pied, pour se distraire et parce qu’elle se trouvait à deux doigts de lui sauter dessus.

— Par l’Enfer, tu m’as culbutée dans un placard à balais sur un pari ! En quoi est-ce différent ?

Il se rembrunit, comme si ce souvenir lui faisait honte, ce qui devait être le cas. À l’époque, il avait sous-entendu qu’il avait revu ses critères à la baisse afin de la satisfaire. Il recula d’un pas.

— Tu es aigrie, petite démone. Ton passé doit vraiment te peser.

— Va te faire foutre, répliqua-t-elle, mais l’injure sonna comme une invitation même à ses propres oreilles. Tu ignores tout de moi.

Les dents serrées, il la repoussa.

— Je sais que je ne te prendrai jamais en public, même dans un lieu où c’est normal et autorisé.

Elle leva le menton.

— Et si c’était normal pour moi ?

— Je n’en doute pas un seul instant, lui rétorqua-t-il d’une voix monocorde, dénuée du jugement qui aurait dû accompagner son propos. Mais souhaites-tu vraiment qu’il en soit ainsi ?

À ce moment précis, elle le maudit de tout son être. Pour être capable de sonder son âme et de lire en elle comme dans un livre ouvert. Le regard embué, elle fit volte-face et se dirigea vers l’entrée du village.

— Sin !

Elle ne lui prêta pas attention.

— Sin !

Cette fois, son intonation tranchante fit son effet, et, agacée, elle s’arrêta. Tout autour d’elle, de jeunes mâles l’observaient, les yeux brillants de désir. D’où sortaient-ils ? Et pourquoi la reluquaient-ils ainsi alors qu’ils pouvaient copuler entre eux ?

— Conall, s’enquit-elle tout bas. Que se passe-t-il ?

— Ils ont flairé ton excitation, murmura-t-il. Et ta colère. Ils comptent te prendre.